En 40 ans, la France a, collectivement, sacrifié son industrie. Dévalorisé par rapport aux services, le secteur industriel français a régressé au fil des décennies, passant de 26 % des emplois en 1980 (5,3 millions de travailleurs) à seulement 13,3 % (3,2 millions) aujourd’hui. La conséquence est bien connue : un décrochage de la France, qui avait pourtant à son actif des réussites industrielles de premier plan, vis-à-vis de ses voisins européens, à commencer par l’Allemagne.
Cependant, une lueur d’optimisme commence à poindre. La France semble enfin prendre conscience de l’importance de produire localement et proprement. La preuve : elle a créé plus de 100 000 emplois industriels au cours des dernières années. Pour réaliser un véritable rebond industriel, il est essentiel de s’appuyer sur la transition écologique et énergétique et de surmonter les obstacles persistants.
Parmi ces obstacles, citons des délais administratifs trop longs, une image qui peine encore à attirer les jeunes générations, un investissement insuffisant dans la recherche et développement et une formation insuffisante des jeunes aux métiers industriels.
Introduction
« Nous avons, chacun de nous, notre responsabilité dans cette affaire », concluait le haut fonctionnaire Louis Gallois dans l’ouvrage de Nicolas Dufourcq sur la désindustrialisation de la France. En quarante ans, le secteur industriel, qui employait 5,3 millions de Français en 1980 (26 % des emplois du pays), ne représente aujourd’hui plus que 13,3 % de l’emploi pour 3,2 millions de travailleurs. C’est le triste résultat de notre manque d’attachement collectif à l’égard de notre industrie depuis la fin du dernier siècle. Le courant Fabless, longtemps influent, pensait que l’Hexagone pouvait se passer de ses usines et de ses métiers, jugés dégradants et peu valorisés car physiques et manuels, et rêvait d’une société intégralement tournée vers les activités de services et de loisir, intellectuelles et épanouissantes. Cet abandon d’une ambition industrielle, après les réussites éclatantes de l’après-guerre (nucléaire, lignes à grande vitesse, Concorde), explique pourquoi la France est aujourd’hui considérée comme un pays désindustrialisé. Un décrochage particulièrement marqué, lorsque l’on compare la France à ses voisins européens, à commencer par l’Allemagne. Aveuglés par ce concept d’un pays qui n’aurait pas besoin d’usines, nous redécouvrons que l’écosystème industriel est semblable à une poupée russe : derrière chaque produit fini, il y a en amont une série de fournisseurs et prestataires qui apportent des matériaux, des outils, des machines, de nouvelles pièces. Le bien que nous achetons dans un magasin ou sur internet est le produit du travail de toute cette chaine de valeur. Une fois détruite, cette chaine est bien difficile à reconstruire, car il faut rebâtir chacun de ses maillons. Qu’un seul fournisseur du processus industriel manque à l’appel, et c’est tout un écosystème qui demeure bloqué.
Une forme d’optimisme est toutefois aujourd’hui de mise. La France, depuis quelques années, semble avoir pris profondément conscience de cette désindustrialisation latente et de son intérêt – si ce n’est sa sécurité – à produire localement, de façon propre et en renforçant son indépendance économique. Le solde de création d’emploi industriel s’élève désormais à plus de 100 000 emplois sur les six dernières années. Cette dynamique est bien marginale lorsqu’on la compare aux quelque 2 millions d’emplois manufacturiers perdus depuis 1980. Mais elle est certainement le signe qu’un rebond industriel est possible, à la condition de s’appuyer sur (i) une dynamique favorable portée par la transition écologique et énergétique et de (ii) corriger les obstacles auxquels se heurte encore l’industriel français.
Le constat d’une dynamique favorable à un rebond industriel
La crise de la Covid-19 a souligné la criticité pour les puissances européennes de sécuriser leurs approvisionnements, en les diversifiant, et de s’appuyer sur des chaines de valeur locales, ou à minima proches géographiquement. Ce concept de nearshoring, qui a parfaitement fonctionné durant la pandémie, mérite d’être approfondi. Il n’est en effet pas souhaitable que l’obstruction du canal de Suez par un cargo en panne, ou encore une inondation des usines thaïlandaises de batteries, puissent temporairement bloquer des pans entiers de l’économie tricolore du fait de notre incapacité à produire certains types de pièces ou de composants. Se rendre totalement dépendant de sous-traitants étrangers opérant dans des pays aux conditions de droits humains discutables, plutôt que de fabriquer en France, pouvait déjà être questionné, au moins sur le plan social. Désormais, le risque est également géopolitique, dans un monde de plus en plus instable, avec la poursuite de la guerre en Ukraine, le conflit israélo-palestinien, l’attaque de l’Azerbaïdjan dans le Haut-Karabagh, une opposition de plus en plus systématique entre le bloc chinois et la sphère américaine, ou encore les situations politiques dégradées dans certains pays africains.
