Le conflit sur les retraites est-il le rejet d’un projet de loi – ou du gouvernement qui le porte – ou est-il le symptôme d’une crise plus profonde de notre démocratie ? Pour Claire Thoury, présidente du Mouvement associatif et membre du CESE, la réponse est claire : notre démocratie vit une crise multifactorielle. De cette situation naît une colère qui, lorsqu’elle est partagée, peut produire une saine mobilisation collective. Mais qui peut aussi conduire à la rupture si elle n’est pas canalisée.
Pour sortir de cette crise, l’autrice de cette note, également présidente du Comité de gouvernance de la Convention citoyenne sur la fin de vie, propose de réinvestir deux dimensions essentielles : une société civile organisée et une démocratie plus participative. C’est le sens donné aux conventions citoyennes, véritable « tour de force démocratique », dont elle dresse les enseignements avant d’écarter certaines critiques opposées à ce dispositif.
En réalité, démocratie représentative, participative, civile ou sociale ne s’opposent pas. Bien au contraire, les articuler entre elles doit être le fil rouge du renouveau démocratique. Parce que l’écart se creuse entre les Français et le politique, il est impératif de renforcer les relais qui se trouvent entre eux : les corps intermédiaires.
Les dernières semaines ont vu notre démocratie face à un paradoxe. Alors que des millions de personnes manifestent pour s’opposer à la réforme des retraites, de façon pacifique et apaisée, alors que les organisations syndicales font front, alors que les Français rejettent dans leur très large majorité ce projet de loi, et après des semaines de débat, la Première ministre a engagé la responsabilité de son gouvernement devant l’Assemblée nationale en activant le 49-3. Dire que cette décision a été un choc politique est un euphémisme. Perçue comme une forme de mépris, un déni de démocratie, elle a provoqué beaucoup d’émotions, de colères mais aussi de ressentiments, contribuant à ébranler davantage une confiance déjà bien érodée. Loin d’être une simple séquence politique et sociale, ce mouvement contre la réforme des retraites et son traitement par l’exécutif approfondit une fissure démocratique déjà forte qu’il nous faut urgemment panser au risque que la rupture soit définitivement consommée.
Si la crise de notre système démocratique est multifactorielle, le mépris ressenti par de nombreux acteurs l’accentue. En effet, dès 2017, les corps intermédiaires dont je fais partie ont reproché au président de la République d’être déconsidérés, mis de côté, traités avec une forme de mépris qui a grandement alimenté la colère. Par chance, lorsque la colère s’exprime et qu’elle est partagée, elle peut se transformer en un puissant mouvement de mobilisation collective. Rassemblés, nous sommes plus forts et mieux organisés. C’est la raison pour laquelle nous défendons le fait fédératif au sein du Mouvement associatif. C’est la raison pour laquelle une institution comme le Conseil économique social et environnemental (CESE) qui rassemble la société civile organisée et qui sait la faire dialoguer de façon constructive et apaisée doit jouer un rôle clé. C’est la raison pour laquelle nous avons choisi de créer le Pacte du Pouvoir de Vivre, qui réunit aujourd’hui 64 organisations (syndicats, associations, fondations, mutuelles) qui ont fait le choix de se rassembler pour porter un projet de transformation sociale ensemble, directement construit grâce à un ancrage réel puissant, donc en adéquation avec les aspirations des individus – ou en tout cas en prenant compte de ces aspirations.
