La transition démographique peut provoquer des peurs liées au vieillissement de la population ou lorsqu’il est question du recours à l’immigration pour palier à la baisse de la natalité. Pour expliquer comment ces craintes peuvent être mobilisés à des fins idéologiques par certains courants politique, Nicolas Lebourg montre comment la mobilisation de la démographie a évolué au cours du temps, notamment dans une visée électorale.
Cet article est extrait du cinquième numéro de la revue Mermoz, « Démographie, la transition silencieuse ».
Il est des sujets aussi sensibles que révélateurs, ainsi des discours d’extrême droite sur la démographie. Quand, pour sa première élection présidentielle en 2012, Marine Le Pen reprit les mesures natalistes que son père avait présentées à la précédente élection présidentielle, elle les fit passer d’un chapitre qui traitait du choc biologique imposé par la démographie africaine à un sur la justice sociale. La question est ainsi un sous-texte constant, mais aux formulations changeantes. Des populistes aux radicaux, deux enjeux prédominent : le fiscal et l’ethnique.
La démographie comme socle budgétaire
Si le Front national est fondé en 1972, il faut attendre les législatives de 1978 pour qu’il s’identifie au thème de l’immigration, avec le slogan « un million de chômeurs, c’est un million d’immigrés en trop ». Il s’agit là d’une dénonciation d’un coût social mais, face à l’arrivée de la gauche au pouvoir en 1981, s’y ajoute un coût fiscal, afin de séduire des électeurs de droite. A partir de 1990, pendant dix ans, le FN va scander un chiffrage : l’immigration coûterait 210 milliards par an (soit 56 milliards d’euros). Systématiquement, Jean-Marie Le Pen précise que le calcul provient du « Rapport Milloz ». Le nom fait officiel, mais Pierre Milloz, dont le FN se plaît à signaler qu’il est « énarque », qualité pour ce coup positive, est surtout un membre du FN. Son estimation, faite sur l’année 1989, n’est pas conforme à une brochure électorale frontiste de 1988 qui parlait de 108 milliards et précisait « source : ministère de l’Intérieur ». En fait, c’est Jean-Marie Le Pen qui donne ce chiffre lors d’une émission télévisée de 1985, en affirmant citer un « spécialiste du budget », qui plus est député chiraquien. Ce dernier a bien lancé une estimation dans l’hémicycle lors d’un débat… mais elle est de 58 milliards. L’intervention est oiseuse, l’élu évoquant ainsi un ratio de 10% de population étrangère alors qu’il s’élevait à 6,8%.
N’importe : que le temps passe, le président du FN multiplie. En 2007, son programme affirmait que l’immigration coûtait 209 milliards de francs (la conversion n’étant pas faite en euros). En 2012, Marine Le Pen annonçait un coût de 40 milliards d’euros, puis 70 milliards en 2014, enfin 100 milliards en 2015, mais le secrétaire général d’alors redescendait à une fourchette allant de 25 à 60 milliards à l’Université d’été frontiste de 2016. Depuis, malgré le fait que le parti assure que l’immigration déferle, le chiffrage s’est stabilisé vers 40 milliards – par exemple de la part de Jordan Bardella durant la campagne des européennes de 2024. Si on fait la conversion entre euros et francs le chiffre revient tout simplement à celui de 2007.
Pourtant, la « préférence nationale » demeure le cœur du programme du Rassemblement national (RN). Il est vrai que l’argument est essentiel : en assurant que l’immigration coûte une fortune, le parti dispose d’une manne lui permettant de proposer une défense de l’État social sans aucune hausse fiscale. Il peut ainsi faire coïncider sa représentation interclassiste assurant l’unité des membres de la nation à une stratégie de construction d’une assise électorale traversant les classes sociales malgré leurs intérêts socio-économiques divergents. Est valorisé le producteur national, « la France qui se lève tôt », contre les profiteurs « d’en-bas », des immigrés assistés grevant les comptes publics, et profiteurs « d’en-haut », des élites mondialisées et cosmopolites. L’argument démographique a ici des vertus tant de mobilisation idéologique qu’électorale.
