La progression des préoccupations écologiques, le développement du numérique et l’influence de nouveaux courants sociologiques ont structurellement modifié les modes de consommation depuis 20 ans. Mais avant même d’effectuer des arbitrages sur leur consommation, les ménages français doivent faire face à un certain nombre de dépenses « contraintes », en forte hausse, essentiellement impactées par la hausse du coût du logement. Cette hausse n’aurait pas été problématique si elle n’avait correspondu, en parallèle, à une quasi-stagnation de leur niveau de vie. Pris en tenaille entre des dépenses en hausse et un niveau de vie qui stagne, les Français nourrissent dans leur majorité un sentiment de déclassement.
Après une analyse de ces évolutions, Pascale Hébel passe au crible la structure des dépenses « arbitrables » (alimentation, mode, mobilier…) selon les catégories de population. Elle observe des tendances dans les stratégies de consommation, circulant dans des catégories populaires vers les catégories supérieures, des jeunes vers les plus âgés, des classes moyennes vers le reste de la population…
Introduction
L’évolution des comportements de consommation est avant tout influencée par l’évolution des revenus, par les changements socio-démographiques et les modes de vie, notamment les effets de génération. Certes, les traditions culturelles ralentissent certains mouvements, mais chaque pays évolue vers les mêmes arbitrages de consommation. Ainsi, avec la progression des préoccupations écologiques, le développement du numérique et l’influence des courants sociologiques contemporains (tels que la montée des inquiétudes liées à la santé), on assiste à une transformation des modes de consommation ces vingt dernières années. Les classes modestes sont très fortement contraintes en raison de la hausse très importante des dépenses de logement ; elles adoptent des comportements d’usages plutôt que de propriété. Aujourd’hui, ces nouveaux modes de consommation ont fortement gagné les catégories à haut capital culturel (niveau de diplôme élevé) par distinction sociale. Cela témoigne d’une valorisation des comportements écologiques marquée chez les jeunes générations, adeptes des loisirs plus que de possession et soucieuses d’adopter des modes de consommation plus durables (alimentation biologique, éviction de la viande…).
Des dépenses contraintes en forte hausse
En France, la progression du niveau de vie moyen a nettement ralenti : une quasi-stagnation a été enregistrée sur les quinze dernières années. Le niveau de vie moyen n’a augmenté que de 0,4 % par an contre 1,4 % les quinze années précédentes (Fig. 1). Cette situation, qui contraste avec le passé, est la conséquence d’une crise économique qui a duré près de dix ans et qui a exercé une pression financière importante sur les consommateurs. Même lors de la profonde crise de 1993, le pouvoir d’achat par « unité de consommation » (UC) avait progressé (légèrement, certes).
Les consommateurs sont aujourd’hui confrontés à de fortes pressions financières : 7 personnes sur 10 déclarent ainsi qu’elles s’imposent régulièrement des restrictions sur plusieurs postes de leur budget. Cette pression financière est d’autant plus forte que les revenus sont bas (80 % chez ceux qui gagnent moins de 1 000 euros par mois contre 38 % chez ceux qui gagnent plus de 5 000 euros par mois). Mais elle est aussi beaucoup plus importante chez les jeunes (80 % chez les 35-44 ans contre seulement 62 % chez les 65 ans et plus). Le déséquilibre de répartition des revenus entre les plus jeunes et les plus âgés s’est estompé au cours du temps mais reste relativement plus important qu’en Allemagne par exemple. L’écart de revenu dans la tranche d’âge 25-49 ans est de 19 % entre Allemands et Français contre seulement 9 % chez les 65 ans et plus (Fig. 2).
