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La prospérité commune :un défi pour les démocraties, à l’âge du numérique

Le 17 août 2021, Xi Jinping a défini « la prospérité commune » comme le nouvel horizon de la Chine. Une ambition qui pourrait être un vrai défi pour les démocraties occidentales. Au-delà du besoin de réformes nécessaires pour rester dans la course, c’est un véritable changement de référentiels et de cadres d’analyse qui s’impose à nous.

Dans cette note, Philippe Lemoine analyse la « prospérité commune » au regard de trois éclairages : l’apparente marche vers l’égalité de la Chine, l’importance des enjeux écologiques dans cette ambition et les profondes transformations induites par le numérique.

Quel avenir dessine ce projet ? Pour l’auteur de cette note, les pays occidentaux doivent aux aussi s’engager sans tarder dans ces métamorphoses, pour construire une alternative démocratique à l’autoritarisme chinois. Et pour cela, ils devront mener d’ambitieuses réformes pour rétablir la justice sociale, à commencer par une taxation accrue des fortunes et des héritages.


Le 17 août 2021, XI Jinping a mis en avant le nouvel horizon que se donne la Chine : la prospérité commune. Selon lui, « elle est une exigence essentielle du socialisme et une composante-clé de la modernisation aux caractéristiques chinoises ». Par certains côtés, une telle déclaration ne devrait rien avoir de bien surprenant. Qu’y a-t-il d’étonnant à ce qu’un pays qui se veut socialiste entende instaurer plus d’égalité ? Si ce n’est que les observateurs occidentaux ne s’attendaient vraiment pas à cela…

Durant longtemps, ils avaient pensé que l’ouverture au monde, l’urbanisation et l’élévation rapide des niveaux de vie allaient nécessairement déboucher en Chine sur une démocratisation du régime et de la société. Les faits leur ont donné tort. Mais, au moment où la Chine s’apprête à devenir, selon la Banque mondiale, la première économie du monde, le pronostic était celui d’une alliance durable du Parti et des milliardaires. Pourquoi changer une équipe qui gagne ? Quelle mouche a donc piqué Xi Jinping ?

L’étonnement reste toutefois limité. La plupart des commentateurs n’accordent qu’une importance relative à ces déclarations sur la prospérité commune. Les mots des dirigeants sont parfois vides de sens, aujourd’hui comme hier et peut-être plus qu’hier. Les propos de Xi Jinping ne participent-ils pas d’un emballage idéologique plus ou moins artificiel ? Peut-être ne s’agit-il, finalement, que d’une rhétorique visant à brouiller la signification de mesures ciblées, destinées à éliminer certains chefs d’entreprise devenus trop puissants ou à leur rabattre le caquet, comme cela a été fait avec Jack Ma, le fondateur d’Alibaba ? Finalement, le thème est sans doute éphémère et le plus probable n’est-il pas que, dans cinq ans, on n’en parlera plus ?

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Nous ne pensons pas comme cela. Au contraire, il nous semble que ce thème de la prospérité commune est un thème qu’il faut prendre au sérieux car il va marquer l’avenir. La voie dans laquelle s’engage la Chine nous parait devoir être analysée comme une voie ambitieuse qui pourrait devenir un vrai défi pour les démocraties occidentales. Si nous voulons rester dans la course, il va falloir adopter des réformes fiscales radicales, mettant en œuvre des politiques volontaristes des revenus et de la richesse. Mais, au- delà de l’action, le défi est d’autant plus important qu’il implique une révision en profondeur des référentiels et des cadres d’analyse.

Avec cet objectif, on sort de plusieurs décennies de « no future », de fin de l’histoire ou de catastrophisme plus ou moins éclairé. L’enjeu est celui de la capacité de l’humanité à se donner un nouvel horizon de progrès et il participe à l’affirmation d’une vocation au leadership planétaire.

