Depuis la crise Covid, suivie des bouleversements géopolitiques, militaires et économiques que le monde traverse, de nouvelles politiques publiques s’imposent. Pour Anne-Marie Idrac, ancienne ministre, Administratrice civile, face aux défis immenses qui s’imposent, les choix collectifs nécessaires relèvent du courage et impose de la simplicité.
Outre les aspects sociaux, financiers et culturels, cinq défis s’imposent à nos sociétés : réchauffement climatique, vieillissement de la population, inégalités, remodelage de la mondialisation et bon usage des technologies. Pour éviter de tomber dans la schizophrénie au moment de décider, il convient de prendre en compte le caractère non explicite de certains choix. Le collectif pour respecter les individualités. Tache délicate.
Comment l’action publique doit-elle prendre en compte les temporalités économiques, sociales et culturelles ? Par les outils de gestion du quotidien, les législations, la régulation. Mais, trop souvent, les choix annoncés ne se matérialisent pas et les espoirs déçus alimentent le ressentiment. Selon Anne-Marie Idrac, il convient au dirigeant d’affirmer des préférences selon trois axes : établir un cadre général de l’action à venir, gérer au mieux pour maîtriser la dépense publique, recourir aux outils industriels permettant la décarbonation. Finances publiques, choix budgétaires, exigences environnementales… En démocratie, il convient de piloter finement pour ne pas braquer l’opinion.
Introduction
Les défis sont immenses, stimulants, et intimidants
Nos sociétés sont confrontées à 5 défis : le réchauffement climatique, le vieillissement, les inégalités internes et entre pays, le remodelage de la mondialisation et le bon usage des technologies. Défis sociaux, financiers, culturels, techniques, voire éthiques et anthropologiques, avec des modèles économiques et de société encore incertains.
Nous avons les ressources nécessaires pour y faire face et même en tirer parti pour réaffirmer notre pacte collectif. Reste que nous semblons intimidés par l’ampleur de la tâche, et quelque peu démunis pour organiser les choix de manière claire et efficiente.
Le fil directeur doit être la transition de nos modèles
Le « monde d’après » (on ne sait après quoi ?) disent certains… pourquoi pas si ce n’était souvent le prétexte pour ne pas choisir l’action dans ce monde-ci, refuser les réalités, répandre la démagogie, les fausses nouvelles et la peur, ou disperser les efforts sur des sujets périphériques. Il s’agit plutôt des choix concrets d’allocations des ressources permettant d’incurver et de scander dans la durée nos cheminements. Le plus substantiel est la transition énergétique et écologique qui doit/devrait imposer à tous les choix, en y intégrant son acceptabilité sociale.
Rien de plus difficile que les choix collectifs
On est loin des critères de management ou de type TRI (Taux de Rentabilité Interne) qui gouvernent au fond assez simplement les choix d’entreprises même si eux aussi se complexifient (il suffit de penser à la directive sur le reporting extra-financier, CSRD…). La multiplicité des critères de décision et des acteurs impliqués, tant dans les choix que leurs mises en œuvre, restent spécifiques aux choix politiques.
Ces caractéristiques tendent à dégénérer en déni de légitimité, non seulement des décideurs publics mais de l’idée même de choix collectifs, dans un contexte d’horizontalité et de fragmentation des relations sociales portées notamment par les réseaux sociaux. Rien ne justifie que des responsables publics, sous-payés, soient agressés, exposés dans leur vie privée, vilipendés et accusés, soumis à toutes sortes de violences, et finalement découragés.
Garder le cap des grands choix, expliciter les préférences. Promouvoir le courage et la simplicité.
Des critères de décisions nécessairement complexes
Diversité des objectifs
Globalement, chacun a en tête les cadratures du cercle pour ne pas dire les schizophrénies qui affectent macro-économiquement la gestion de nos finances communes, entre respect des règles européennes d’endettement et addiction de la société française à la dépense publique sans qu’il ait fallu pour cela attendre les « quoiqu’il en coûte » liés à la crise Covid puis aux boucliers protégeant les consommateurs d’énergies.
À titre d’exemples concrets, le besoin mondial en énergies doit se concilier avec la réduction des émissions de CO2, ou le droit à la mobilité se combiner avec le devoir de sobriété. Dans les deux cas, il s’agit de découpler la croissance et l’impact carbone, avec des calendriers à la fois ambitieux et réalistes. Et puis parfois « le cœur a ses raisons que la raison ne connaît pas », c’est le cas de la taxe carbone qui pâtit de son manque d’acceptabilité.
