Nous ne sommes pas tous égaux face à l’inconnu. Comme le montre Patrice Huerre, nous entretenons un rapport intime avec l’incertitude, qui s’établit au cours de l’existence, depuis les premiers jours jusqu’à l’âge adulte. Ce rapport est aussi hérité de millénaires d’histoire humaine, que nous oublions parfois un peu vite en aspirant à un monde certain, prévisible. Car n’y a-t-il jamais eu une époque certaine ? Face à cet inattendu qui dérange, Patrice Huerre souligne la tendance de l’humain à tout vouloir prévoir ou à accréditer ceux qui proposent un peu trop facilement d’effacer le doute et l’angoisse.
Alors, plutôt que chercher à tout prix à dissiper l’incertitude, pourquoi ne pas apprendre à vivre avec ? C’est, selon Patrice Huerre, dans les « 1000 premiers jours » qu’il est possible d’établir une relation ouverte à l’imprévu. C’est à ce stade du développement que se construit la capacité future à s’adapter. On comprend donc que la capacité à faire face à l’incertitude est un atout inégalement réparti, qui prend toujours plus d’importance dans une société où la plupart des emplois de 2030 n’existent pas encore. Voici donc un grand et beau défi pour nos sociétés : préparer dès le plus jeune âge les esprits à faire face à l’inattendu.
« Ce que je sais, c’est que je ne sais pas. »
PHRASE attribuée à Socrate par Platon
Vous avez dit incertitudes…
Pour nombre de nos contemporains l’incertitude est perçue comme une entrave à la construction de nos vies et de nos projets. Elle empêcherait l’anticipation rassurante de l’avenir. Elle est alors vécue comme source d’angoisse. Il importerait donc de la dissiper. Tandis que pour d’autres, prendre en compte l’incertitude est la noble tâche qui les anime et les occupe, quel que soit le domaine de leur intervention. La mission qui est la leur est à l’origine de progrès importants dans des domaines aussi variés que celui de l’espérance de vie et des accidents domestiques, celui de la météo ou des conditions de travail, des évolutions technologiques et de la médecine… Pour d’autres encore, elle est source de créativité et considérée comme un stimulus bienvenu. C’est dire la diversité des réactions humaines face à l’inconnu.
Dans mon champ d’activités, mon propos se situera sur une autre scène. Celle du rapport intime de l’humain à l’incertitude et la manière dont il s’établit au cours de l’existence, parfois de façon douloureuse, comme je peux en être le témoin dans ma pratique soignante et psychothérapeutique ; d’autres fois comme ouverture de possibilités inédites. Le rapport que chacun entretient avec l’incertitude et avec l’inattendu résulte de son histoire singulière qu’il révèle en creux. Pour certains, ces mots peuvent être synonymes de trouble voire d’angoisse. Pour d’autres, plus rares, ils correspondent à un espoir et sont stimulants. L’incertitude est pour eux un moteur. L’imprévisible représente alors un aiguillon pour inventer, pour résoudre une énigme, pour créer. Bref, un défi à relever. Car en effet, n’est-ce pas sur l’incertitude que s’organise la destinée humaine ? Ne pas savoir de quoi demain sera fait n’est-il pas le lot de chacun ? Cela empêche-t-il d’avancer ? Si l’on avait attendu d’être certains que telle invention, tel traitement, tel choix offrent des résultats à 100 %, peu de progrès auraient eu lieu. Et cela que soient considérées les questions sanitaires, géostratégiques, économiques, affectives… Force est de constater que l’accélération actuelle des changements conduit à l’oubli de l’histoire : y a-t-il déjà eu une époque certaine ? Où tout aurait été prévisible ? L’amnésie du passé que connaît notre époque conduit à privilégier un fonctionnement dans le présent. Problématique de l’adolescent qui considère que ce qui lui arrive et ce qu’il éprouve, aucun adulte avant lui ne l’a connu ! Comment les anciens composaient-ils avec l’imprévisible ? À l’aide de rituels ou de formules conjuratoires des maux redoutés, par le recours à la pensée magique ou à des croyances anxiolytiques ? Nos contemporains n’aiment pas ce qui est incertain. Il leur faudrait connaître par avance les résultats de ce qu’ils entreprennent avant de s’y lancer. Ils veulent garder l’espoir d’une maîtrise rapide de ce qui leur échappe. Et plus c’est le cas, plus leur besoin de maîtrise se renforce.