Le vrai risque de la crise sociale et politique que l’on connaît avec cette réforme des retraites est que le mépris ne soit plus simplement destiné aux corps intermédiaires mais aussi aux parlementaires, d’une part, et aux citoyens, d’autre part, puisque le choix du pouvoir exécutif sous-entend que les uns et les autres sont soit dans l’incapacité de comprendre les vrais enjeux ou dans l’incapacité de prendre une « bonne décision » sur ce sujet. Comme l’explique très justement Cécile Van De Velde, les colères, lorsqu’elles sont collectives, produisent de l’action, de la mobilisation. En revanche, lorsque ces colères émergent du fait d’un mépris récurrent, d’un sentiment de ne pas être compris, d’être victime d’injustices répétées alors elles contribuent à fissurer davantage la confiance pour se transformer en un puissant rejet du système avec les effets que l’on connaît ou que l’on peut imaginer. Selon elle, la participation politique est d’ailleurs l’un des enjeux majeurs de la décennie notamment en raison de colères qui se dirigent contre les institutions, la participation politique au sens de l’acceptation des règles du jeu. Dans le cadre de ses travaux de recherche, elle s’intéresse aux révoltes plus silencieuses dont on parle moins mais qui peuvent précisément nous éclairer dans la perspective d’un travail sur le renouveau démocratique. Elle identifie une montée de la rhétorique anti-système directement corrélée à une rhétorique de frustration contre le système. Mais la question posée par Cécile Van De Velde est la suivante : comment se révolter contre un système ? C’est très difficile, cela renforce les colères silencieuses, discrètes, des colères qui ne se canalisent pas. Ces colères peuvent être très dangereuses parce qu’elles entraînent des ruptures et une radicalisation, vers l’extrême droite notamment, parce que le mépris ressenti est trop fort.
En cela, la situation sociale est préoccupante puisque face à une mobilisation significative, organisée, respectueuse, l’exécutif choisit de faire passer en force un texte avec des conséquences quotidiennes lourdes et significatives dans la vie des individus, un texte perçu comme injuste notamment en raison du critère d’âge qui crée, de fait, des inégalités. En plus d’alimenter le sentiment de mépris et d’injustice des citoyens, cette décision nie au Parlement sa fonction de faire la loi et renforce une contestation déjà grande de la légitimité de nos institutions.
Le tableau est un peu sombre mais des solutions tangibles existent bel et bien et gagnent à être connues et reconnues car il en va de notre responsabilité collective, notamment à nous acteurs de la société civile organisée, de tout faire pour résister à ce scénario catastrophe et montrer que des réponses existent. Pour sortir de la crise démocratique que l’on traverse, il faut investir deux dimensions essentielles, aux côtés de la démocratie représentative qu’il ne s’agit aucunement de remettre en question : une société civile organisée avec des corps intermédiaires renforcés, absolument indispensables pour une vitalité démocratique effective, pour poser les contradictions, les controverses, les désaccords mais aussi pour construire des compromis de sorte à construire des réponses collectives satisfaisantes à rebours de la facilité et de la médiocrité qui traversent le débat public aujourd’hui ; une démocratie plus participative car les citoyens veulent participer à construire les décisions qui les concernent. C’est tout le sens des conventions citoyennes : rassembler des gens, via le tirage au sort, issus d’horizons très différents, représentatifs de la diversité de la population française, pendant une durée significative, sur un sujet précis sur lequel ils n’ont pas à avoir de connaissances – bien que ce soit possible – pour échanger, comprendre, délibérer et construire des réponses collectives qui ne soient pas la somme des positions individuelles.
La Convention citoyenne sur la fin de vie qui vient de se terminer est un tour de force démocratique. Elle a réuni, pendant quatre mois, 184 citoyennes et citoyens venus d’horizons très différents, représentatifs de la diversité de la population française, de tous les âges, toutes les origines géographiques, tous les niveaux de diplômes, toutes les catégories socio-professionnelles. Ces 184 citoyennes et citoyens ont su produire en 9 sessions, 27 jours de travail, une proposition de cadre collectif de la fin de vie en France. Ce cadre exigeant s’organise en deux parties : une première partie consensuelle consacrée à la nécessité de renforcer le cadre actuel, notamment les soins palliatifs mais aussi de promouvoir la formation et l’information, de pointer la nécessité d’investir massivement dans la recherche, etc. ; la deuxième partie, consacrée à l’aide active à mourir, pose quant à elle la controverse, les arguments en faveur d’une aide active à mourir qui recueillent le soutien de 75 % des participants mais aussi ceux en défaveur qui obtiennent le soutien de 25 % des participants. C’est en cela que cet exercice est un tour de force démocratique qui a su poser la controverse, porteur de beaucoup d’espoir. Il parvient à rassembler dans la durée des citoyens qui acceptent de donner de leur temps pour traiter un sujet aussi sensible et complexe, qui, malgré les difficultés, débattent de manière apaisée et harmonieuse au point de dénoter significativement avec les débats organisés dans d’autres chambres et notamment à l’Assemblée nationale, mais aussi à construire une réponse complète et exigeante qui refuse tous les raccourcis et qui n’a pas peur de faire de la nuance une boussole de sorte à ne pas alimenter les polarisations déjà bien réelles. Cette capacité à dialoguer de manière aussi respectueuse avec des gens qui ne pensent pas de la même manière est illustrée par les propos de l’une des conventionnelles appartenant aux 25 % contre l’aide active à mourir lors de la conclusion des travaux : « merci aux 75 % d’avoir donné aux 25 %, 50 % du temps de parole et 50 % de l’espace dans le livrable ».
