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L’émigration marocaine : un impact ambivalent sur le marché du travail  

L’émigration, un mal nécessaire pour les pays de départ ? Comme souvent, la réalité est plus complexe. En prenant l’exemple du marché du travail au Maroc, il apparaît que si l’émigration soulage les pressions sur un marché saturé et génère des apports financiers cruciaux, elle fragilise également l’économie locale en aggravant la fuite des talents. 

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    Organisation internationale pour les migrations (OIM). (2024). World Migration Report 2024. Disponible sur: https://publications.iom.int/books/world-migration-report-2024.

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    Calculs des auteurs sur la base des données de la Banque mondiale (moyenne 2014-2023).

Depuis son indépendance en 1956, le Maroc s’affirme comme un pays d’émigration, avec une diaspora de première génération estimée à 3,25 millions de personnes1 et un solde migratoire net négatif qui varie entre 33 800 et 92 000 personnes sur les dix dernières années2, avec une moyenne de 62 000 personnes. Ce phénomène, enraciné dans des dynamiques socio-économiques internes et des opportunités internationales, a des effets complexes sur le marché du travail marocain.

D’un côté, les transferts financiers des Marocains Résidant à l’Étranger (MRE) jouent un rôle essentiel dans l’économie du pays, représentant environ 8% du PIB national (IOM, 2024). De l’autre, l’émigration, notamment des compétences qualifiées, pose des défis importants. Cette fuite des cerveaux accentue les déséquilibres du marché du travail, déjà marqué par un chômage élevé et une transition démographique conduisant à terme au vieillissement de la population active. 

Cet article explore les effets ambivalents de l’émigration sur le marché du travail marocain, en analysant ses impacts sur les dynamiques d’emploi, les compétences locales et les équilibres socio-économiques. 

La migration comme valve de sécurité 

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    Haut-Commissariat au Plan (HCP), Population légale du Royaume du Maroc selon les résultats du RGPH 2024.

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    Haut-Commissariat au Plan (HCP). (2023). Activité, emploi et chômage : Résultats annuels 2023. Maroc.

Comme on peut voir dans le tableau 1 ci-dessous, le Maroc traverse une phase avancée de sa transition démographique. En 2024, la population totale atteint 36,83 millions, dont 27,94 millions en âge de travailler. Cependant, la participation à la population active est en déclin, passant de 50,9% en 2002 à seulement 43,6% en 2023, avec une baisse particulièrement marquée chez les femmes (19,0% en 2023, contre 25,1% en 2002). La force de travail se compose de 12,2 millions d’actifs, répartis entre 9,5 millions d’hommes et 2,7 millions de femmes. 

Tableau 1 : Dynamiques de la population et tendances du marché du travail (2002-2023), en million  

Source : HCP, 2024 

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    Haut-Commissariat au Plan (HCP). (2024). Note d’information du haut-commissariat au plan relative à la situation du marché du travail au troisième trimestre de 2024. Disponible sur: https://www.hcp.ma/La-situation-du-marche-du-travail-au-troisieme-trimestre-de-2024_a3973.html.

Même les années d’une croissance économique élevée, le marché de l’emploi ne parvient pas à absorber cette population croissante. En 2024, 1,68 million de personnes sont au chômage, contre 1,2 million en 2002. Parmi les plus jeunes (15-24 ans), environ 1,5 million sont en situation de NEET (ni emploi, ni éducation, ni formation), avec probablement un total de plus de 4 millions de NEET dans la tranche d’âge 15-34 ans, ce qui traduit un échec structurel à intégrer cette génération. Quant aux perspectives, d’après les projections du HCP, la population en âge de travailler (15-64 ans) au Maroc a augmenté de 282 000 personnes chaque année en moyenne entre 2014 et 2024, et continuera à augmenter pendant les dix prochaines années (2024-2034) de 218 000 personnes par an en moyenne, avant de ralentir à une augmentation moyenne de 94 000 personnes par an entre 2034 et 2044. En revanche, le marché de l’emploi n’arrive à créer historiquement que 110 000 emplois par an en moyenne sur la période 2000-20195 (entre le troisième trimestre de 2023 et le troisième trimestre de 2024, l’économie marocaine a créé 213 000 postes d’emploi nets, après avoir perdu 297 000 postes une année auparavant).

Face à ces tensions, la migration internationale agit de facto comme une valve de sécurité, en offrant une alternative aux jeunes confrontés à un marché local pas suffisamment dynamique. Ce phénomène est particulièrement visible chez les 15-24 ans, dont la population active est passée de 2,04 millions en 2014 à 1,34 million en 2023, en partie à cause des départs migratoires. Cependant, cette migration, bien qu’elle allège les pressions internes, aggrave la fuite des talents, affectant des secteurs stratégiques tels que la santé, l’éducation et les secteurs technologiques. 

Fuite de cerveaux ou gain de capital humain ? 

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    Haut-Commissariat au Plan (HCP). (2023). Activité, emploi et chômage – Résultats annuels 2023.