Dans le même temps, et ce n’est pas le moindre des paradoxes, les humains peuvent occulter avec une grande constance des phénomènes ou même des répétitions prévisibles. Et détenir de ce fait peu de capacités à tirer les enseignements du passé et de l’expérience pour éviter des désagréments ou des catastrophes anticipables. Toute ressemblance avec l’adolescent estimant qu’il sait mieux que les anciens ce qu’il convient de faire et écartant les conseils de ses parents serait fortuite… Et pourtant. C’est particulièrement visible dans des domaines aussi variés que les conflits guerriers (des causes similaires produisant les mêmes effets), les épidémies (l’existence d’un vaccin ne garantissant pas son usage), les scenarii répétitifs d’une génération à l’autre (l’affirmation déterminée à l’adolescence : « je ne ferai jamais comme ceux qui m’ont précédé »… et la mise en scène de ce qui était exclu, quelques années plus tard en position de parent).
Ne caractérisons nous pas bien souvent d’inattendu ce qui relève plutôt du refoulement du connu et d’une amnésie de ce qui nous dérange ? Mais à côté de ces situations existent bien entendu des changements inédits voire des mutations totalement imprévisibles. L’expérience montre combien chacun y réagit de façon singulière et les vit à sa manière. Pour certains, la négation l’emporte : comme s’il ne se passait rien, manière de se protéger des angoisses qui pourraient naître de l’inconnu. Pour d’autres, l’angoisse envahit leur vie et les fige comme des statues dans la peur et la sidération. D’autres encore, à l’inverse, y trouvent une excitation stimulante, et parfois même un plaisir inédit. Le nouveau les intrigue positivement. D’autres enfin sont quant à eux en attente d’un « chef » ou d’une recette magique qui garantirait l’effacement des doutes, la recherche immédiate de la satisfaction des attentes… Le besoin de réassurance face à l’inconnu génère le regroupement des inquiétudes comme des espoirs. Qu’il prenne la forme de partis politiques, de chapelles idéologiques ou religieuses et autres associations, ce besoin cherche à réactiver nos bases et nos expériences de vie, autant que nos points forts et nos fragilités, à la recherche d’un apaisement. Plus que « qui se ressemble s’assemble », c’est : qui vit les mêmes peurs se rassemble. Tandis que d’autres trouveront des occasions de partage de l’inattendu par exemple par le plaisir partagé de fictions (romans, films, théâtre…) dont ils ne connaissent pas l’issue a priori.
Faire avec l’incertitude, une vieille histoire
Mon métier me conduit bien souvent à considérer l’impact des premiers temps de la vie sur son déroulement ultérieur. Les fondations conditionnent en grande partie la construction de l’humain. Quelle est leur solidité ? Sur quel sol s’appuient-elles ? Comment se constituent-t-elles ? Regardons en arrière dans le temps de la vie comment s’établit notre rapport à l’incertitude.
Le bébé doit sa survie à la constance et à la régularité de soins « suffisamment bons » comme les qualifiait le psychanalyste anglais Donald Winnicott (Jeu et réalité, Folio essais, 2015). Il fonctionne sous le signe du chiffre 2 : le parent, qui veille à satisfaire ses attentes de façon adaptée, et lui. La fiabilité des réponses apportées à l’expression de ses besoins lui permet progressivement d’anticiper et d’accepter l’attente ainsi qu’acquérir non pas des certitudes, mais une sécurité intérieure et une confiance à l’égard de ce qui provient de l’extérieur. Le renouvellement régulier de ces expériences permet au tout petit de différer la réalisation de ses désirs vers 6 à 9 mois de vie en s’appuyant sur un « objet transitionnel », un doudou, qui lui offre une sorte de garantie de la venue de ce qui l’attend. De là procède la capacité de jeu si précieuse qui nous permet tout au long de notre vie d’avoir du jeu face à l’imprévu et à l’adversité autant qu’à recourir à l’humour… Ces étapes franchies, le langage verbal pourra apparaître en début de deuxième année, permettant de rendre compte avec des mots de ce qui est souhaité ou non par l’enfant, et de ce qui occupe son monde intérieur. Le bon déroulement de ces étapes permet l’établissement d’une confiance suffisante vis-à-vis de l’entourage, du futur, et plus largement du monde extérieur, qui, sans viser la disparition des incertitudes, permet de composer avec elles.
