De nouveaux heurts ont opposé, dimanche 15 décembre dans la soirée, des manifestants libanais aux forces de l’ordre, près du Parlement à Beyrouth. La veille, de violents affrontements avaient fait des dizaines de blessés. Cette mobilisation, qui dure depuis la mi-octobre, est dirigée contre une classe politique accusée de corruption et d’incompétence. Patrice Geoffron peint le tableau économique d’un pays exsangue et qui appelle à de profondes réformes.
Familier du Liban au fil de quinze années de coopération universitaire, j’ai pu observer récemment la « révolution » en cours, selon l’appellation entendue Place des Martyrs, épicentre du mouvement à Beyrouth. Et surtout les prémices du chaos : services bancaires sporadiques, raréfaction de la circulation des dollars… Dans un pays qui couvre 85% de ses besoins en équipements et alimentation par des importations, des pénuries et des hausses de prix s’annoncent, accroissant une pauvreté déjà endémique. Le tout sur fond d’infrastructures défaillantes (eau, électricité, déchets), quand ce n’est leur totale absence (réseaux de transports collectifs). L’Histoire retiendra d’ailleurs que la « révolution » fut déclenchée par un projet de taxe sur WhatsApp (6$/mois), usage le plus en vogue des infrastructures de télécommunications.
Le niveau de la dette publique étalonne la menace à court terme : avec 150% du PIB (soit près de 90 milliards de dollars), le poids de la dette avoisine celui de la Grèce en 2010. Ce niveau, devenu insoutenable, reflète une mauvaise gouvernance d’apparence assez classique (opacité des « procédures budgétaires » en particulier), mais trahit surtout une économie de rente, fragmentée entre les communautés.
L’évolution du « système » électrique symbolise cette stratification. Les Libanais sont soumis à un rationnement quotidien depuis la fin de la guerre civile, en 1990. Électricité du Liban (EDL) ne couvrant que deux tiers de la demande (malgré la présence de gaz naturel en offshore), les coupures durent de trois à quinze heures par jour, selon les régions. Cette pénurie est aggravée par d’importantes pertes en ligne et par des défauts de paiement massifs (notamment dus à des branchements sauvages). Le Trésor libanais est conduit à compenser le déficit structurel d’EDL : selon la Banque mondiale, ces transferts accumulés sont équivalents à 40 % de la dette publique aujourd’hui.
Ces carences ont laissé un large espace à des fournisseurs via des groupes électrogènes, activité qui pèse deux milliards de dollars par an. Évidemment, les entreprises impliquées n’ont aucun intérêt à la modernisation du système qui assècherait cette rente électrique. S’il ne s’agit pas d’une rente classique « à l’algérienne » (liée à la captation des recettes issues du pétrole et du gaz), elle reste profondément ancrée dans chaque communauté et non moins difficile à déraciner. D’où ce ras-le-bol des Libanais, concomitant de celui des Algériens.
Mais, vu d’Europe, il serait très malencontreux de considérer cette situation uniquement comme le résultat d’une incurie pluri-décennale : à partir de 2011, le Liban a progressivement accueilli sur son sol environ 1,5 millions de réfugiés syriens, soit un quart de sa population, effort qu’aucune autre Nation n’aura assumé. Dans un pays où les infrastructures sont déliquescentes et où les inégalités de patrimoines et de revenus sont parmi les plus élevées du monde, un tel afflux aurait pu pousser à nouveau le pays dans la guerre. Cela n’a pas été le cas et les manifestants avaient pris d’infinis précautions pour contenir la violence, efficacement jusqu’aux graves affrontements de ce samedi 14 décembre. A l’évidence, il faut agir vite car, dans quelques semaines, les pénuries rendront la situation intenable.
Les bailleurs de fonds du Liban, regroupés à Paris le 11 décembre, devront conditionner toute aide à des réformes structurelles. En se souvenant que ce message avait déjà conclu la conférence des bailleurs d’avril 2018, sans changer la vie des Libanais et interrompre le cours de l’Histoire.