Il fallait dérouler un câble télégraphique au fond de l’océan. Cela parait facile, mais le 16 août 1857, lorsqu’un message de la reine Victoria devient le premier à traverser l’Atlantique et atteindre New York, une émotion extraordinaire s’empare des Deux Mondes. Stefan Zweig la décrit comme un moment de grâce, qui survient lorsque l’humanité réalise que ce qui était considéré comme impossible est arrivé. Pour cet exploit, il aura fallu un ingénieur anglais, un visionnaire américain et le soutien de la City.
La foi de ces audacieux aura surmonté de multiples déconvenues et les railleries des pessimistes dans une époque où tout n’était pas plus facile. En 1857, l’Europe sortait de la guerre de Crimée et affrontait sa première panique financière mondiale.
Le monde est aujourd’hui clairement traumatisé par une crise systémique, qui traine en longueur et qui donne un porte-voix aux oiseaux de malheur. Mais s’ouvre une période où les cartes vont être rabattues. Les Grouchy du « business as usual » ne gagneront rien tandis que les figures de demain s’engagent dans des entreprises risquées. Le cours de Tesla révèle bien que l’époque aime ceux qui visent l’impossible.
Mais l’enjeu est de savoir où ceci va se passer. L’Europe, il est vrai, ne sort pas très glorieuse des deux dernières décennies d’innovation. Le développement des plateformes et du cloud a consacré la domination américaine et l’avènement de la Chine, et on ne peut que constater qu’il n’y a aucun européen parmi les quinze premières entreprises du numérique. Mais le futur n’est pas écrit à l’avance et les batailles pour la 5G, la cybersécurité, l’intelligence artificielle, etc. ne sont pas terminées.
L’Europe, avec sa cohésion retrouvée, sa population éduquée et son imposant marché n’a pas nécessairement dit son dernier mot. Paradoxalement, c’est son attachement à la qualité de vie qui fera sa force de demain. La double exigence qui s’exprime quant à l’environnement et à la santé coïncide avec les opportunités immenses qu’offrent ces secteurs. La réaffirmation d’une stratégie de neutralité carbone fixe les anticipations et suscite des investissements colossaux dans l’énergie de demain, que ce soit l’hydrogène, la géothermie ou le renouvellement du nucléaire. Pour ce qui est de la santé, la pandémie vient de révéler le prix que l’on y attache aujourd’hui et l’intérêt d’une souveraineté européenne en la matière.
Il n’est pas si sûr que l’Amérique sorte si forte de la crise. Son modèle, qui a conduit au licenciement massif de sa population active, repose dangereusement sur la capacité de son économie à offrir rapidement de nouveaux emplois aux hordes de mécontents. Quant à la Chine, l’exigence du maintien du rythme d’accroissement du niveau de vie de sa population vieillissante risque de peser sur sa capacité à investir. L’Europe a donc une carte à jouer pour peu qu’elle accepte de voir émerger en son sein les géants de demain. Il lui faut donc veiller à ce que taxes, normes, et politiques de concurrence soient compatibles avec des ambitions mondiales.
Lors des Rencontres économiques qui se sont tenues à Aix-en-Provence ce week-end, les plus jeunes participants ont interpellé les panélistes sur l’importance d’avoir un emploi qui ait du sens. Pourquoi ne pas s’engager dans une révolution technologique qui permettrait de conférer à chacun un niveau de vie décent et de préserver l’environnement ? Cela peut paraitre impossible… mais le projet de dérouler un câble télégraphique dans l’Atlantique l’était aussi en 1857.