Christine Lagarde s’est récemment installée dans le fauteuil de Mario Draghi à la présidence de la Banque centrale européenne. Pas de changement radical de politique pour l’instant, notamment en matière d’injection de liquidités dans l’économie réelle à travers le « quantitative easing ». Christian de Boissieu explique les avantages et les inconvénients du QE et pourquoi celui-ci est appelé à se prolonger.
Au moment où il a été introduit, à partir de 2009 aux Etats-Unis et mars 2015 dans la zone euro, le QE (« quantitative easing ») était nécessaire vu l’ampleur de la crise. De ce point de vue, surtout pas de regrets : cette politique monétaire innovante nous a probablement évité une déflation mondiale, ou au moins une vraie récession, même s’il est pratiquement impossible d’en faire ex post la démonstration.
Ce qui a été nouveau dans le QE, ce n’est pas l’achat d’obligations, publiques et privées, par les banques centrales. A de nombreuses reprises, de telles interventions avaient eu lieu auparavant. La nouveauté tient dans le côté massif de ces achats, afin de décupler leur effet-liquidité et leur impact sur les taux longs.
Le QE est une trappe en ce sens qu’il est beaucoup plus difficile d’en sortir que d’y entrer. Une asymétrie qui pose un redoutable défi aux banques centrales. II s’agit donc d’une nouvelle « trappe à liquidité », car le QE a fait exploser les liquidités dans le monde et les bilans des banques centrales. Cette trappe est différente de la trappe à liquidité de Keynes. Car, dans la trappe keynésienne, c’est la demande de monnaie qui devient infinie, les agents économiques craignant une hausse des taux et fuyant de ce fait les titres financiers. Dans la trappe du QE, c’est l’offre de monnaie « banque centrale » qui enfle rapidement. D’ailleurs, en pratique, les deux trappes peuvent se rejoindre comme nous l’avons constaté au Japon, mais pas seulement là.
Le QE est aussi une trappe en ce qu’il constitue une drogue ou au moins un anesthésiant, dont il est difficile de se passer. Ce phénomène d’accoutumance des marchés financiers, mais pas seulement d’eux, oblige les banques centrales à marcher sur des œufs. La mémoire du krach obligataire de 1994 est encore dans les têtes.
Y-a-t-il en matière de politique monétaire l’équivalent de la cigarette électronique ? Pas évident. L’accoutumance complique forcément les transitions et l’exit du QE. C’est pourquoi la Fed a pratiqué dès 2014 une sortie en douceur, le fameux « tapering ». Pas totalement en profondeur puisqu’en 2019, elle parle d’y revenir un peu… La Banque du Japon est dans un QE permanent. Quant à la BCE, elle vient d’y replonger depuis le 1er novembre, quelques trimestres après ce qui aura été finalement une fausse sortie. On a donc le sentiment que la politique monétaire non conventionnelle fait partie de la nouvelle sagesse conventionnelle, de même que la configuration « anormale » de taux nominaux négatifs s’installe comme la nouvelle normalité ! Facteur additionnel, le « verdissement » du QE, qui suit celui, nécessaire, de la finance et l’essor des « green bonds », accroît probablement l’espérance de vie de ce QE.
Le QE est aussi une trappe en ce qu’il laisse des traces durables une fois terminé ou en voie de réduction. D’abord, les bilans des banques centrales en pourcentage du PIB ne reviendront pas, ou pas de sitôt, aux chiffres constatés à la mi-2007, à la veille de la crise financière. Ensuite, les taux faibles, voire négatifs, associés au QE vont perdurer : un certain temps, ou un temps certain ? Les paris sont ouverts. Enfin, le QE va laisser des traces qualitatives, et pas seulement quantitatives, dans les bilans des banques centrales qui portent désormais des risques de crédit d’ampleur inédite. Grave, docteur ? Gérable à mon avis, et de toute façon beaucoup moins inquiétant que la déflation mondiale heureusement évitée. Il ne faut pas pour autant feindre de l’ignorer.