Les 25 et 26 janvier derniers, le Cercle des économistes organisait, avec le soutien de l’INSEAD et de l’Ambassade de France à Singapour, la troisième édition des Rencontres Économiques à Singapour. Cette année, les regards étaient rivés sur l’Indopacifique.
Cet article est extrait du deuxième numéro de la revue Mermoz, « Le toit nous tombe-t-il sur la tête ? ».
« Il est important que les pays de la région indopacifique fassent cause commune et fassent avancer un programme de développement fondé sur un système mondial ouvert et inclusif. »
Sim Ann
Il fallait bien sûr débuter les conférences par une question structurante : l’Indopacifique a-t-elle une existence à part entière ? La première difficulté réside dans la détermination de ses contours et des pays concernés, chaque État déterminant peu ou prou sa propre délimitation. Sim Ann, Ministre d’État de Singapour, l’a d’ailleurs confirmé en ouverture du forum : « l’Union européenne, ainsi que ses États membres comme la France, l’Allemagne et plusieurs autres, ont publié des politiques individuelles pour l’Indopacifique ».
L’Indopacifique est, avant tout, un rapprochement d’États à travers leurs relations commerciales. Comme en atteste la récente multiplication des accords commerciaux : le RCEP signé en novembre 2020 (Regional Comprehensive Economic Partnership), la Quadrilature (accord informel de coopération entre l’Australie, les États-Unis, l’Inde et le Japon), et très récemment la signature de l’IPEF en mai 2022 (Indo-Pacific Economic Framework). Toutefois, les relations commerciales semblent désormais déboucher sur des relations plus formalisées. C’est à ce titre que Françoise Nicolas, ancienne directrice du Centre Asie de l’Ifri, a pu déclarer : « l’Indopacifique peut rassembler plus ou moins 15 pays, où les relations commerciales sont très intenses, avec des logiques économiques très importantes. À cela s’ajoute une tentative de formation de la région, à travers des organisations institutionnelles. Parler d’Indopacifique, en tant que région du monde et d’un acteur à part entière au sein des relations internationales a donc beaucoup de sens ».
L’émergence de ce concept, et surtout son affirmation, prend toute son importance face aux tensions géopolitiques présentes en Asie du Sud-Est, d’une part entre les États-Unis et la Chine, et d’autre part entre la Chine et l’Inde. Il est désormais essentiel que l’Indopacifique puisse agréger les acteurs autour d’une entente commune. C’est en ce sens que Sim Ann a précisé qu’il est « important que les pays de la région indopacifique fassent cause commune et fassent avancer un programme de développement fondé sur un système mondial ouvert et inclusif ».
De gauche à droite : Sim Ann, Ministre d’État en charge des Affaires étrangères et du développement, Minh-Di Tang, Ambassadrice de France à Singapour, et Philippe Trainar, membre du Cercle des économistes.
Mais au-delà de l’organisation des équilibres géopolitiques et des tentatives d’accords pour limiter les tensions, la zone indopacifique attire l’attention du monde, en raison de son importance pour des chaînes de valeur des différentes économies mondiales.
Assistons-nous à la première étape du remodelage des chaînes de valeur régionales ? Plusieurs facteurs semblent être ici en cause pour répondre à cette question. D’abord, la crise Covid avait chamboulé les industries à travers le blocage des approvisionnements. Certains pays ont été particulièrement impactés, entrainant des retards ou des ruptures d’approvisionnement de nombreux composants essentiels aux économies mondiales et concentrés dans cette région. Patrice Geoffron, membre du Cercle des économistes, le rappelait : « l’Indopacifique est dense en productions de minerais et composants clés dans les transitions numérique et énergétique ». La crise Covid avait ainsi conduit à repenser fondamentalement la résilience de ces chaînes d’approvisionnement. Ensuite, l’augmentation des tensions dans cette partie du monde amène à penser qu’une redéfinition des chaînes de valeur est à l’œuvre.
-
1
Decoupling
Séparation complète des liens entre deux ou plusieurs économies
-
2
Derisking
Restreindre ou cesser des relations commerciales avec des clients ou des partenaires pour éviter les risques
La mise en œuvre de différentes stratégies l’atteste : decoupling1 pour certains, derisking2 pour d’autres. Cette tendance est désormais en accélération, ce qu’a confirmé l’ensemble des personnalités invitées à prendre la parole. Cette unanimité nous rappelle qu’il est important d’inclure dans la réflexion sur l’Indopacifique le contexte de mondialisation dans lequel l’affirmation de la zone s’inscrit, comme le précisait El Mouhoub Mouhoud, membre du Cercle des économistes.
Enfin, le forum a mis l’accent sur cette région représentative de l’ensemble des bouleversements à l’œuvre dans le monde, et notamment le changement climatique.
Avec les trois quarts de son mix énergétique provenant des énergies fossiles, la transition énergétique de la région semble moins impérative que son développement économique. Pourtant, elle est l’une des régions les plus exposées aux conséquences du changement climatique, avec des pertes économiques qui auront un impact sur leur PIB. Les technologies qui pourraient permettre aux pays de l’Indopacifique (mais aussi au reste du monde) de réussir la transition énergétique, se trouvent en Asie. Patrice Geoffron a ainsi rappelé qu’il est capital de mettre en perspective l’importance de cette zone, son émergence politique et son dynamisme économique avec les impératifs de la transition. Pour l’économiste, la conclusion de la COP28 avait posé des bases prometteuses pour opérer un début de transition, en particulier dans le domaine de l’énergie. Il est d’autant plus intéressant de débattre de ce sujet à Singapour où la demande d’énergie diminue en comparaison d’autres parties du monde. Une grande partie des technologies vertes étant développées en Asie, la vision croisée entre l’Europe et l’Indopacifique est particulièrement nécessaire.
Cette nécessité de coopération commerciale et politique pour la transition énergétique et environnementale a fait foi de conclusion des discussions du forum.
De gauche à droite : ZEN Fauziah, Senior Economist à l’Economic Research Institute for ASEAN and East Asia (ERIA), Tiza MAFIRA, directrice de Climate Policy Initiative, Jackie B. SURTANI, directeur régional de l’Asian Development Bank à Singapour, Isabella HUANG-LOH, présidente du Singapore Environment Council, Patrice Geoffron, membre du Cercle des économistes.