La migration qualifiée représente un défi majeur pour le marché du travail marocain, notamment dans les secteurs de la santé, d’ingénieries et des technologies. La figure 1 ci-dessous montre le profil des qualifications des migrants : 33,5% des émigrants marocains ont un niveau d’enseignement supérieur, contre seulement près de 21,3%6 au sein de la population active non migrante en 2023.

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    Conseil National des Droits de l’Homme (CNDH). (2024). فعلية الحق في الصحة [L’effectivité du droit à la santé]. Disponible à l’adresse : https://www.cndh.ma/sites/default/files/2024-02/cndh_-_rapport_sante_va22_0.pdf.

Même si le taux de chômage des diplômés au Maroc est à 19,8% dans le troisième trimestre de 2024 (par 13,6 % pour la population active dans son ensemble), dans certains secteurs spécifiques, cette migration de capital humain pose des problèmes de disponibilité de travailleurs qualifiés. À titre d’exemple, le Maroc compte environ 23 000 médecins, alors que les normes de l’OMS exigent au moins 55 000, soit un déficit de 32 000 praticiens. Par ailleurs, le pays manque de 65 000 professionnels de la santé toutes catégories confondues pour répondre aux besoins croissants. Entre 10 000 et 14 000 médecins marocains exercent à l’étranger, soit près de la moitié des effectifs nationaux. Chaque année, 600 à 700 médecins quittent le pays, tandis que les diplômés annuels se limitent à 2 100 à 2 200, accentuant la pression sur le système de santé7. Cette fuite des cerveaux touche également les ingénieurs, avec une perte de 2 000 à 3 000 diplômés sur les environs 11 000 formés chaque année au pays à un coût de formation pour l’État de 250 000 euros par ingénieur tout au long de son cursus, selon des chiffres du Ministère de l’Enseignement supérieur. 

Figure 1 : Migrants actuels (%) selon le niveau d’éducation et le sexe 

Source : Enquête Nationale sur la Migration Internationale, HCP, 2020. 

Cependant, la diaspora contribue au développement national via des transferts financiers représentant 8% du PIB. Par ailleurs, les transferts favorisent l’accès à l’éducation pour les enfants des ménages bénéficiaires, améliorant ainsi leur niveau d’instruction. Cependant, cette progression ne garantit pas une insertion réussie sur le marché du travail. Le décalage entre les qualifications acquises et les opportunités disponibles sur le marché de travail national conduit à une surqualification et à un chômage élevé parmi les diplômés. Ces déséquilibres alimentent à leur tour les aspirations migratoires, perpétuant un cycle où l’émigration est perçue comme une voie de mobilité sociale et économique. 

De plus, les compétences acquises à l’étranger pourraient favoriser un brain gain, à condition de mettre en place des politiques adaptées pour encourager le retour ou l’engagement des expatriés. Ainsi, la migration qualifiée, bien que déstabilisante pour certains secteurs, peut devenir un levier de développement si elle est intégrée dans une stratégie nationale cohérente en matière de migration et compétences. 

Transferts des migrants : un facteur de distorsion pour le marché du travail ? 

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    OCDE (2017), Interactions entre politiques publiques, migrations et développement au Maroc, Les voies de développement, Éditions OCDE, Paris

Comme nous l’avons signalé, les transferts de fonds des migrants marocains constituent un pilier économique crucial, améliorant les conditions de vie des familles des migrants et facilitant l’accès à l’éducation. Ces flux financiers, cependant, peuvent aussi engendrer des distorsions sur le marché du travail, notamment en influençant la participation féminine. Avec un taux d’activité des femmes d’environ 20% en 2023, l’un des plus faibles au monde, les transferts permettent à des millions de familles de subvenir à leurs besoins sans nécessiter un emploi féminin rémunéré. Cette tendance est particulièrement marquée chez les femmes mariées à des migrants, renforçant leur rôle traditionnel au sein du foyer8. En somme, bien que les transferts de fonds soutiennent l’économie et les ménages, ils peuvent également renforcer des déséquilibres structurels, tels qu’une faible participation féminine et une dépendance accrue aux revenus externes. 

Conclusion 

En conclusion, il est impossible de comprendre la dynamique du marché du travail marocain sans prendre en compte les flux migratoires persistantes. L’émigration marocaine illustre une dynamique ambivalente. Si elle soulage les pressions sur un marché du travail saturé et génère des apports financiers cruciaux, elle fragilise également l’économie locale en aggravant la fuite des talents. Par ailleurs, les transferts financiers, bien qu’ils soutiennent la consommation et l’éducation, peuvent perpétuer des déséquilibres structurels, tels qu’une faible participation féminine et une dépendance accrue aux revenus externes. Ces réalités soulignent la complexité des interactions entre migration et marché du travail, et la nécessitant d’approfondir les recherches sur cette question pour alimenter une stratégie nationale dans ce domaine et maximiser les bénéfices de la migration du travail tout en limitant ses effets négatifs. 

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