Cette pression financière est d’autant plus forte que le poids des dépenses contraintes (Fig. 3) n’en finit pas d’augmenter depuis les années 1960. La hausse du poids des dépenses contraintes s’explique essentiellement par une hausse du coût du logement au cours des dernières décennies (Tison, 2022). L’insuffisance de construction de logement a conduit à un renchérissement des loyers. La hausse du poids du logement touche particulièrement les classes modestes et les jeunes générations. Du côté des plus modestes, le poids du logement a beaucoup plus augmenté que chez les plus aisés. Le poids du logement est de 10 points supérieur chez les 20 % les plus pauvres par rapport aux 20 % les plus riches, cet écart n’était que de 2 % en 1979. Sur le poids de l’alimentation, l’effet est inverse. L’écart était de 17 points entre les plus modestes et les plus aisés en 1979 et il n’est aujourd’hui que de 4 % (Fig. 4 ). D’autre part au même âge, les dépenses de logement par unité de consommation sont plus élevées pour les plus jeunes générations que pour les générations les plus âgées (Fig. 5). Au niveau européen, la France fait partie des pays qui a le poids du logement le plus important (Fig. 6).
Les consommateurs sont pris en tenaille entre le coup de frein du pouvoir d’achat et la progression des dépenses « contraintes » ou « pré-engagées », lesquelles réduisent les dépenses « arbitrables » des consommateurs à une peau de chagrin (Fig. 3). Les classes moyennes et les jeunes générations voient le rêve de l’ascenseur social s’éloigner, et elles nourrissent une rancœur particulière à l’égard d’un système social qui, à les entendre, ne les protège plus des chocs économiques, voire les accable d’impôts. Le sentiment de déclassement est important, 56 % des Français se considèrent en échelle sociale en dessous de la médiane. Ces catégories de populations sont contraintes de s’adapter et développent des stratégies de consommation plus sobres. Si la cohésion sociale commence à se fragiliser, d’autres tendances, notamment de nouvelles formes de consommation, se développent et tendent à combler en partie le manque de lien social.
Stratégies de consommation tournées vers le lien social et la sobriété
Cette progression des dépenses « contraintes » se traduit pour les ménages par l’obligation de diminuer les dépenses « arbitrables », notamment l’alimentation à domicile, qui correspond pourtant à un besoin de base. Les jeunes générations consacrent moins de 8 % de leur budget à l’alimentation, alors que la génération de leurs grands-parents y a consacré plus de 20 % (Mathé et al, 2012). Parallèlement, le vieillissement de la population explique que les dépenses d’habillement ou de mobilier connaissent des croissances plus faibles. Les générations plus anciennes n’aiment pas jeter et cherchent des produits qui durent. Elles consacrent, en revanche, moins d’argent aux loisirs et à la communication, davantage considérés comme superflus. Or ces services sont fortement consommés par les plus jeunes. Quant aux générations d’après-guerre, elles ont été marquées par un modèle social bien différent de celui que nous connaissons : plein-emploi, mobilité sociale ascendante, perspectives de conditions améliorées, progrès technique et diffusion de nouveaux modes de vie. Ce modèle les a davantage prédisposées à la confiance dans l’avenir. Aussi bien dépensent-elles plus que les autres en vacances, en activités et en produits culturels (lecture, musées…), en cosmétiques. Mais, plus généralement, les évolutions de modes de vie, notamment l’augmentation de l’activité féminine salariée, la prolongation de la durée des études (les étudiants ont peu de temps à consacrer aux courses), l’éloignement domicile-travail, l’accroissement du nombre de ménages constitués d’un seul adulte (solos et familles monoparentales), accroît le mouvement de hausse des dépenses de services dans une société imprégnée de loisirs. Les consommateurs sont en recherche constante de temps pour eux en même temps que d’un désir de consommation. Dans cette logique, le service le plus répandu est celui de la restauration hors domicile, notamment la restauration rapide, qui se développe partout en Europe. En France, alors que les dépenses d’alimentation à domicile diminuent en volume en 2022 de 4 %, celles en restauration hors domicile augmentent de plus de 3 % par an.