Trois éclairages nous paraissent utiles pour mesurer à quel point cet horizon de la prospérité commune peut être considéré comme un paradigme nouveau :

  • En apparence, la Chine rejoint la marche séculaire vers l’égalité engagée par les pays occidentaux ;
  • Vue de Chine, l’analyse est tout autre et la divergence tient moins au gap culturel qu’à la crise écologique ;
  • Érigée en « commun », la prospérité ouvre la voie de la métamorphose, à l’âge numériqueCe sont ces propositions que nous entendons explorer dans le cadre de cet article.

En apparence, la Chine rejoint la marche séculaire vers l’égalité engagée par les pays occidentaux

En 2013, Thomas Piketty avait publié « Le Capital au XXIe siècle » qui a été un immense succès non seulement en France et en Europe mais également aux États-Unis. En quelques années, le livre s’est révélé un best-seller, vendu à plusieurs millions d’exemplaires. Dans son sillage, des jeunes économistes français, comme Gabriel Zucman ou Emmanuel Saez, ont alimenté les débats américains sur la réforme fiscale et le programme démocrate sur une éventuelle taxation des grandes fortunes.

Dans un résumé de son travail, Piketty montre comment il a enrichi par l’analyse quantitative ce qui lui paraissait « une tendance de long terme vers l’égalité… depuis la fin du XVIIIe siècle » (« Une brève histoire de l’égalité », Seuil, 2021). Certes, ses premiers travaux visaient à remettre en cause une vision trop linéaire de la réduction des inégalités en fonction de la croissance. Dans les années cinquante, Simon Kuznets avait imaginé une courbe permettant d’anticiper une réduction mécanique des inégalités en fonction de la croissance économique d’un pays. Au XXIe siècle, après les années Reagan, l’explosion du Dow Jones et l’apparition des GAFA, il était difficile de croire encore à cette poussée rectiligne vers plus d’égalité. Piketty a accumulé les données montrant que le mouvement n’avait rien d’automatique. L’analyse doit tenir compte des crises, des guerres, des luttes : ce sont elles qui ponctuent le progrès.

Mais, une fois que l’on intègre ces facteurs et que l’on prend du recul, le tableau général est bien celui d’une marche vers l’égalité. Au niveau mondial, « la population humaine et le revenu moyen ont été tous deux multipliés par plus de dix depuis le XVIIIe siècle » : la population est passée d’environ 600 millions d’habitants en 1700 à 7,5 milliards en 2020, tandis que le pouvoir d’achat moyen est passé de moins de 100 euros par mois et par habitant à environ 1000. L’espérance de vie à la naissance est passée de 32 ans en 1820 (pour les personnes de plus d’un an) à 73 ans en 2020. La progression de l’alphabétisation est encore plus impressionnante : environ 100 millions d’alphabétisés en 1800 (10 % d’un milliard) et 6375 millions en 2020 (85 % de 7,5 milliards) !

Par rapport à ces grands trends de marche vers la prospérité, la réduction des écarts de revenus et de propriété est moins spectaculaire. En France par exemple, la part des revenus captée par les 10 % les plus riches passe de 50 % en 1800 à 33 % en 2020 ; les 50 % les plus pauvres passent de 14 % à 22 % ; les 40 % du milieu grimpent de 36 % à 45 %. Le resserrement de l’éventail est limité mais indéniable, à peine amorcé au XIXe siècle mais plus net au XXe, avec une évolution accélérée par les guerres. C’est la même chronologie pour la répartition de la propriété en France (actifs immobiliers, professionnels et financiers, nets de dettes) : plus de 80 % aux mains des plus riches en 1780, contre 55 % aujourd’hui ; 2 % pour les 50 % les plus pauvres en 1780 contre 8 % en 2020 ; 15 % pour les 40 % du milieu, fin XVIIIe contre 37 % actuellement. Il faut toutefois noter que cette répartition de la propriété demeure nettement plus inégale que celle des revenus. De surcroît, elle s’est à nouveau un peu creusée au cours des trois dernières décennies, avec l’inflation des actifs immobiliers et financiers ainsi qu’avec une moindre taxation des plus riches.