Quelques jours après la fin de cette convention considérée à cette date comme une réussite, je retiens trois éléments importants.
Tout d’abord, la quête du consensus n’est pas une nécessité. Au contraire, poser la controverse, accepter d’être en désaccord, chercher à trouver des voies de passage sans nier les nuances et les différences, dépasser la conflictualité, est sans doute un horizon souhaitable pour notre débat public. C’est ce qui s’est passé dans le cadre de cette convention puisque si une majorité claire se dégage, la réponse citoyenne ne dilue pas les positions les plus minoritaires, de sorte à n’empêcher personne d’être entendu sans nier ou diluer les divergences.
Ensuite, un exercice démocratique de ce type nécessite d’articuler de façon permanente le politique, l’intime et la méthode de sorte à garantir la confiance. Le politique car tout l’enjeu est de fixer un cadre de référence collectif qui permette à la société d’avancer ; l’intime parce que parler de fin de vie pour construire une réponse exigeante impose de partager un bout de soi avec d’autres mais aussi de recevoir un bout de l’autre avec soi ; la méthode parce que la démocratie se travaille, parce que ce sont des humains que nous avons en face de nous, parce qu’on ne peut pas anticiper tous les problèmes tout le temps, ni toutes les questions, toutes les interrogations, toutes les envies. Cela implique de s’ajuster en permanence, d’accepter d’avoir parfois tort, d’innover et d’expérimenter des solutions qui ne fonctionnent pas à tous les coups. C’est cet équilibre difficile, exigeant, qui permet la confiance des citoyens les uns envers les autres mais aussi des citoyens envers l’institution, confiance comme clé de voûte d’un bon fonctionnement démocratique. Autrement dit, quand on fait une erreur, on s’excuse ; quand on a des doutes, on les partage ; quand on est en désaccord, on en parle.
Enfin, avec le bon outil, on peut permettre à des citoyens de travailler sur tous les sujets. Les conventions citoyennes sont des dispositifs exigeants, qui s’améliorent de façon continue mais qui sont pensés pour garantir la participation de tous.
La question de la légitimité de ces citoyens s’est souvent posée, mais c’est mal comprendre le sens de cet exercice délibératif. Ils sont là précisément parce qu’ils n’ont pas de légitimité particulière mais pour ce qu’ils sont, tout l’enjeu étant de permettre le croisement des différentes individualités pour produire de l’intelligence collective. Demander à ces citoyens de venir comme ils sont c’est accepter que la raison n’est pas la seule à être légitime pour produire une réponse exigeante. Au contraire, ce sont bien les individualités qu’il s’agit de croiser : les vécus, les expériences, les émotions, les intelligences et les doutes. L’intelligence collective ne se résume pas à la superposition des intelligences individuelles mais nécessite que ces intelligences se croisent dans ce qu’elles ont de plus complet pour rendre possible quelque chose qui ne le serait pas autrement.
Ce cheminement collectif a pour mission d’éclairer la décision publique sur un sujet hautement sensible et de mesurer ce que la société serait prête à accepter après plusieurs semaines de travail. On ne peut que se réjouir que des conventions citoyennes soient organisées, elles sont notamment très importantes dans deux cas : pour défricher un sujet ou pour aider à trancher lorsque les débats traditionnels ne le permettent pas. Mais elles sont aussi un puissant outil pour permettre à tous de participer à la chose publique et trouver du pouvoir d’agir. Pour reprendre les propos de Thierry Beaudet, président du Conseil économique social et environnemental, si la décision appartient à celles et ceux qui ont la légitimité de l’élection, la construction de la décision appartient à tous.