Durant la crise de 2008, les catégories les plus touchées par la crise (jeunes et classes modestes) ont été obligées de mettre en place des stratégies de contournement pour continuer à consommer. Sur les objets comme les achats de vêtements pour enfants, les livres ou la voiture, les secondes vies (Van de Walle, 2012) se sont fortement développées dans les catégories les plus contraintes. Ils sont plus nombreux à avoir déjà pratiqué le covoiturage en tant que passager. Ces pratiques ont été ensuite adoptées par les hauts capitaux culturels qui ont mis en place ces stratégies par effet de distinction (Sessego V. et Hébel P., 2018). La montée de la consommation collaborative se fait jour dans les classes plus aisées. Alors que la cohésion sociale est menacée, que les institutions traditionnelles peinent à fédérer, des modes de consommation nouveaux – d’abord dans certaines catégories, mais plus largement aussi – se mettent en place pour combler le manque de lien social et pour répondre à des attentes écologiques de plus en plus fortes chez les jeunes générations. En 2022, 54 % des Français ont vendu un produit d’occasion sur internet et 52 % en ont fait l’achat. Du côté de la location entre particuliers (location de logement, covoiturage…), certains sites récents connaissent une progression remarquable depuis leur création (BlaBlaCar, Airbnb, Leboncoin…). La France se distingue ici de ses voisins : la mise en place de la consommation collaborative y est plus développée. Ainsi, 63 % des Français ont déjà acheté des produits d’occasion contre 59 % en moyenne pour 12 pays européens. Ces nouvelles pratiques sont à la fois le signe d’un désir de convivialité et de partage et la marque de l’ère numérique. Pour les classes moyennes supérieures et notamment les hommes, c’est un moyen de gagner encore plus d’argent en louant son appartement, en revendant des objets. Naturellement, de tels comportements se développent d’abord au sein des jeunes générations. Dans cette ère d’éphémère et de nomadisme, plus besoin, pour nombre d’entre eux, de posséder des objets rutilants pour exister. L’ostentatoire par la possession, caractéristique des opulentes années 1970, n’est plus de mise (Hébel P., 2012). La dimension politique n’est pas absente de cette évolution, quand le consommateur est de plus en plus conscient de posséder un « pouvoir par ses achats » de nature à provoquer des changements à l’échelle de la société. Il a l’impression de pouvoir maîtriser quelque chose dans un système d’échanges économiques, sur lequel il semblait n’avoir jusque-là aucune prise. À travers ses différentes manifestations et possibilités d’action, la consommation éthique et solidaire espère ainsi exercer une influence sur le fonctionnement du marché.
Aussi bien voit-on monter des préoccupations environnementales et de santé. Elles sont d’abord le fait des catégories de population à haut capital culturel, plus diplômées, qui développent deux stratégies. L’une se fait en faveur du « moins consommer », avec pour objectifs d’éviter le gaspillage, de consommer des produits plus robustes, de réduire les achats au strict nécessaire, de louer et d’échanger des produits et des services plutôt que de les acheter. L’autre consiste à surtout « mieux consommer » : valorisation des produits bio, des aliments « Sans » (sans additifs, sans colorant, sans viande, sans lactose, sans gluten…), préférence pour des équipements moins énergivores, moins consommateurs de matières, moins polluants, davantage recyclables, fabriqués localement pour réduire l’impact environnemental du transport et préserver des emplois locaux (Sessego et Hébel, 2018).
Au-delà de cette sobriété choisie, dans le contexte actuel de forte hausse de l’inflation, les consommateurs de la classe moyenne inférieure adoptent des attitudes et des comportements de consommateurs stratèges. Les hausses des prix de l’énergie et les hausses des prix de l’alimentation ne touchent pas de la même façon toutes les catégories de population. L’INSEE a montré qu’en octobre 2020, la hausse de l’énergie a fait augmenter de 30 euros le budget mensuel des ménages Français, en zone rurale cette hausse est de 45 euros contre seulement 25 euros en agglomération parisienne. Les enjeux de sécurité alimentaire deviennent cruciaux pour les étudiants, les jeunes adultes et les familles monoparentales et les plus modestes. Toujours en octobre 2022, 68 % des consommateurs déclarent ne pas avoir suffisamment à manger ou ne pas avoir ce qu’ils souhaitent à manger. Le pourcentage a progressé de 16 points en un an. La première stratégie mise en place par les consommateurs est la limitation du gaspillage notamment alimentaire ; 37 % des consommateurs mettent en place cette stratégie (Fig. 6). Pour limiter le gaspillage alimentaire, les consommateurs apportent de plus en plus souvent des aliments de chez eux pour manger sur leur lieu de travail (74 % des actifs en 2022 contre 53 % en 2018), mais ils utilisent aussi de plus en plus souvent les applications qui permettent de récupérer des invendus (Phénix ou Too good to go). Ces stratégies font diminuer les dépenses de consommation tout en réduisant l’impact écologique.