Quand on observe l’histoire d’un pays comme la France, il y a bien ainsi une évolution d’ensemble vers plus d’égalité depuis le début du XXème siècle, si ce n’est depuis deux siècles. Lorsque l’on regarde la scène internationale, il y a également un mouvement de réduction de la pauvreté et de relatif comblement des gouffres qui séparaient les pays et les continents mais il est encore plus tardif. En 1981, 44 % de la population mondiale vivait encore en dessous du seuil international de pauvreté (fixé à 1,90 dollar par jour) et ce taux est passé en dessous de 10 % en 2015. Le premier des objectifs de développement durable (ODD) de l’ONU vise à prolonger cette tendance et à parvenir en 2030 à un taux de 3 %. En 2019, Esther Duflo a reçu le prix Nobel d’Économie, avec Abhijt Banerjee et Michael Kremer, pour ses travaux sur cette réduction spectaculaire de la pauvreté mondiale.

Une part très importante de cette réduction mondiale de la pauvreté provient d’un seul pays : la Chine. On estime que 70 % des personnes sorties de la pauvreté dans le monde, sont chinoises. C’est la conséquence de l’extraordinaire croissance économique de la Chine depuis 40 ans. Au cours des quatre dernières décennies, le taux moyen de croissance du Produit Intérieur Brut a été de 10 %. En 1980, il était de 305 milliards et, en 2020, de 14 720 milliards de dollars. Tout le monde s’accorde pour penser qu’un tel développement n’a été possible que grâce à des politiques d’envergure en matière d’infrastructures et d’éducation. Mais ce sont les exportations et l’inscription de la Chine dans le commerce mondiale, après son adhésion à l’OMC en 2001, qui ont joué un rôle déterminant. Deux siècles après que la révolution industrielle se soit affirmée en Angleterre, la Chine est devenue l’usine du monde.

La Chine a rejoint ainsi, au XXIe siècle, la dynamique de la croissance engagée depuis longtemps par l’Europe et les États-Unis. Mais en même temps qu’elle contribuait à résorber les inégalités mondiales, la Chine creusait en interne ses inégalités. Pour stimuler la croissance, Deng Xiaoping jugeait normal, en 1984, que les réformes qu’il menait débouchent sur l’enrichissement de certains entrepreneurs. Aujourd’hui, sur les 2755 milliardaires en dollars que compte le monde, 724 sont américains et presqu’autant, 698, sont chinois. Mais cette quasi-équivalence n’a pas du tout la même signification si on la rapporte au niveau de richesse moyen des deux pays. Le PIB par habitant calculé en parité du pouvoir d’achat (PPA), classe les États-Unis à la 7ème place mondiale, selon le FMI. Selon le même critère, la Chine est reléguée au 77ème rang, derrière la Guinée équatoriale. À côté des milliardaires, il y a en effet des personnes, en Chine, qui continuent de vivre sous le seuil d’extrême pauvreté et les écarts sont considérables entre des métropoles comme Shanghai ou Hangzhou et certaines régions rurales. Selon l’indice de Gini, la Chine est aujourd’hui classée parmi les pays les plus inégalitaires du globe, loin derrière l’Europe et les États-Unis.

C’est dans ce contexte, celui d’un décalage dans le temps et d’un retard chinois, qu’il est tentant de resituer l’objectif fixé par Xi Jinping. La croissance économique ne date pas du début du XVIIIe siècle mais de la fin du XXe et elle n’a décollé que par l’insertion de la Chine dans les dynamiques de la mondialisation. Les inégalités ne se sont pas réduites mais creusées au cours des dernières décennies. La prospérité commune n’aurait rien de novateur mais serait une façon de corriger des excès, de rejoindre le train de l’histoire et de prendre place dans la « marche séculaire vers l’égalité » dont nous, occidentaux, tirons quelque fierté.

