Tombée en récession en 2023 avec un PIB en repli de -0,3%, l’Allemagne n’est plus le modèle, la référence et l’ancre de l’Europe. Trou d’air ou phénomène durable ? Selon Christian de Boissieu, il est trop tôt pour trancher, et différents scénarios restent ouverts
Malgré les multiples incertitudes, plusieurs défis semblent structurels. L’Allemagne paie aujourd’hui le prix de ses mauvais choix énergétiques, qui sont également de mauvais choix écologiques : abandon du nucléaire, forte dépendance au charbon, retards dans le déploiement des énergies renouvelables et hésitations vis-à-vis de l’hydrogène. La guerre en Ukraine a, par ses effets, servi ici de révélateur.
Par ailleurs, l’indexation des performances allemandes sur la dynamique industrielle, une force quand l’économie mondiale se porte comme un charme, devient un handicap lorsque la croissance chinoise et l’activité américaine ralentissent. Une leçon à tirer pour tous les pays européens dont la France : la réindustrialisation doit aller de pair avec un renforcement de la souveraineté européenne et une moindre dépendance vis-à-vis de la Chine et des Etats-Unis.
La récession en allemande
En 2023, l’Allemagne aura été le seul pays du G7 en récession. Certes, une récession limitée (recul du PIB de -0,3%), mais qui intervient après un rattrapage post-Covid de 2021-2022, constaté outre-Rhin comme ailleurs. Ce qui est plus inquiétant, c’est la conjonction l’année dernière d’une défaillance de la demande intérieure, sous l’effet de l’inflation, de la hausse des taux d’intérêt (une politique de la BCE par ailleurs applaudie par l’opinion publique allemande au nom de l’exigence de stabilité monétaire !) et d’un manque de confiance des consommateurs comme des entreprises. La production industrielle inquiète : elle est encore 9% en dessous de son niveau pré-pandémie. Quant à la demande étrangère, le choc négatif sur les exportations hors UE a rajouté une couche de déception et de défiance. Avec, au bout du compte, une montée du chômage à 5,9% : l’Allemagne s’éloigne du plein emploi…
Pour 2024, les prévisions comme d’habitude divergent. Il existe un grand écart entre l’Institut de conjoncture IW, qui anticipe une poursuite de la récession, et le FMI qui, en octobre dernier, prévoyait une croissance de (+0,9%), en passant par la Bundesbank (+0,4%). Mais la convergence s’opère sur des points cruciaux :
- Dans tous les scénarios pour cette année, la croissance allemande serait en dessous de la croissance moyenne de la zone euro et de la croissance française.
- Les salaires nominaux vont progresser plus vite que l’inflation en recul progressif. L’augmentation des salaires réels devrait être favorable à la consommation, mais elle va freiner la désinflation.
Cerise sur le gâteau, le contexte politique se détériore à grande vitesse, avec la montée de l’extrême droite (parti AFD), la colère des agriculteurs et des transporteurs routiers, les fissures dans la coalition gouvernementale. Les finances publiques étaient la fierté de l’Allemagne, en comparaison de la France ou de l’Italie. C’est encore partiellement justifié, avec un ratio de dette publique de seulement 65% du PIB (112% pour la France…). Mais la décision inattendue de la Cour Constitutionnelle de Karlsruhe de refuser un transfert de 60 milliards d’euros au profit du budget complique sérieusement le bouclage de ce budget pour 2024 et sans doute au-delà.
Face à tous ces défis, la sphère financière demeure imperturbable. Inconscience, croyance des marchés financiers dans la thèse du simple trou d’air du meilleur élève de la zone euro, retards dans les ajustements de la finance par rapport à l’économie réelle ? On ne sait trop. Les taux d’intérêt allemands demeurent les taux sans risques de la zone euro, et le spread payé par la France n’a pas diminué. Les agences de notation ne révisent pas le (AAA) de l’Allemagne, du moins pour l’instant.
Les conséquences européennes
Par-delà le jugement des marchés financiers, la fragilité actuelle de l’Allemagne – dont il serait absurde de se réjouir – a déjà des conséquences durables sur l’Europe à plusieurs égards. D’abord, l’Allemagne, première puissance économique de la zone, est pour quelque temps un boulet pour la croissance européenne. La médiocrité de cette croissance, qui tient à l’insuffisance quasi générale de la croissance potentielle, donc à des facteurs structurels, est accentuée par l’absence d’un pays-locomotive dans la zone. Ensuite, l’affaiblissement de l’Allemagne, même s’il devait être seulement conjoncturel, pousse ce pays à accepter des compromis qu’il ne validerait pas s’il était resté sur son petit nuage. A quelque chose malheur est bon !
Ce n’est sans doute pas un hasard complet si le Président Macron, lors de son intervention à Davos la semaine dernière, indique « qu’il faut peut-être à nouveau oser les eurobonds » pour mutualiser des financements de long terme. On se souvient combien nos amis allemands avaient résisté pendant longtemps au lancement de la première vague d’eurobonds… Enfin, les tracas actuels de la gouvernance politique en Allemagne donnent, par contraste, un rôle croissant à des pays adeptes de l’orthodoxie financière à l’allemande mais de poids économique plus modeste comme les Pays-Bas, l’Autriche ou la Finlande. On constate ainsi des rééquilibrages en Europe, reflétant le désir légitime des « petits » pays de compter, et qui modifient sensiblement le processus de décision collective. On l’avait déjà constaté lors de l’adoption du plan de relance européen face au Covid, adoption retardée par la susceptibilité de certains de ces pays trop longtemps négligés.