Se réindustrialiser est donc synonyme de liberté vis-à-vis des affaires du monde, et cela d’autant plus à l’heure de la transition écologique et énergétique, qui sera synonyme de raréfaction des ressources. Le rapport annuel 2023 de l’Agence Internationale de l’Energie (AIE), publié il y a quelques jours, rappelle que la demande mondiale en énergie devra se réduire dans les prochaines années afin de tenir l’objectif d’un réchauffement de la planète autour des 1,5°C. Cette transformation posera irrémédiablement des conflits d’usages énergétiques, avec des conséquences déjà concrètes pour les entreprises. Celles-ci évoluent dans un contexte d’inflation des prix de l’énergie (le prix du baril de pétrole, actuellement autour des 90€, est largement supérieur à ce qu’il devrait être étant donné le ralentissement de l’économie mondiale). Elles font aussi face à des obligations réglementaires accrues au niveau européen. Le prix de la tonne de CO2, longtemps resté modéré autour des 20€, a récemment explosé et se retrouve désormais proche des 100€ la tonne. Le nombre de quotas carbone émis commençant à se rapprocher du volume nécessaire à l’activité économique, certaines entreprises se trouvent contraintes d’acheter davantage de droits à polluer, accroissant logiquement les prix. La tonne de CO2 devient une ressource rare et donc chère. Afin de lutter de façon équitable avec le reste du monde, préserver un level playing field et ne pas risquer de pénaliser son industrie, l’Union européenne n’aura probablement pas d’autre choix que mettre en place un nouveau mécanisme de taxe carbone aux frontières. Dans ce contexte, le renchérissement de la production soit délocalisée à l’autre bout de la planète soit intense en carbone, sera un levier puissant en faveur de la production proche et propre. L’industrie aura besoin de se (re)localiser là où l’énergie est décarbonée et à un prix relativement maîtrisé. L’Europe et la France ont ici une carte à jouer.
La transition écologique et énergétique requiert des investissements locaux très importants. La Stratégie nationale bas carbone évalue à 36 Mds€ par an les investissements à réaliser sur la période 2024-2028 pour le seul secteur des Transports, 18 Mds€ par an pour le bâtiment, 10 Mds€ par an pour l’énergie et réseaux. Le rapport Pisani-Ferry-Mahfouz apprécie dans un même ordre de grandeur les dépenses supplémentaires nécessaires à la transition écologique, autour de deux points de PIB par an d’ici 2030 (soit environ 60 Mds€ par an). Les pouvoirs publics, endettés aujourd’hui à plus de 110 % du PIB, ne seront pas en mesure de faire face à ces montants. La bonne nouvelle est que ces besoins, massifs, peuvent être financés par l’épargne des ménages français. L’épargne longue représente près de 3 200 Mds€ en considérant l’assurance-vie (1 870 Mds€), l’épargne réglementée (860 Mds€) et l’actionnariat en actifs cotés (420 Mds€). Un stock d’épargne qui ne cesse d’augmenter, la collecte nette annuelle étant en croissance et supérieure à 110 Mds€ depuis la pandémie. L’épargne française a donc les moyens et les ressources pour financer la transition énergétique et écologique de l’industrie. La réindustrialisation de la France devient dès lors une formidable opportunité de renforcer la cohésion économique et sociale française autour d’un projet fédérateur : financer la décarbonation de notre économie, grâce à une industrie locale propre, en recourant à une épargne et un actionnariat populaires.
Longtemps délaissée, l’industrie française bénéficie d’une fenêtre d’opportunité et d’un regain d’intérêt. Il appartient à la puissance publique d’accompagner cet élan en réduisant les obstacles persistants qui entravent ce rebond entrepreneurial et industriel.
Les verrous à débloquer pour permettre un rebond industriel
Si le pari lancé par le Président de la République en janvier 2022 d’ouvrir « 100 nouveaux sites industriels par an dans le pays » d’ici 2025 est en passe d’être tenu, les barrières du mille-feuille administratif français demeurent. En témoigne, l’écart entre le délai théorique de la procédure d’autorisation environnementale (9 mois) et le délai réel d’implantation d’une usine (17 mois). Ces retards presque systématiques présentent des surcoûts non négligeables pour un entrepreneur : la Caisse des dépôts et consignations évalue à 700 000 € l’impact négatif d’un décalage de 8 mois d’un projet d’implantation pour une PME de 10 m€ d’euros de chiffre d’affaires. Il est plus que temps de s’engager à mettre fin aux retards administratifs devenus la norme, et de réduire le calendrier théorique de la procédure d’autorisation environnementale. En Allemagne, pour la même mission, les délais théoriques s’élèvent à huit mois (et sont respectés !). En Suède, ils se situent entre six et huit mois, en Pologne autour des cinq mois. Ce désavantage français s’explique en grande partie par la conditionnalité de l’enquête publique à l’instruction administrative et l’avis porté par l’autorité environnementale sur l’étude d’impact. En clair, le public est invité à exprimer ses remarques à un stade tardif de la procédure. La demande sociale de participation, insuffisamment satisfaite, ainsi que le long calendrier administratif portent préjudice aussi bien aux parties prenantes qu’aux entreprises. Une parallélisation des procédures, afin d’éliminer les retards intercalaires, accélérerait l’instruction tout en renforçant le rôle du public, consulté plus tôt et qui pourrait irriguer l’enquête de ses observations. Le projet de loi « Industries vertes », promulgué le 23 octobre 2023, va dans la bonne direction, avec la volonté de diviser par deux les délais de délivrance des autorisations environnementales. Par ailleurs, la promesse de créer « 50 sites clés en main » est également un signal favorable envoyé aux industriels. Elle démontre que réindustrialisation et l’objectif de « zéro artificialisation nette des sols » à horizon 2050 sont compatibles, à condition de faire converger temps administratif et temps industriel.