Vue de Chine, l’analyse est tout autre et la divergence tient moins au gap culturel qu’à la crise écologique

Dans les pays occidentaux, nous avons tendance à nous représenter l’histoire à partir de modèles qui nous rassurent car ils essentialisent et légitiment le rôle dominant que nous avons joué au cours des derniers siècles. Récemment, plusieurs millions d’occidentaux ont donc lu les analyses de Piketty sur la marche vers l’égalité. De même, il y a 120 ans, un accueil exceptionnel fut réservé à l’ouvrage fondamental de Max Weber sur « L’Éthique protestante et l’Esprit du capitalisme » (1905). Nous sommes pénétrés du sentiment que le leadership européen puis occidental provient de nos gènes, de notre ADN culturel. Si la Chine avait été pour beaucoup dans les grandes découvertes, c’est notre génie propre qui a su les mobiliser pour transformer le monde, cristalliser la révolution industrielle et engendrer la croissance.

Vue de Chine, l’histoire n’est pas la même. Lorsque l’on échange avec des dirigeants chinois, on entend souvent une conviction : la Chine progresse si vite parce que l’Empire du milieu a toujours été au centre du monde, que le leadership occidental a été une anomalie historique de quelques centaines d’années et que la Chine reprend aujourd’hui sa place naturelle, au premier rang. Que faut-il alors penser ? Nombre d’historiens considèrent aujourd’hui qu’il faut se méfier de tous les grands récits historiques, dès lors qu’ils reflètent le point de vue des romans nationaux. Ils pensent qu’une histoire universelle ne peut s’écrire que par la mise en relation d’une diversité de points de vue. L’idée est proche de celle d’Ulrich Beck qui estimait qu’il était temps de mettre fin au nationalisme méthodologique dans les sciences sociales. La compréhension du monde passe désormais par un angle de vue cosmopolite.

Les représentations collectives sur l’enjeu de l’égalité illustrent cette nécessité de se décentrer et de prendre en compte plusieurs regards. En 2018, un sondage mondial a ainsi été réalisé sur l’évolution de la pauvreté depuis 20 ans. Alors que, comme on l’a vu, la pauvreté extrême a spectaculairement reculé, seuls 13 % des sondés le reconnaissent. Ce biais est engendré par le point de vue des habitants des pays les plus développés : seulement 8 % des Américains ou des Allemands par exemple en sont conscients. Dans un monde où les images circulent de plus en plus, les visions de famines, de sécheresse ou de dénuement percutent le confort et la bonne conscience des occidentaux. À l’inverse, en ayant été aux premières loges, 50 % des sondés chinois considèrent que le taux de pauvreté a fortement chuté.

Les biais sont permanents mais, dès qu’il s’agit de la Chine, ils sont envahissants. Pour de nombreux philosophes et pour de larges pans des sciences humaines occidentales, la Chine est devenue le grand Autre. Un philosophe comme François Jullien, par exemple, fonde sa créativité conceptuelle sur un présupposé d’altérité radicale entre les langues et les pensées de la Chine et de l’Europe. Dans un tel cas, cet a priori peut être fécond et accompagner la recherche d’un dépassement d’une pensée de l’Être, héritée de la Grèce, et d’émergence d’un nouveau concept d’existence. Mais le plus souvent, cette identification de la Chine à la figure de l’Autre participe à l’affirmation de clichés et à la célébration d’une hiérarchie sous-jacente des cultures qui valorise et légitime une supériorité de la culture occidentale.Les biais sont permanents mais, dès qu’il s’agit de la Chine, ils sont envahissants. Pour de nombreux philosophes et pour de larges pans des sciences humaines occidentales, la Chine est devenue le grand Autre. Un philosophe comme François Jullien, par exemple, fonde sa créativité conceptuelle sur un présupposé d’altérité radicale entre les langues et les pensées de la Chine et de l’Europe. Dans un tel cas, cet a priori peut être fécond et accompagner la recherche d’un dépassement d’une pensée de l’Être, héritée de la Grèce, et d’émergence d’un nouveau concept d’existence. Mais le plus souvent, cette identification de la Chine à la figure de l’Autre participe à l’affirmation de clichés et à la célébration d’une hiérarchie sous-jacente des cultures qui valorise et légitime une supériorité de la culture occidentale.