La démographie comme eschatologie
En 1972, la « déclaration d’intention » du FN définit la nation comme « la communauté de langue, d’intérêts, de race, de souvenirs où l’homme s’épanouit. Il y tient par ses racines, ses morts, le passé, l’hérédité ou l’héritage. » Cet unitarisme biologique et culturel justifie doctrinalement un refus de l’immigration qui troublerait la composition ethnique du corps national. Quand, en 1980, Jean-Marie Le Pen est interrogé sur son programme migratoire, il invoque « la distorsion qui existe entre la démographie des races blanches septentrionales -Amérique, Russie, Europe - et l’explosion démographique du Tiers-monde ». En 2015, il est exclu de son parti après la parution d’un entretien où il défend cette « Europe boréale » participant de l’hémisphère de la blanchité – ce que le théoricien néodroitier Guillaume Faye nommait « le Septentrion ».
Lors de l’élection présidentielle de 1988, le thème a une visée de mobilisation populiste. Jean-Marie Le Pen évoque les Maghrébines tapant « sur leur abdomen rebondi en disant : c’est grâce à vous que nous pourrons vaincre les Français ». Mais, après cette date, l’apport des néodroitiers au FN durcit considérablement les représentations ethnicistes. En 1996, le parti organise un « colloque scientifique » où Histoire et démographie forment une science unique. Un universitaire membre de la Nouvelle droite expose que « La population de la France s’est bien peu modifiée depuis les temps préhistoriques (…) sa composition raciale s’est fixée depuis le paléolithique supérieur » avant que l’immigration des dernières décennies n’enclenche un risque de « mort douce du peuple français ». On passe ici à des représentations bien plus radicales que celles du populisme et un membre de l’assistance ne s’y trompe pas en demandant « Qui peut avoir intérêt au génocide de la race blanche ? ». Un autre cadre issu de la Nouvelle droite, qui achèvera sa vie dans les réseaux prorusses, lui apporte la solution « Ceux qui ne veulent plus qu’il y ait de race ». On est là dans un système de pensée qui s’exprime chez les radicaux des États-Unis en fustigeant le « white genocide » ourdi par le mondialisme juif.
L’une des dynamiques fondamentales du XXIè siècle à l’extrême droite est que cette idée d’un génocide par l’immigration s’est diffusée dans ses tendances, avec ou sans causalité juive. Chez les accélerationnistes, tendance terroriste néonazie dont le plus fameux attentat est celui de Christchurch en 2019 (51 victimes), le thème est central : ce siècle serait celui des génocides et soit les Blancs seront éliminés, soit ils forgeront un ordre nouveau racial et politique. Le terroriste de Christchurch l’écrit : « This is ethnic replacement. This is cultural replacement. This is racial replacement. This is WHITE GENOCIDE ».
Pour autant, le succès du syntagme « Grand remplacement » tient de sa sortie de la thématique antisémite – même si Renaud Camus déplorait en 2002 le rôle des élites juives dans la dislocation de la « conception raciale » de la nationalité. La démographie peut se faire promesse d’enfer sans cela, et même avec des indicateurs faibles. Le démographe Hervé Le Bras a ainsi fait remarquer que lorsque Renaud Camus prophétise le remplacement complet des Européens par un taux de 0,05% de migrants dans la population européenne devenant un flux, il commet avant tout une erreur mathématique puisque cela équivaut à 5% en un siècle…
L’argumentaire fait pourtant mouche, et est repris aussi bien par Éric Zemmour que par Jordan Bardella. Le récent ouvrage du second est sans équivoque quand il pointe l’attitude de Jean-Luc Mélenchon après le 7 octobre. Il s’agirait d’un pari sur « la démographie », car « Qui peut croire que Paris adopterait la même politique étrangère avec une population majoritairement acquise au Hamas et éprouvant de la haine envers Israël ? ».
Conclusion
En positif ou ne négatif, la démographie des extrêmes droites se veut une rationalisation tout en étant un anti-intellectualisme. Elle propose un récit mobilisateur et un choix polarisant : une société nationale et solidaire ou l’achèvement final. Elle constitue ainsi une esthétique cohérente plus qu’un programme formel, mais qui a le mérite de lui permettre de parvenir à demeurer sur son socle idéologique depuis le XIXe siècle : la proclamation d’une nécessaire régénération organiciste articulée à une révision des relations internationales. La démographie est la formulation adaptée à une époque de massification des sciences sociales d’une représentation de l’Histoire où des peuples, conçus comme des unités ethno-culturelles, sont en compétition pour des espaces.