Le renouveau industriel de la France passera également par un changement de paradigme autour de son image dans l’imaginaire collectif, à commencer par celui du politique. Trop longtemps (et encore) associée aux romans d’Emile Zola, la figure de l’ouvrier travaillant de longues heures à l’usine est restée prégnante au sein de la société française, à tort. Car un emploi industriel est justement un « emploi riche » : il crée en moyenne 1,5 emploi indirect et 3 emplois induits dans le reste de l’économie. Alors que la baisse du taux de chômage semble se ralentir, la reprise industrielle devient une solution efficace. L’industrie se démarque également par la qualité du narratif qu’elle partage avec ses collaborateurs : elle propose des travaux valorisants, avec des résultats visibles. On participe à construire des voitures électriques, des avions décarbonés, des turbines pour des barrages, des trains à hydrogène, des vélos du quotidien, ou même des chaussures : en bref, des produits qui contribuent à l’utilité sociale. Rappelons que 83% des salariés français pensent qu’il est important de travailler pour une entreprise qui partage leurs valeurs. A l’heure où un nombre croissant d’étudiants issus de grandes écoles refusent des carrières prestigieuses au motif qu’ils n’arrivent pas à donner un sens à leur travail, l’industrie propose des métiers opérationnels, concrets et locaux. Les plus de 800 000 contrats d’apprentissage signés au cours de l’année 2022, dont 14 % dans le secteur industriel, sont à ce titre encourageants et témoignent d’un regain d’intérêt des jeunes générations pour découvrir de façon « active » et opérationnelle des métiers bénéfiques à la société. Le Groupe ADP peut en témoigner, avec des dizaines de contrats en apprentissage dans ses aéroports, au plus près de ses besoins en métiers industriels, bien payés et valorisants.
Les pouvoirs publics, en plus de redorer l’image de l’industrie, doivent également jouer sur les montants alloués à la recherche et développement. La France est en retard dans ce domaine. L’effort en R&D représentait près de 3 % du PIB tricolore dans les années 1970. Il s’est depuis effrité jusqu’à atteindre un peu plus de 2 % dans les années 2000. L’Etat, conscient de l’importance de cet indicateur dans la production de la richesse nationale, a depuis tenté de le relancer (via le CICE notamment). Mais ces dépenses demeurent encore trop faibles, stagnant autour de 2,2 % du PIB. A titre de comparaison, l’Allemagne, les Etats Unis ou les pays nordiques consacrent environ 3 % de leur richesse nationale à la R&D, et ce ratio atteint même 5 % en Corée du Sud. Cet investissement dans l’innovation, à commencer par celui des pouvoirs publics dans la recherche fondamentale, est pourtant vital, quand l’avantage concurrentiel des entreprises se joue sur leur spécialisation sur les segments à forte valeur ajoutée, et donc intensifs en capital. Investir, ce n’est d’ailleurs pas seulement préparer l’industrie de demain, investir est un acte du quotidien nécessaire pour se maintenir au plus haut niveau technologique et améliorer chaque jour ses façons de produire. La R&D prend tout son sens alors que la productivité des travailleurs français a reculé d’environ 3 % depuis 2019.
Conclusion
La France doit donc renouer avec son audace, qui a inspiré le monde. Le Concorde, le nucléaire, le TGV sont autant de prouesses qui ont démontré son savoir-faire industriel, mais aussi fédéré la société. Aujourd’hui, un défi vertigineux s’ouvre devant nous : celui de la transition écologique et énergétique. La prise de risque des investisseurs sera nécessaire pour y parvenir, afin d’engager des flux financiers considérables vers des activités ayant des taux de rentabilité inférieurs aux standards actuels. Si l’on doit n’en retirer qu’une leçon, c’est que cette transformation passera par la recherche et par l’innovation, mais avant tout par l’éducation. Il est de notre responsabilité de former et d’entrainer les jeunes générations vers les métiers industriels, encore trop peu valorisés malgré une utilité sociale et des bénéfices environnementaux indéniables.