Dans le domaine économique et social, l’idée demeure qu’il existerait une sorte de logiciel mental expliquant que l’Europe puis les États-Unis aient été à l’origine de la croissance mondiale. La Chine ne pourrait que copier. Au plan micro-économique, elle aurait une vocation de sous-traitant ou d’imitateur, pas de vrai créateur.

Au plan macro, son destin l’amènerait à s’aligner, à rejoindre le mouvement de la croissance et la marche vers l’égalité. C’est cette vision qu’a voulu interroger et critiquer l’historien américain Kenneth Pommeranz. Son livre « Une grande divergence » paru en 2000 connut un grand succès, aux États-Unis et dans les pays occidentaux et, plus encore, en Chine. S’interrogeant sur « la Chine, l’Europe et la construction de l’économie mondiale », l’auteur ne nie pas le jeu des facteurs proprement culturels mais il en relativise méthodiquement l’importance, en rassemblant un ensemble de données permettant d’éclairer les vraies raisons pour lesquelles la croissance économique mondiale a pris sa source en Europe.

En termes de méthode, Pommeranz commence par écarter les raisonnements trop globaux où l’on disserte sur l’Europe et sur la Chine. Ce sont des ensembles trop vastes et trop hétérogènes, au moment où va apparaitre la révolution industrielle. Il se concentre sur deux régions de même taille : l’Angleterre qui est le berceau de cette révolution et la province du delta du Yangzi. Il s’agit au début du XVIIIe siècle de deux ensembles comparables, avec des populations de taille similaire, des niveaux de richesse proches et un même éventail d’activités agricoles et artisanales. L’analyse fine des deux pays amène à relativiser largement le rôle des différences proprement culturelles. Dans une vision à la Adam Smith, on pourrait s’attendre à ce que l’Angleterre soit baignée d’une culture juridique encourageant fortement la liberté, l’initiative et l’entrepreneuriat. C’est en fait le contraire : à cette aune-là, c’est le Yangzi qui l’emporte.

Alors, d’où vient l’écart gigantesque qui va se créer entre les deux ? La force de « La grande divergence » est de montrer, de manière étonnement moderne, qu’elle s’origine dans les réponses apportées à la crise écologique. Pas à la crise du GIEC et du climat, bien sûr ! Mais à une première crise, celle qu’analyse Malthus. Dans son « Essai » dont la première version date de 1798, Thomas Malthus alerte le monde sur la catastrophe qui s’annonce du fait de la bifurcation entre l’explosion démographique et le rythme de progression des ressources naturelles. Comment parvenir à répondre durablement aux quatre besoins de base : se nourrir, se vêtir, se chauffer et bâtir, s’abriter ? De même qu’aujourd’hui le GIEC a bien du mal à se faire entendre, de même a-t-on tendance à dévaloriser la pensée de Malthus et à en faire une sorte d’oiseau de mauvais augure auquel les faits ont donné tort.