Cet adage est vrai aussi pour les corps intermédiaires et la démocratie sociale. Notre démocratie souffre d’une défiance de plus en plus grande à l’égard des institutions et des élus. La démocratie représentative seule ne suffit pas, elle est aujourd’hui en crise. La tendance de fond est à la distanciation entre les Français et la politique d’où la nécessité de tout faire pour renforcer les corps intermédiaires, tout en organisant des exercices de démocratie participative exigeant vis-à-vis des commanditaires et des organisateurs pour redonner du pouvoir d’agir aux citoyens.
Renforcer les corps intermédiaires implique de gagner la bataille de la légitimité ou plutôt de sortir de ce conflit de légitimité observé tout au long de la mobilisation contre les retraites. Cette question se pose aussi pour les associations et/ou collectifs qui subissent des atteintes graves et répétées à leur liberté depuis plusieurs mois maintenant. Prenons l’exemple de l’affaire des méga-bassines qui confrontent deux visions autour du partage de l’eau pour illustrer cette affirmation puisque certains considèrent que stocker le surplus d’eau en hiver permet de faire face à la sécheresse en été tandis que d’autres pointent les conséquences du fait de puiser dans les nappes phréatiques comme les sous-sols ne peuvent plus se reconstituer. Ces derniers pointent la nécessité de changer de modèle plutôt que de s’obstiner à détruire la planète pour préserver le modèle actuel. Sauf que l’État soutient les premiers ce qui incite les deuxièmes à s’organiser pour résister. Cela pose donc la question de savoir qui est légitime. Plus encore, l’affaire des méga-bassines illustre bien les vives tensions entre le monde associatif et l’État accentuées depuis la promulgation du contrat d’engagement républicain le 1er janvier 2022, que doivent signer les associations subventionnées ou agréées. Dénoncé par le Mouvement associatif – et le monde associatif en général – ce contrat inscrit dans la loi visant à conforter les principes de la République et créée pour lutter contre les séparatismes, est dans les faits utilisé contre les associations de droits et de cause et les associations environnementales. Ce texte et son utilisation problématique attestent de la méconnaissance de ce que sont les associations à la République. Là encore, nous sommes face à un paradoxe démocratique puisque les associations qui ont permis de faire évoluer les principes et les valeurs de la République, dont le droit est reconnu comme un principe constitutionnel, dont les libertés sont inscrites dans sa loi fondatrice de 1901, se trouvent mises en difficultés. Alors que la loi 1901 pose la confiance comme a priori, le contrat d’engagement républicain y oppose la défiance. Outre ce que cela dit de la conception que certains se font du rôle des associations – qui rappelons-le, ne sont pas là pour faire plaisir aux pouvoirs publics – cela a des conséquences très concrètes à plus ou moins long terme avec la crainte, d’une part, d’entraver l’action de certaines associations et donc la réponse à des besoins et, d’autre part, de voir certaines associations s’auto-censuraient au risque que certains progrès n’adviennent pas. Où en serait-on si Act-Up n’avait pas installé un préservatif géant place de la Concorde pour faire réagir la population face à la montée du Sida ? Où en serait-on si le Planning familial n’avait pas importé des contraceptifs de Grande Bretagne alors que la contraception n’était pas autorisée ? Les exemples ne manquent pas pour illustrer ce rôle clé d’aiguillon démocratique que les associations jouent depuis de très nombreuses années maintenant, soyons donc très attentifs et mobilisés face à tout ce qui pourrait l’entraver.
Parvenir à articuler démocratie représentative, démocratie sociale et civile, et démocratie participative, est le fil rouge de ce renouveau démocratique que l’on appelle de nos vœux. Cette articulation doit être posée pour parvenir à résister à la crise que l’on traverse et pour construire une démocratie renouvelée. En creux se pose la question du partage du pouvoir de sorte à garantir du pouvoir d’agir aux individus et du pouvoir d’influence aux collectifs d’individus organisés précisément pour cela. Taire les corps intermédiaires, refuser la nuance, centraliser le pouvoir, sont les maux dont souffre notre démocratie. Accepter de partager le pouvoir de façon plus systématique, co-construire la décision pour que les propositions soient en adéquation avec les besoins et attentes des personnes concernées, agir pour lutter contre la médiocrité du débat public en acceptant la controverse et les aspérités sont des horizons évidemment souhaitables mais surtout possibles dès lors que l’on s’en donne les moyens.