La guerre en Ukraine ou les tensions sino-américaines sont-elles les signes avant-coureurs d’une fragmentation du monde ? Pour André Cartapanis, l’analyse du commerce international montre qu’il est très exagéré de parler de démondialisation.
Dans les cénacles internationaux (Forum de Davos, G20, FMI), la singularité de la situation économique mondiale fertilise l’innovation dans le vocabulaire employé : polycrise mondiale, mégamenaces et, du côté du FMI, slowbalization ou risque de fragmentation géoéconomique. Une sorte de big bang ou de précipice menacerait le commerce mondial. Avec, en arrière-plan, le souvenir des années 1930 et des nationalismes exacerbés en Europe. Mais c’est aller bien vite en besogne. Car la fragmentation géoéconomique, si l’on entend par là un repli des économies et des échanges, sous les menaces géopolitiques et les conflits entre grandes puissances, est un risque plus qu’une réalité.
L’extension du protectionnisme
A ce jour, on ne saurait parler d’une inversion des processus d’intégration, incluant le commerce et les flux de capitaux. Il est vrai que la succession récente de crises majeures (pandémie, récession mondiale, guerre en Ukraine, explosion des prix sur les marchés mondiaux de produits alimentaires ou de l’énergie) a provoqué une extension du protectionnisme et que se multiplient les politiques tendant à favoriser les productions nationales. L’Inflation Reduction Act de Joe Biden en témoigne aisément.
De même, une nouvelle géographie des chaînes de valeur est à l’ordre du jour dans les entreprises multinationales. Parce que les stratégies de délocalisation ou la concentration des importations de produits intermédiaires auprès d’un très petit nombre d’émergents présentent des risques, dévoilés lors de la pandémie par des ruptures d’approvisionnement ou par des prix devenus subitement prohibitifs. D’où la volonté de raccourcissement et de diversification des chaînes d’approvisionnement.
Un rattrapage des salaires dans les pays émergents
Mais c’est là un processus qui était déjà en cours depuis une dizaine d’années à cause du rattrapage des salaires dans nombre de pays émergents et, surtout, comme l’ont montré les travaux d’El Mouhoub Mouhoud, à cause des relocalisations dans les secteurs à fort potentiel de robotisation, couplées à l’essor accéléré des échanges internationaux de services adossés aux activités industrielles (traitement de big data, programmation et services informatiques, RD…) et peu exposés aux mesures protectionnistes. Ces phénomènes n’ont pas induit une réduction du commerce international et ils ont été combinés à une extension des investissements directs et des échanges de services aux entreprises.
D’ailleurs, une étude toute récente de l’OMC, publiée le 23 février dernier, souligne la résilience du commerce mondial depuis le déclenchement de la guerre en Ukraine par le jeu d’une réorientation des approvisionnements. L’Ethiopie, qui dépendait de l’Ukraine et de la Russie pour 45 % de ses importations de blé, a augmenté ses achats auprès d’autres producteurs, notamment les Etats-Unis, mais aussi l’Argentine qui a fourni à ce pays plus de 20 % du blé importé, contre rien l’année précédente. Et l’on connaît le cas de l’Allemagne pour ses approvisionnements en gaz. En 2022, le commerce mondial a continué d’augmenter en volume, nettement au-dessus des prévisions pessimistes qui prévalaient en début d’année dernière.
Vers une diversification des chaînes de production
Plus qu’à une démondialisation, à un repli des économies nationales et à un recul du commerce mondial, on peut donc s’attendre à une diversification des chaînes de production à une échelle régionale, sur le continent européen et en Méditerranée ou en Amérique du Nord, couplée à une extension des investissements directs à l’étranger. Une nouvelle mondialisation, bien plus qu’une fragmentation géopolitique qui serait synonyme de repli.