Mais il n’avait pas tort du tout ! La population anglaise croît à l’époque de façon vertigineuse, tout comme celle du Yangzi. Et cela se traduit par une catastrophe écologique immédiate : une gigantesque déforestation liée à la satisfaction des quatre besoins élémentaires de la population. On coupe les arbres pour bâtir et pour se chauffer et l’on fait également reculer la forêt pour faire pousser de quoi se nourrir ou pour faire paitre les moutons dont la laine servira à s’habiller. À titre d’illustration, la population anglaise est de 7 millions d’habitants en 1780 et elle va plus que tripler en moins d’un siècle pour atteindre 21,5 millions en 1870. La pression sur la surface forestière est considérable. En France, la forêt occupait 33 % des surfaces au XVIe siècle et seulement 16 % en 1789. En Angleterre, comme en Italie, en Espagne, aux Pays-Bas, les forêts ne comptent plus que pour 5 à 10 % en 1850. La catastrophe s’accompagne d’une baisse de la fertilité des sols et d’une raréfaction de l’eau, malgré les progrès des techniques de jachère et d’assolement. La situation est la même en Chine du Sud. En 1700, la couverture forestière de la province côtière du Guangdong est de 54,5 % et elle n’est plus que de 10 % au XXe siècle. On a calculé que chaque personne supplémentaire dans cette province correspondait à une réduction de 0,16 hectares de forêt.

Ces déséquilibres se traduisent par des pénuries et par une envolée des prix des denrées agricoles et des fibres textiles. Pour desserrer la contrainte, le Yangzi chinois multiplie les innovations agricoles autour d’un schéma industrieux et intensif. Il faut donner du travail et des moyens de subsistance à un nombre croissant de personnes par hectare cultivé. Dans cette façon de vouloir échapper à la tenaille annoncée par Malthus, il y a une voie qui fait penser à la permaculture d’aujourd’hui. Ce n’est pas la voie qu’emprunte l’Angleterre. Elle va s’orienter vers la croissance et la révolution industrielle grâce à deux atouts qui permettent de contourner la catastrophe. Le charbon d’abord qui offre une alternative au bois des forêts comme source d’énergie. L’exploitation des terres du Nouveau Monde d’autre part, mises en valeur par le commerce triangulaire et la mise au travail de quantité d’esclaves. L’importation du sucre et du coton vont transformer les façons de se nourrir et de se vêtir, réduisant à leur tour la pression sur les terres agricoles anglaises.

Pomeranz a évalué le rôle déterminant de ces deux atouts. À la fin du XVIIIe siècle, la surface arable totale de la Grande-Bretagne était d’un peu moins de 7 millions d’hectares. Comme on l’a vu, cette surface était dramatiquement insuffisante pour faire face à l’explosion démographique. En allant sous terre extraire du charbon et au-delà des mers pour exploiter des terres dont les habitants avaient été massacrés, il était possible de surmonter la catastrophe écologique grâce à des « hectares fantômes ». Vers 1815, s’il n’y avait pas eu le charbon, il aurait fallu que par magie le pays s’accroisse de plus de 6 millions d’hectares de forêts supplémentaires. Aux alentours de 1830, l’addition du sucre, du coton et du bois importés est équivalent à 10 à 12 millions d’hectares virtuels additionnels. Si l’on considère les deux, c’est comme si la surface agricole anglaise avait triplé en un siècle et donc comme si elle avait crû au même rythme que la population. Telle est la raison profonde pour laquelle l’Angleterre a échappé à la crise écologique annoncée par Malthus et qu’elle a pu donner naissance au régime de croissance que nous avons connu pendant deux siècles avant de nous heurter à une nouvelle crise écologique.

Érigée en « commun », la prospérité ouvre la voie de la métamorphose, à l’âge du numérique

Comme au début du XVIIIe siècle, le monde est à nouveau dans un moment de bascule, pris entre une crise écologique et un principe de progrès techno-économique. La crise écologique n’est plus celle de la seule explosion démographique (encore qu’elle soit toujours là), c’est celle du changement climatique et de l’effondrement de la biodiversité. Le progrès techno-économique n’est plus la révolution industrielle, c’est la numérisation du monde et la mutation de toutes les activités vers un nouveau régime d’existence.