Clairs-obscurs
Nombre de choix collectifs ne sont pas explicites. Ils résultent d’un ensemble de décisions prises sans cohérence apparente, dont la vision d’ensemble n’apparaît qu’a posteriori. Ainsi la perte de notre compétitivité industrielle et agricole trouve-t-elle largement ses racines dans des choix fiscaux et réglementaires faits dans la durée, bien différents de ceux d’une Allemagne plus clairement favorable aux producteurs. Au point de se demander s’il n’y a pas (eu ?) une préférence française pour la désindustrialisation… L’action publique doit prendre en compte les temporalités industrielles, sociales et économiques. L’exemple des Zones à faibles émissions (ZFE) en est une illustration : certaines collectivités ont cru pouvoir interdire à court terme la circulation de véhicules thermiques dans les agglomérations, alors que les offres de motorisations alternatives ne seront pas avant longtemps disponibles pour tous, ménages et professionnels.
Notre appartenance à l’UE et à la zone Euro quant à elle peut contribuer à certains arrangements avec la réalité des choix nationaux : le prétexte du « c’est la faute à Bruxelles » cohabite avec la sur-transposition de certaines exigences européennes. En tout état de cause, appliquer les règles communautaires déjà décidées est un enjeu suffisant pour ne pas en ajouter de nouvelles.
Des modes d’action compliqués
Multiplicité des outils
Normes et législations, financements et impôts, mise à disposition de ressources technologiques, instruments de régulations des marchés, « sensibilisations » de l’opinion doivent trouver leur cohérence et leur bonne articulation dans le temps collectif. Les objectifs de décarbonation sont très révélateurs de cette diversité des outils : les deux plus simples, si j’ose dire, sont la sobriété – plus ou moins forcée par les réglementations, la fiscalité et aidée par les évolutions de comportements – et les progrès technologiques, prometteurs pour certains à plus ou moins long terme soutenus par des aides publiques.
Le dernier rapport de Jean Pisani-Ferry et Selma Mahfouz souligne toutefois que cela ne marchera à la bonne ampleur qu’avec de gigantesques transferts de capitaux et efforts d’investissements différents .
Mobilisés selon des modalités et intensités variables selon les secteurs (alimentation, transports, production industrielle, construction, énergies…), ces leviers doivent finalement s’intégrer dans un projet d’ensemble, avec des échéances variées.
À titre d’illustration sectorielle, pour les mobilités des personnes et marchandises, la diffusion engagée des véhicules bas-carbone passe par le déploiement des infrastructures énergétiques permettant de les alimenter, le transfert modal vers les transports collectifs suppose de rendre ces services possibles et attractifs notamment en périphéries urbaines, et à plus long terme d’aménager différemment les territoires et les villes pour modérer les besoins et distances de déplacements…
Imbrication des intervenants
La cartographie des parties prenantes aux choix inclue la totalité des acteurs de la société. Tous en réalité prennent leur part aux décisions publiques ; nous sommes tous des hommes politiques… Ainsi, pour un projet d’infrastructure énergétique ou de transport, faut-il prendre en considération – selon les textes officiels relatifs à l’évaluation socio-économique des projets – et dans la réalité, certes le maitre d’ouvrage mais aussi les diverses administrations, les collectivités locales, les usagers, les riverains, les ONG, le monde économique – du local au global selon le niveau de rayonnement du projet – les financeurs et l’exploitant pressenti… L’implantation d’usines et d’entrepôts sur le territoire est pénalisée aussi par cette complication, souci que le projet de loi « industrie verte » devrait adresser en simplifiant les choses dans un espoir de réindustrialisation .
Le fameux millefeuille administratif et politique français rajoute une couche de difficulté à agir, particulièrement cruciale pour la politique du logement, échec majeur des décennies précédentes.
Jeux d’acteurs
Certaines théories des choix publics en font cyniquement une somme de décisions prises dans l’intérêt de leurs auteurs, politiciens ou autres bureaucrates. Sans aller globalement jusque-là, il est de fait que les interactions entre compétitions partisanes, groupes d’intérêts et opinion publique dans ses multiples expressions viennent occuper tous les champs ouverts par les institutions. Les errements concernant le nucléaire dans notre pays en sont une triste illustration. De même les contradictions entre sécurité, prix et décarbonation des approvisionnements énergétiques.
Faire ou ne pas faire …
Trop souvent, les choix annoncés ne se matérialisent pas, l’exécution n’est pas au rendez-vous ; les espoirs déçus alimentent ressentiments et replis, ou fuites en avant dans de nouvelles promesses.
Mettre en œuvre efficacement les choix collectifs, à un rythme compréhensible et acceptable devient un enjeu en soi. La simplification devrait devenir un choix de fond, fut-ce au détriment des diverses parties prenantes qui finalement ont intérêt à la complication.
