A l’issue de cette première phase d’une pandémie destructrice, il est utile de quitter le flot de statistiques morbides et de doctes leçons sur ce qu’il aurait fallu faire, et de réfléchir à quelques invariants.
Il y aura toujours des cygnes noirs, événements d’ampleur considérable et quasiment impossibles à prédire, ou, lorsqu’ils sont prévisibles, assortis d’une probabilité minime. Mais la plupart des réactions à cette pandémie témoignent d’une sorte d’illusion de la sécurité totale, sur le thème « nous aurions pu et dû nous y préparer ».
Pour essentielles qu’elles soient, préparation et prévention seront toujours incomplètes. Même lorsque le risque est connu et probabilisable, il faut définir, explicitement ou implicitement, quel niveau de risque résiduel est acceptable. Par exemple, un ouvrage public est dimensionné pour résister à des crues d’une probabilité donnée, renseignée par les occurrences passées, centennale, millénale, décamillénale… Et si une crue plus grave et improbable devait un jour se produire, elle pourrait tout emporter sur son passage. La prévention souvent jugée confortable ou excessive ex ante pourrait alors être critiquée ex post pour son insuffisance.
C’est là un exemple extrême de la notion d’incohérence temporelle chère aux économistes : il est rare que le raisonnement ex post conduise à valider l’optimalité des décisions prises ex ante. Ce choix, implicite ou explicite, du risque socialement acceptable revient à arbitrer, dans un environnement contraint, entre différentes options d’allocation des ressources disponibles. Cet arbitrage dépend évidemment de l’information ambiante et de son interprétation, de l’aversion au risque et de la préférence pour le présent.
Un exemple de cette tension temporelle est fourni par le débat sur les politiques publiques à mener en réponse au coronavirus : la priorité de la sécurité des personnes l’a heureusement, pour l’instant, emporté sur la crainte du surendettement public. Que cette crainte ait été ou non exagérée a ici peu d’importance : elle reflétait un certain consensus politique – voire un dogme ex ante, qui, par la force des choses, s’est trouvé obsolète ex post –, un peu d’ailleurs comme le destin des critères de Maastricht. La crise a renversé les priorités, et l’on se conforme aux nouvelles priorités dictées par l’urgence. Mais alors, on voit la contradiction : sur quelle base critiquer les choix de prévention passés, puisqu’ils se conformaient, eux aussi, précisément, aux priorités perçues à l’époque ?
L’échelle des priorités de l’action, à tout moment, dépend de la compréhension des risques auxquels nos sociétés doivent être prêtes à faire face. Il faut investir plus dans cette compréhension : pandémies, bien sûr, mais aussi « pandémies numériques » liées aux virus informatiques, risques liés au réchauffement climatique et aux catastrophes naturelles. Nos sociétés doivent à la fois comprendre les risques connus contre lesquelles la protection choisie ne peut être que partielle, et s’habituer à la banalité de l’imprévu en mettant en place ex ante des mécanismes robustes de gestion de crise : savoir répondre collectivement plutôt qu’en ordre dispersé, avec des mécanismes institutionnels et des processus préétablis, fait gagner du temps et sauve de nombreuses vies.
De plus en plus, la politique publique consiste à consacrer les ressources nécessaires pour préparer la réponse à l’improbable et l’imprévisible.