Il n’est sans doute pas un hasard que ce moment de bascule soit celui d’une compétition pour le leadership mondial. La voie occidentale, tirée par les États-Unis, entend prolonger les principes de la période antérieure et introduire une vraie continuité entre révolution industrielle et mutation numérique. Certes, les rapports scientifiques et les perspectives catastrophiques du dérèglement écologique ont amené depuis cinquante ans à une interrogation sur l’avenir de la croissance et même, plus récemment, à un courant favorable à la décroissance. Mais ces positions sont minoritaires et la ligne dominante reste inspirée par la conviction secrète que le génie occidental saura trouver un chemin pour se soustraire à la tenaille des dérèglements.

Le pronostic de Malthus était exact : la population était en train d’exploser et les terres arables n’allaient pas suffire pour y faire face. Mais l’Angleterre a échappé à la catastrophe par le charbon et par l’accès à un nouveau monde dont la population avait été décimée et remplacée par des esclaves. De même, la tentation contemporaine est de croire que le numérique va mener à une ère post-industrielle sans même que l’on ait à faire l’effort d’une vraie transformation. Les années 90 et 2000 ont été celles d’une glorification de l’immatériel, masquant la délocalisation de plus en plus lointaine des usines et de la pollution. En France, le summum avait été atteint avec la doctrine de la fabless industry fondée sur l’illusion d’une mondialisation heureuse dans laquelle les pays développés pourraient se spécialiser dans des activités à forte valeur ajoutée informationnelle. La crise financière de 2008 et la crise sanitaire de 2020 ont mis fin à cette fable d’une échappée par l’allongement des chaines de valeur et l’accentuation de la division internationale du travail.

Sur le fond, les pays occidentaux continuent cependant de croire qu’il leur faut un nouveau charbon et un nouveau Nouveau Monde. Le Big Data est dépeint comme un Eldorado et chacun répète comme un mantra que les données sont un nouveau pétrole. Et puisque la mondialisation n’a pas tenu ses promesses, on va toujours plus loin pour coloniser de nouveaux espaces. Investissant sur les casques de réalité virtuelle, sur l’engouement pour les NFT et sur les progrès de l’intelligence artificielle, Facebook mise sur le métavers. Après s’être imposé comme le roi d’un trombinoscope planétaire dans le monde réel, l’entreprise se rebaptise Méta et entend accompagner une puissante marchandisation du virtuel. D’autres acteurs, comme Amazon ou comme Tesla, se projettent encore plus loin dans l’espace. Non contents de s’imposer dans le cloud, ils percent les nuages et mettent en orbite des constellations de satellites. Elon Musk, le patron de SpaceX et de Tesla, revendique sérieusement son projet de coloniser la planète Mars afin d’y délocaliser les usines polluantes et de pouvoir à nouveau faire de la Terre un jardin d’Eden.

Progressivement, à travers diverses initiatives, on peut se demander si la Chine n’est pas en train d’ouvrir une autre voie. Cette voie est celle d’une transformation en profondeur du monde, d’une métamorphose. D’abord, il faut réaliser que la Chine est de plus en plus consciente de sa responsabilité écologique. Certes la croissance à marche forcée des quarante dernières années a compté pour beaucoup dans l’aggravation du dérèglement climatique. La Chine continue d’importer du gaz et d’ouvrir des centrales à charbon, même si elle est devenue un leader mondial dans le solaire et qu’elle mise sur le renouvelable et le nucléaire de dernière génération. Mais, lors de la COP 26, le pays a pris l’engagement d’atteindre son pic d’émission en 2030 et la neutralité carbone en 2060, à peine plus tard que les pays occidentaux. D’ores et déjà, une fraction importante du parc automobile et de celui des deux-roues a basculé dans le tout-électrique. Et surtout, un voyage d’étude du Forum d’Action Modernités nous l’a confirmé : l’écologie n’est pas seulement une affaire d’État, il existe en Chine un mouvement écologique vivace, dans la société civile.