À la recherche de la légitimité
Les rythmes électoraux ne peuvent plus seuls scander ceux des choix, ni les annonces programmatiques fonder leur légitimité. La démocratie représentative et ses bras armés administratifs n’ont pas ou plus le monopole de la légitimité. Il s’ensuit la mise en place de toutes sortes d’instances et procédures de dialogue (participation, consultations, débats) ; cette comitologie proliférante finit par rendre encore moins lisible la complexité des choix sur le fond .
En revanche, de manière quelque peu paradoxale, les corps intermédiaires organisés voient leur rôle s’étioler dans la construction des choix. Cela résulte des évolutions de la société vers davantage d’individualisme, mais aussi de la manière de faire vivre les institutions choisies par certains dirigeants politiques.
La délégitimisation des institutions, y compris parfois par ceux-là même qui devraient les faire vivre, représente un double danger dans le contexte occidental de défiance à l’égard des autorités et du Droit : danger politique pour les démocraties, danger de ne pouvoir agir.
Vers l’affirmation des préférences
Il résulte de ce qui précède un risque de stagflation des choix : stagnation des décisions, allant de pair avec une inflation des mots, des procédures, et des promesses qui n’engagent personne à rien. Trois exemples de grands choix, fondateurs d’alternatives et donc de préférences. D’abord, le cadre général : en ces temps incertains, en risque de pertes de repères, il devient utile de confirmer une évidence : le modèle choisi par notre pays est celui, européen, de l’économie sociale de marché conciliant efficacité, solidarités et innovations. Sur cette base, nous avons longtemps choisi globalement de préférer les consommateurs aux producteurs ; depuis une décennie, cette préférence s’est heureusement incurvée vers des politiques de l’offre et de la compétitivité : allègement des charges des entreprises, soutien à la recherche et l’innovation , formations dont l’apprentissage, investissements d’avenir… avec des résultats positifs pour l’emploi et notre attractivité.
Ensuite la dépense publique, choix collectif essentiel : son poids dans le PIB, le plus élevé au monde (sous réserve de vérification pour Cuba, pauvre record), qui va de pair avec nos déficits jumeaux du budget et de la balance commerciale. Cela amène à s’interroger (après tant d’autres…) sur les KPI financiers et surtout opérationnels – incluant désormais l’impact CO2 – qui fondent cette situation de dépendance depuis si longtemps. La répartition de cet argent commun met en triste lumière nos préférences : est-il bien raisonnable que quelque 14 % du PIB soient consacrés aux dépenses de retraites ? Y a-t-il des dépenses moins productives que celles destinées au paiement d’une dette publique résultant largement de l’accumulation de dépenses d’exploitation ? L’espoir et le courage seraient de revisiter périodiquement les dépenses, les évaluer, sortir des « services (indéfiniment) votés ». Le système américain de plafonnement de la dette a semble-t-il au moins l’intérêt de permettre de telles discussions périodiques. Un tel travail me semble être un préalable au débat sur la manière de financer les gigantesques besoins en Capex de décarbonation. Pour ma part, je ne serais pas opposée à un endettement spécifique, ciblé, planifié, sous réserve que nous sachions aussi traiter l’accumulation, mal maîtrisée, de dépenses moins tournées vers l’avenir.
Enfin, troisième exemple, les outils industriels de la décarbonation dont l’Union européenne et la France font le choix majeur de principe, taxonomie et autres outils incitatifs ou pénalisants à la clé. Là apparaît une alternative : pour aller vite, et à moindre coûts, nous pourrions laisser se développer une sorte de « Chinese buy Act » sur les voitures et leurs composants par exemple, comme cela est déjà le cas sur les panneaux solaires. Le risque industriel et social sont très importants ; une autre préférence est celle de politiques favorisant l’accès aux ressources en matières premières et intrants, l’innovation et la construction d’éléments de souveraineté énergétique et industrielle. Il faut donc se réjouir et souhaiter l’intensification de certaines inflexions aux politiques de la concurrence, des aides d’État, et du commerce extérieur visant à notre « autonomie stratégique ouverte » en réponse aussi à l’IRA américain, qui préfère l’incitation aux réglementations.
Citons pour conclure Clémenceau
« Il faut savoir ce que l’on veut ; quand on le sait, le courage de le dire ; quand on le dit, le courage de le faire ». Pour cela, il faut certes des choix financiers ou réglementaires, mieux encore une planification aussi transverse que possible elle est bienvenue, mais aussi un narratif, une histoire, ce que le poète a résumé par la formule « il faut accrocher la charrue » (des choix) « aux étoiles » (politiques). Cela est particulièrement vrai pour bâtir une société écologique désirable.