Les achats de premiers prix ou les promotions sont en forte hausse. Le recours aux magasins Low Cost sont en hausse : Lidl a gagné 0,3 point de parts de marché en 2022. Les stratégies d’achat opportunistes basées sur le recours à la promotion, aux soldes et aux produits d’occasion se développent comme en témoigne le succès du Black Friday en 2022 (+30 % selon Amazon).
Un autre facteur intervient dans la consommation, la recherche du lien social et le partage. Le plaisir vient de la relation aux autres qui a beaucoup manqué pendant les deux années de confinements et restrictions de déplacements. Ainsi le vendredi soir idéal pour les Français consiste à se retrouver avec des amis autour d’un bon repas (Hébel, 2022).
Dans les mois à venir, les foyers les plus modestes et les familles nombreuses devront se restreindre sur le poste alimentation, ils supprimeront les produits les plus superflus comme ceux des prises hors repas et des petits déjeuners comme en 2008. La hausse des prix alimentaires accélèrera les changements de régimes alimentaires de plus en plus basés sur les produits végétaux. Les diminutions des consommations de viande y compris la volaille vont s’accélérer avec les hausses de prix à venir sur ces produits. La consommation de produits céréaliers, comme les pâtes, le riz, la semoule, les œufs augmente tandis que celle des confiseries, biscuits, chocolats diminue. Le fait maison et la consommation de conserves vont se développer. La baisse de pouvoir d’achat se répercutera sur l’achat de biens durables (automobiles, équipements du foyer…), sur les sorties dans les restaurants, les loisirs et les départs en vacances. La polarisation entre les différentes catégories de population est de plus en plus forte, entre ceux qui ont constitué une épargne importante (les plus âgés), ceux qui subissent de plein fouet les hausses des prix de l’énergie et de l’alimentation (les ruraux, les plus modestes, les plus âgés) et ceux qui veulent se rattraper et continuer de sortir (les 18-24 ans) mais qui doivent pour cela se contraindre sur le poste alimentaire. Les frustrations sont énormes pour les plus jeunes.
Conclusion
La recherche de sens dans la consommation est de plus en plus présente. Elle s’accompagne d’une baisse des achats d’objets et d’une hausse du poids des services notamment dans le logement. Cette recherche de sens est sans doute l’un des changements majeurs des dernières années dans les comportements des consommateurs dont les enchaînements des crises permettent d’éprouver la profondeur.
Bibliographie
- Hébel P., « La Révolte des moutons : le consommateur prend le pouvoir », Edition Autrement, 2012.
- Hébel P., « Fragmentation des consommateurs autour de la sobriété », Constructif, 2021/2 (N° 59), p. 24-29.
- Hébel P., « Le vendredi soir idéal des Français : détente, sorties et tâches domestiques » Consommation & Modes de Vie, CREDOC, N°CMV321, 2021.
- Mathé T., Hébel P, Perrot M., Robineau D., « Comment consomment les seniors ? », Cahier de recherche (Crédoc), n° 296, décembre 2012.
- Sessego V., & Hebel P., « Consommer durable est-il un acte de distinction ? Représentations, pratiques et impacts écologiques réels au regard des dynamiques sociales », 2018, Cahier de Recherche, CREDOC.
- Tison E., « Les cinq dysfonctionnements à corriger sur le marché du logement », Relançons le débat économique, Le Cercle des économistes, 2022.
- Van de Walle I., Hébel P., Siounandan N.,« Les secondes vies des objets : un phénomène durable », Lettre Consommation et Modes de vie du CREDOC, 2012, n°254.