Les 27 et 28 novembre derniers, le Cercle des économistes organisait les premières Rencontres Économiques de Kigali. L’enjeu : démontrer que l’Afrique est appelée à jouer le rôle central dans l’économie mondiale et battre en brèche quelques idées reçues.
Cet article est extrait du premier numéro de la revue Mermoz, « Travail : rebattre les cartes ».
L’Afrique peut-elle transformer les crises en opportunités ? Ambitieuse question pour ouvrir les premières Rencontres Économiques de Kigali, tant l’association des mots « crises » et « Afrique » revient souvent, en Europe tout du moins, à imaginer le pire. A tort.
Dès le départ, le constat fut assez facile à faire parmi les participants : l’Afrique a de nombreuses cartes en main pour être le continent pivot du XXIe siècle. Entre la population la plus jeune du monde, des ressources naturelles et terres arables abondantes, des besoins en investissements massifs et même une avance dans certains domaines technologiques, les opportunités pour l’Afrique sont légion. Au fil des débats, trois sujets se sont donc dessinés comme prioritaires pour le continent : les besoins en investissements colossaux du continent, sa population – à commencer par les jeunes et les femmes – et sa place dans le concert des nations. Trois enjeux pour lui permettre d’assumer « pleinement son rôle et de contribuer activement à façonner l’avenir du monde », comme l’a affirmé le premier ministre rwandais, Edouard Ngirente, mais pour lesquels il nous faut changer de regard.
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“Financing Clean Energy in Africa”, Agence internationale de l’énergie, septembre 2023
Les besoins d’investissements en Afrique sont colossaux. Ils concernent d’abord les infrastructures – rappelons qu’à l’heure de la transition énergétique, 43 % de la population africaine n’a pas accès à l’électricité – mais aussi les technologies numériques, qui seront clés pour demain et pour lesquelles l’Afrique a parfois une longueur d’avance (le paiement via mobile, par exemple, y est généralisé depuis longtemps). Si les projets ne manquent pas, ce sont les financements qui sont à la peine, en raison de conditions souvent dissuasives dues à des primes de risque élevées. Pour garder l’exemple de l’énergie, le continent n’a reçu que 3 % des investissements mondiaux dans ce secteur1.
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« Propositions pour développer une croissance inclusive et durable dans les pays de l’Union africaine », Rapport du Comité scientifique auprès de la Présidence de la République du Sénégal, novembre 2021
Un facteur pointé du doigt par de nombreux participants est le rôle des agences de notation, « dont l’évaluation et l’approche méthodologique, est basée essentiellement sur la capacité et la volonté des entités notées à faire rembourser leurs obligations en dollar. Or ces pays étant encore peu industrialisés, ils ont des réserves de collectes faibles. Cette méthodologie les condamne à avoir de mauvaises notes » pointe Stanislas Zeze, fondateur de Bloomfield. La création d’une agence de notation panafricaine, proposition soutenue par le Cercle des économistes lors de son travail préparatoire réalisé à l’occasion de la Présidence de l’Union africaine par le Sénégal2, a été vue comme une solution par de nombreux participants. Une autre solution, adoptée par des pays de plus nombreux, serait « de montrer la voie ». « Le premier pas pour attirer les investissements étrangers est d’avoir un investissement local et fort, de la part de l’Etat et des entreprises », a pointé Kampeta Pitchette Sayinzoga, présidente de la Banque de Développement du Rwanda, tout en misant aussi sur le capital humain, car « dans beaucoup de pays, le fait de devoir importer des compétences est coûteux pour les investisseurs et investissements ».
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« Un monde plus mûr », Fonds monétaire international, mars 2020
Ce capital humain est certainement la plus grande force du continent. Dans un monde vieillissant – l’âge médian devrait atteindre 47 ans en Europe et 41 ans en Amérique latine et Caraïbes en 2050 – l’Afrique fera figure d’exception jeune, avec un âge médian de 25 ans3. « Le monde se tournera alors vers [elle] pour obtenir les talents et les compétences nécessaires », prévoit Raymond Ndikumana, vice-chancelier de l’Université du Rwanda. L’enjeu est donc double pour l’Afrique. D’abord, elle « devra former un maximum de gens en un minimum de temps dans les secteurs clés comme l’éducation, la santé ou les transports », note Christian Kamayou, directeur exécutif d’Akiba Business Partners, tout en pointant qu’elle « ne pourra pas appliquer les recettes du reste du monde ». Un constat facile à comprendre, lorsqu’on sait que le Rwanda compte 4 millions d’élèves et étudiants, une proportion équivaudrait à 22 millions de Français et Françaises.
