Retour sur une conversation avec Pierre Dockès et Asma Mhalla aux Rendez-vous de l’histoire de Blois.
Les évolutions toujours plus rapides du numérique nous poussent à nous adapter continuellement et interrogent les fondements mêmes de nos sociétés. Il est autant générateur de peurs devant l’inconnu que d’espoir dans la résolution des nombreux enjeux climatique, démocratique ou sanitaire. Que faut-il en penser ?
Faut-il avoir peur du numérique ? La question agite nombre de nos contemporains. Mais peur de quoi, concrètement ? C’est dans ce « concrètement » que réside probablement une partie de la réponse. Car les craintes provoquées par le numérique sont souvent liées à son aspect « immatériel », « virtuel », « artificiel ». Des mots qui, selon Asma Mhalla, font penser que ces technologies échappent à toute prise avec le réel. Or, il n’en est rien.
Le « numérique », supersystème aussi puissant soit-il, n’en demeure pas moins un outil, basé sur des éléments bien concrets. L’usage du mot « numérique » est d’ailleurs source de confusion, la chercheuse soulignant qu’il ne désigne que la dernière couche du cyber (interfaces et production de données), les deux précédentes étant bien tangibles : les connectivités (câbles sous-marins) et les systèmes (serveurs).
Pour Pierre Dockès, comprendre les enjeux du numérique implique d’abandonner les sens courants attribués au réel et au virtuel. En effet, ce dernier peut être considéré comme une forme de réel tant notre monde tangible est aujourd’hui construit sur ces technologies, qui ont souvent des implications très concrètes, notamment monétaires
Le numérique va-t-il bouleverser nos sociétés ?
Si cet « outil numérique », n’est pas effrayant en soi, c’est donc son utilisation qui peut, à juste titre, susciter les craintes. Car comme le rappelle Pierre Dockès, le progrès technique n’est pas déterministe. Ses conséquences dépendent de la volonté et des caractéristiques de la société dans laquelle il apparaît. Le sujet de l’emploi en est, selon l’économiste, un excellent exemple, en témoigne les craintes provoquées par la démocratisation des IA génératives (la plus fameuse étant Chat-GPT) sur l’avenir de dizaines de métiers.
Si ces craintes sont fondées (des emplois sont déjà en train de disparaître), elles n’ont rien d’automatique. En prenant un peu de recul historique, on s’aperçoit que le bilan sur l’emploi du progrès technologique est très largement positif, celui-ci n’ayant pas créé une société de chômage de masse comme on le craignait dès le XIXe siècle. Pourquoi ? La réponse tient, selon l’économiste, aux choix de société qui ont été faits. Alors que les gains de productivité auraient pu conduire à des pertes massives d’emplois – ou à une réduction forte du temps de travail, les sociétés ont fait le choix collectif de les réinvestir dans les emplois et dans l’innovation. L’ampleur de ces destructions d’emploi mérite également, selon Asma Mhalla, d’être relativisée, un récent rapport de l’Organisation internationale du travaille évaluant l’impact des IA génératives sur l’emploi à environ 5%.
Monopoles et puissance
Avec les développements technologiques, le cyber espace est devenu une extension du réel. Il est logiquement devenu un lieu de confrontation et de rapports de force entre les grandes puissances, aussi bien dans le champ des intelligences artificielles (armes autonomes, robots ou soldats augmentés déjà à l’œuvre en Ukraine), où se jouera la puissance demain qu’en amont, dans ce qui vient les nourrir, comme les terres rares ou les semi-conducteurs. Dans ce nouvel équilibre des puissances, Asma Mhalla regrette que l’Europe se trouve dans une position inconfortable, prise au piège d’interdépendances fortes construites avec les Etats-Unis et la Chine.
Ce sujet de la puissance pose aussi inévitablement la question du quasi-monopole acquis par les big tech. Au-delà de ses conséquences économiques (ces entreprises mettant leurs technologies à leur service pour renforcer leur position dominante), ses conséquences politiques doivent amener à une vraie prise de conscience des citoyens. Sommes-nous prêts à accepter un « capitalisme de surveillance », comme le souligne Pierre Dockès, où les individus sont notés au quotidien et où la reconnaissance faciale est généralisée comme il se développe en Chine ? Acceptons-nous que les big tech jouent un rôle dans les élections, comme on le soupçonne aux Etats-Unis ? Asma Mhalla, qui voit en eux « des géants mal gouvernés avec des prérogatives d’Etat », rappelle que ceux-ci ne disposent d’aucune source de légitimité autre que les conditions générales d’utilisation signées par leurs utilisateurs, ce qui appelle des changements majeurs dans leur gouvernance.
Parce qu’elles ont acquis un pouvoir formidable, les big tech peuvent également être utilisées par les Etats comme des instruments de puissance, dissuadant ces derniers de mettre en place les politiques anti-trust qui devraient s’imposer (ce qui est notamment le cas aux Etats-Unis et en Chine). Une relation d’interdépendance « dangereuse à tout point de vue » selon Pierre Dockès. Pour poser des limites à ces acteurs qui semblent ne pas en avoir, Asma Mhalla identifie trois leviers : utiliser la réglementation pour corriger leurs effets négatifs, investir dans la tech pour ne pas être dépassés et débattre pour se mettre d’accord sur le type de progrès qu’on souhaite pour la société.
Alors, faut-il s’inquiéter ou placer ses espoirs dans les évolutions technologiques ? Comprendre ces outils, poser les bons diagnostics, ouvrir un vrai débat de société pour faire des choix politiques éclairés : voici quelques pistes pour tirer le meilleur de la technologie.