Le plus intéressant est que le numérique est de plus en plus pensé dans cette perspective de transformation. L’entreprise Huawei est devenue un leader mondial des télécommunications, en misant sur la fameuse 5G. En France, on a critiqué cette innovation au nom de l’écologie car on voyait comment, s’adressant au grand public, elle allait entrainer un renouvellement complet du parc des terminaux, avec un impact énergétique catastrophique pour un gain culturel contestable : plus de bande passante, plus de jeux et plus de vidéos bas de gamme. Partenaire commercial de la Chine, l’Allemagne a mieux compris l’enjeu de la 5G. Il ne s’agit pas d’abord de grand public et de business pour les opérateurs téléphoniques ; il s’agit principalement d’une technique pour reconfigurer les outils de production, avec la perspective de l’usine 4.0, connectée et mise en réseau. Au-delà de ce seul cas, la Chine illustre une démarche dans laquelle le numérique doit cesser d’être une affaire de geeks et de virtuel. Les membres du Comité Central du Parti Communiste ont suivi un séminaire de plusieurs jours sur les enjeux de la technologie et de l’intelligence artificielle. Des décisions sont prises et, même si elles sont parfois contestables, elles visent à éviter une fuite vers les illusions du virtuel. La question de l’impact du numérique sur la jeunesse est ainsi prise à bras le corps et, même si la Chine comptait plusieurs des leaders mondiaux du jeu électronique, l’accès aux jeux en ligne est limité à une heure par jour et durant trois jours seulement par semaine.

C’est dans ce contexte qu’il faut placer l’objectif de prospérité commune. En voulant faire de la prospérité un « commun », la Chine s’éloigne de la problématique occidentale qu’il s’agisse de l’imaginaire des nouvelles frontières et des premiers de cordée ou de l’imaginaire de la décroissance. Le fait de vouloir regrouper la population autour de plus de richesse mais équitablement partagée est cohérent avec le projet de développer les interactions sociales grâce au numérique. L’avenir n’est pas ailleurs. Il est ici et maintenant dans la multiplication des relations pair-à-pair avec les autres, dans l’intersubjectivité et dans l’enrichissement croissant des rapports entre égaux. La perspective est celle d’une société à valeur humaine ajoutée.

Évidemment, on ne peut que s’interroger sur la crédibilité d’un tel projet dans une société aussi peu libre que la société chinoise. Même si la Chine a adopté une législation sur la protection des données qui s’inspire de principes proches de ceux du RGPD européen, elle ne s’applique pas au numérique de l’État. Quand on voit la densité du parc de caméras connectées, la techno-surveillance parait omniprésente. L’utilisation de la technologie fait craindre le pire quand on observe la progression du système de « crédit social » ou quand on s’informe sur l’encadrement idéologique et disciplinaire de la population Ouighour. L’avenir serait certainement plus souriant si des pays occidentaux, ayant une solide tradition de défense des libertés publiques et privées, s’engageaient eux aussi dans la voie de la métamorphose.

Mais il faudrait pour cela qu’ils cessent de se penser en héritiers de la marche passée vers l’égalité et qu’ils avancent vigoureusement vers la prospérité commune. Cela passe par une taxation des fortunes et des héritages, pour réduire fortement les écarts de patrimoine. Cela passe également par la mise en place d’une progressivité réelle de la taxation globale des revenus et des dépenses. En multipliant les niches fiscales favorables aux revenus du capital et en fondant l’impôt sur la consommation tout en exonérant l’épargne, on tend vers une fiscalité de plus en plus faible des plus riches, ceux qui n’ont pas une forte propension à consommer.

Mener ces réformes demandera du courage. Mais au-delà d’un objectif de justice, répondre au défi de la prospérité commune est un enjeu d’affirmation des valeurs européennes et occidentales et, surtout, d’engagement dans une voie de métamorphose indispensable du monde.

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