Au-delà de la formation, le deuxième enjeu est de retenir ou, lorsqu’ils sont partis, de faire revenir ces entrepreneurs, médecins et chercheurs afin qu’ils créent de la valeur en Afrique, pour l’Afrique. Mais pour cela, il faut leur offrir des opportunités et des débouchés. « Au Cameroun, certains professionnels ont été formés à des études supérieures, notamment des banquiers, mais reviennent au pays pour être agriculteurs », déplorait Constance Owona, première vice-présidente du Groupement des Femmes d’Affaires du Cameroun. Un constat qui vaut également pour les femmes, dont un quart sont entrepreneures en Afrique – contre 6% en France. Une part qui s’explique en partie par la place de l’économie informelle, mais qui révèle aussi un fort esprit d’innovation et d’entreprise, bien que les femmes n’aient pas les conditions les plus faciles pour cela : « octroyer des crédits aux femmes est encore perçu comme plus risqué que d’en octroyer aux hommes, cela impliquant des taux supérieurs », souligne Cathia Lawson Hall, directrice indépendante et conseillère principale. L’investissement dans le capital humain et dans sa rétention sera donc probablement le premier défi du continent, tant « il joue un rôle essentiel dans la production de l’économie d’un pays. Mais il faut que les pays y consacrent des ressources suffisantes ».
Pour relever tous ces défis, « le nerf de la guerre sera le financement », a rappelé Désiré Jean-Marie Vencatachellum, directeur de la Banque africaine de Développement. Et la coopération internationale sera clé pour l’obtenir. « Il faut plus d’intégration régionale », a rappelé Jeanine Munyeshuli, secrétaire d’Etat en charge de l’Investissement public, tout en pointant également la « nécessaire collaboration » avec le reste du monde, AFD et UE en tête. A condition toutefois de faire une place aux pays africains dans la gouvernance mondiale, faute de quoi « la confiance, qui en est l’une des valeurs les plus importantes, n’est plus acquise », alertait M. Vencatachellum.
De ces réflexions sur l’investissement, l’éducation et la gouvernance, émerge une même conclusion aux Rencontres de Kigali : le monde doit changer de regard sur l’Afrique. Trop souvent, le reste du monde – à commencer par l’Occident – porte encore sur le continent un regard hérité de siècles de colonisation, nous le donnant à voir comme un enfant incapable de se gérer lui-même, « qu’on voit par défaut comme un coupable et qui doit toujours prouver qu’il est innocent », a déploré Stanislas Zeze. Ces vieilles lunettes nous font aussi voir le continent comme un tout. Or, « parler de l’Afrique […] n’est pas exact, comme l’a souligné Louise Mushikiwabo, secrétaire générale de l’Organisation internationale de la Francophonie. Il faudrait parler des Afriques tant ce continent varie et diffère sur le plan économique comme sur de nombreux autres plans ». Des erreurs entretenues par « la méconnaissance de la réalité quotidienne des pays [visés par les institutions internationales], qui entache leurs décisions et met en péril leur efficacité », comme l’a souligné l’Ambassadeur de France au Rwanda, et « accentuées par les médias occidentaux qui reproduisent ces biais et estiment que tout ce qui est négatif vend plus que le positif », a rappelé M. Zeze.
L’aspiration légitime du continent à prendre la place qui lui revient et à prendre en main son destin doit être entendue. Ce n’est pas là l’intérêt de l’Afrique seule, mais celui du monde entier, à commencer par l’Europe et la France. Voilà la leçon des premières Rencontres Économiques de Kigali. « Tous ces blocages, a déclaré le Premier ministre du Rwanda Edouard Ngirente, démontrent l’importance de forums tels que les Rencontres Économiques de Kigali, car ils offrent une plate-forme permettant de réfléchir collectivement aux problèmes du monde et de réfléchir à l’importance d’y faire face de manière solidaire ».