A contrario, tout ce qui empêche l’établissement d’une confiance renouvelée régulièrement dans l’environnement dont on dépend rend l’attente difficile voire impossible : l’incertain devient synonyme de risque très probable. C’est par exemple le cas des carences affectives précoces qui ont pour conséquence de ne pouvoir se fier à une réponse qui s’est révélée incertaine de façon récurrente, ce qui conduit à l’impulsivité et la transgression. Car attendre est devenu synonyme de déception et de frustration. Ce sont des modalités de fonctionnement que l’on retrouve dans les conduites délinquantes par exemple. C’est dire que la fiabilité ou l’imprévisibilité qui ont marqué les expériences précoces laisse une empreinte teintant l’organisation psychologique de façon singulière. Même si bien heureusement les expériences ultérieures de la vie peuvent renforcer ou atténuer, voire réparer les blessures précoces. Quand pour certains attendre équivaut à une éventuelle bonne surprise, pour d’autres cela signifie frustration à coup sûr. Alors pourquoi dans ces cas prendre le risque de l’incertitude quand tout dans son bagage infantile associe cet état à une déception prévisible ou à un risque douloureux ?
À l’adolescence, il est habituel que soient réactivés ces enjeux précoces. Le développement du corps étant vécu comme imprévisible en début de puberté, et la vie future comme indéterminée, tout contribue à s’accrocher à des certitudes affichées. Ainsi qu’à privilégier le présent, et ne pas se reconnaître comme héritiers d’une histoire. L’idée d’un auto-engendrement s’impose alors comme une évidence : pas de dette à l’égard des géniteurs ! Adultes, nous gardons bien évidemment les traces de nos histoires infantiles et juvéniles même si elles sont profondément enfouies et ne ressortent qu’à notre insu dans les situations déstabilisantes. Elles sont au cœur des enjeux inter-générationnels qui nous portent autant qu’ils nous entravent parfois. Et dont il est possible de vérifier régulièrement l’impact négatif à la mesure du silence et du refoulement dont ils font l’objet.
Quel défi irréaliste serait d’espérer mettre fin à l’incertitude. Quel espoir infantile serait ainsi soutenu par une société régressive. C’est ce que le bébé espère : maîtriser ce qui lui échappe. Il l’expérimente par exemple sans fin et avec jubilation dans le fameux jeu de la bobine évoqué par Sigmund Freud (Au delà du principe de plaisir, PUF, 1996), dans lequel il lance hors de son berceau une bobine retenue par un fil solide pour la faire réapparaître en tirant sur le fil (le For Da). Il apprend ainsi l’existence de la possibilité d’être maître du jeu avec la jubilation qu’il en tire alors.
Mais qu’en est-il si le développement des expériences infantiles est arrêté à cette phase de la construction psychologique et donne l’espoir de l’application de ce pouvoir sur la bobine aux autres sujets de la vie. Cela peut devenir un objectif obsessionnel visant la maîtrise de l’incertain. Plutôt que de courir le risque de subir, faire comme si ce qui advenait était le résultat d’un choix. S’auto-attribuer un pouvoir qui n’existe pas. Et espérer ainsi supprimer l’angoisse existentielle. En psychopathologie, nous retrouvons les formes majorées du besoin d’empêcher l’incertain et les angoisses qu’il génère dans un certain nombre de situations : les anorexiques, les névrosés obsessionnels, les paranoïaques représentent quelques unes des malheureuses victimes de ce mécanisme.
Ceci ne veut pas dire qu’il soit malvenu de tout faire pour diminuer certaines incertitudes parmi les plus préjudiciables. C’est un programme déjà bien ambitieux : éviter ce qui est certainement ou très probablement négatif. Ne pas le rechercher serait aberrant. C’est le domaine de la prévention utile. Ainsi par exemple face à la conduite automobile sous alcool, face aux vaccins comme nous avons pu le voir avec le Covid-19, face à certaines maladies évitables…
L’humain aimerait prévoir : de la météo à l’avenir, en passant par la bourse et l’état du monde. Il est en risque régulier d’accréditer ceux qui proposent l’effacement du doute et de l’angoisse que l’incertain peut générer chez certains. De la voyance à la pensée magique et aux horoscopes, nombre d’offres en témoignent. Tout serait écrit sur un grand livre accessible seulement à certains… Mais s’il savait ? S’il connaissait son destin ou pouvait diriger sa vie. Que ferait-il d’autre ? Et s’il a une idée de la réponse, pourquoi ne pas le faire sans attendre ?
