L’IA générative, en révolutionnant diverses activités humaines, pourrait transformer l’économie. Pierre Jacquet souligne les défis à surmonter pour maximiser ses bénéfices sociaux.
L’intelligence artificielle générative (IAg, ou GenAI), capable de reproduire certains aspects de la créativité humaine, annonce des ruptures économiques majeures. Elle répond à tous les critères d’une technologie générique (General Purpose Technology or GPT) retenus par l’historien de l’économie Paul David, dont les travaux sur l’impact de l’invention de la dynamo font référence : ses applications influencent l’ensemble des activités humaines, son efficacité s’améliore constamment et elle nourrit un flux de nouvelles innovations. Le débat sur ce qu’il faut en attendre se réduit souvent à une alternative déterministe entre « techno-optimisme » et « techno-pessimisme », alors que le sujet est celui de l’action collective et publique pour en orienter les applications, en maîtriser les effets et en maximiser les bénéfices pour la société. Or, ce défi ne se réduit pas aux dimensions éthiques, ni à l’urgence de repenser l’éducation, la gestion des connaissances et l’apprentissage de l’esprit critique face aux risques de désinformation tous-azimuts et de banalisation du savoir.
Quel répartition des gains de productivité ?
Le potentiel de gains de productivité est énorme – au-delà des tâches répétitives, on pense notamment au codage, à la rédaction de textes simples, à l’accès interprété et immédiat au corpus de connaissances… Cependant, trois points méritent attention. D’abord, ces gains de productivité mettent du temps à se matérialiser, au gré des apprentissages et réorganisations nécessaires. Pour l’électricité, l’amélioration de la productivité s’est échelonnée sur 4 décennies. Avec l’ordinateur, la productivité a d’abord ralenti avant de rebondir, conduisant au célèbre « paradoxe de Solow ». Peut-être l’IA promet-elle des gains plus rapides, au regard des avancées récemment observées, comme le documente Erik Brynjolffson, spécialiste de l’économie numérique.
Deuxièmement, le défi majeur demeure la répartition des gains attendus : vont-ils bénéficier à l’emploi ou seulement aux innovateurs et aux investisseurs ? Dans leur ouvrage Power and Progress (2023), Daron Acemoğlu et Simon Johnson mettent en garde contre la tentation de substituer l’innovation au travail au lieu de l’utiliser pour rendre ce dernier plus productif et mieux rémunéré. Dans ce cas, la productivité moyenne augmente, mais pas la demande de travail ni sa rémunération. Il ne faut pas laisser aux innovateurs ou aux financiers la possibilité de définir les trajectoires d’utilisation de l’IA. Brynjolfsson note que le bilan historique des technologies génériques est en général celui d’une hausse des salaires, mais la trajectoire pour y parvenir importe et ce sont souvent les luttes sociales qui ont tempéré une répartition initialement inégalitaire des gains.
Un impératif environnemental
Troisièmement, le changement climatique, la perte de biodiversité, la transition énergétique – bref l’exigence d’une nouvelle relation entre l’humain et son environnement, imposent de redéfinir et de mesurer autrement la productivité et la croissance économique et d’avoir une nouvelle échelle de valeurs. Orienter les bénéfices de l’IAg vers la croissance « verte » est un impératif.
Au total, faire de l’IAg un vecteur de prospérité partagée requiert débat (nous le ferons lors des prochaines Rencontres Economiques d’Aix-en-Provence), recherches, coopérations, politiques publiques cohérentes, et surtout expérimentations évaluées. Il ne faut ni croire au miracle, ni crier au loup. La responsabilité collective est écrasante. L’exercer dans un climat de défiance généralisée relève cependant de la gageure.