Remèdes et conditions
Faire face à l’incertitude est une compétence qui dépend étroitement des premiers temps de vie. Nos expériences précoces déterminent en effet grandement nos capacités de jeu, autrement dit nos aptitudes à prendre une certaine distance face à ce qui nous inquiète ou nous affecte. Elles donnent plus ou moins la possibilité d’attendre une heureuse surprise ou font resurgir le risque d’une déception redoutée, qui entraîne dans son sillage un rejet de l’incertain. Elle est donc répartie de façon inégale. C’est pourtant bien là, durant « les 1000 premiers jours », que se trouvent les possibilités d’établissement d’une relation à l’imprévu plus ouverte. C’est là que se met en place une suffisante sécurité intérieure comme socle permettant de faire avec l’incertain. Et que s’établissent en conséquences les capacités d’adaptation, déterminant primordial d’une existence qui ne vivra pas la nouveauté et l’inédit comme une agression déstabilisante. Faire avec les incertitudes est donc un atout inégalement réparti. Et pourtant, chacun y est confronté – telle est la condition humaine –, en cherchant bien évidemment à les lever, et non viser illusoirement à les faire toutes disparaître. Mais nos capacités d’anticipation sont de plus en plus réduites par l’accélération des changements du monde et l’avancée des connaissances. N’oublions pas par exemple que 85 % des emplois offerts en 2030 n’existent pas encore (Dell et l’Institut pour le futur) : dès lors, quel conseil donner à un adolescent se posant des questions d’orientation scolaire ? La souplesse et les capacités d’adaptation deviennent les qualités principales. La curiosité, loin d’être un vilain défaut, représente désormais encore plus qu’avant un atout. Et là encore, la question se pose du soin qui est pris à la faire naître, puis à la cultiver, à la maison comme à l’école. Et l’incertitude la stimule si le goût en a été donné tôt dans la vie : « Ce que je ne connais pas ou ne comprends pas m’intéresse ». Nous pourrions dans ces cas là faire l’éloge de la surprise, de l’inattendu, comme l’enfant en bonne santé l’apprécie. L’éducation comme la pédagogie devraient désormais mettre au rang de priorité le plaisir du jeu et de la surprise. La crèche et l’école devraient privilégier le développement de ces compétences pour demain. Car elles sont un moteur puissant. Que l’on parle d’objectifs scientifiques quand il s’agit de chercher à expliquer ce qui apparaît comme incertain, comme pour trouver les déterminants cachés d’un phénomène. Le plaisir de la recherche découle des questionnements précoces soulevés par le tout petit. Et c’est aussi vrai dans la création littéraire et plus largement artistique. Créer des univers de fiction comme les romanciers et les cinéastes peuvent le faire, avant que la réalité ne les rejoignent quelques décennies plus tard à l’instar de Jules Verne, Jean Jacques Rousseau, Honoré de Balzac ou Aldous Huxley entre autres.
À l’inverse du besoin adolescent (habituellement transitoire…) de tenir des propos affirmatifs à la mesure de ses doutes sur lui-même, retrouvons en nous le bébé de 2-3 ans que nous avons été, questionnant sans cesse, chercheur inépuisable d’une meilleure compréhension du monde qui l’entoure : « Pourquoi ? Pourquoi ? », demande-t-il sans fin lorsqu’il est en bonne santé. Au risque de lasser ses proches qui, faute de réponse, ou par épuisement de leur disponibilité, concluent l’affaire par un : « parce que c’est comme ça ! ». Au risque de tarir une curiosité naturelle au profit d’une attente d’un mode d’emploi prêt à l’usage, rapidement obsolète. Préparer les esprits à faire de plus en plus face à l’inattendu afin de pouvoir en saisir les opportunités et à y trouver des sources de plaisir, tel est le défi actuel et urgent pour les parents, les enseignants et les professionnels de l’enfance, et plus largement pour les responsables économiques et politiques. Les bébés d’aujourd’hui sont les adultes de demain !
Bibliographie
- Freud S., « Au-delà du principe de plaisir », Paris : PUF, 2013. 96 p. (Quadrige).
- Huerre P., Robine, F., « Lieux de vie, ce qu’ils disent de nous : La révolution des intérieurs », Paris, Odile Jacob, 2017. 224 p.
- Huerre P., Petitfrère P., « L’autorité en question, nouveau monde, nouveaux chefs », Paris, Odile Jacob, 2021. 180 p.
- Huerre P., « Jouer, un moteur pour l’avenir » Paris, Nathan, 2021. 144 p.
- Huerre P., « Comment l’école s’éloigne de ses enfants » Paris, Nathan, 2022. 173 p.
- Winnicott D. W., « Jeu et réalité : L’espace potentiel », Paris, Gallimard, 2015, 275 p. (Folio Essais).