Au-delà des raisons économiques évidentes qui poussent les classes les moins favorisées à épouser les thèses des mouvements populistes, il existe aussi des raisons plus psychologiques, notamment le manque de confiance dans les autres et la désocialisation dont sont victimes une partie des classes populaires.
Quelles sont les origines du populisme ? Pour tenter de répondre à cette question, nous avons mené avec Elizabeth Beasley, Daniel Cohen et Martial Foucault *, des enquêtes inédites, sur des milliers d’électeurs, en France et à l’étranger, pour tenir compte aussi bien de leur situation économique et sociale que de leurs valeurs et leur psychologie. Deux conclusions principales en ressortent sur un schisme politique et social.
Mal-être et colère
Le facteur premier, qui explique la crise des « gilets jaunes » et la montée des forces antisystème en France, en Europe ou aux Etats-Unis, est indiscutablement de nature économique. Dans notre enquête inédite, nous montrons que l’insécurité économique (risque de chômage, mondialisation, ubérisation de l’économie, inégalités…), qui frappe de plein fouet les classes populaires et les classes moyennes inférieures, explique leur mal-être et leur immense colère contre les partis politiques traditionnels et les institutions, jugés incapables de les protéger contre ces risques.
Mais les causes du populisme sont loin d’être seulement économiques. La nouveauté de notre enquête est de montrer qu’il existe un facteur appartenant à un autre registre, celui des relations interpersonnelles , c’est-à-dire de la confiance dans les autres. La confiance est le facteur central qui explique qu’un électeur, soumis à ces risques économiques, va basculer du côté de la gauche radicale ou de la droite populiste. Les électeurs de Marine Le Pen aux élections présidentielles de 2017 entretiennent une très forte défiance envers les autres, beaucoup plus élevée que les électeurs de Jean-Luc Mélenchon.
Cette défiance ne vise pas seulement les immigrés ; elle cible aussi leurs voisins, leurs familles, les autres en général. Cela permet de comprendre ce grand paradoxe, selon lequel les électeurs des classes populaires et moyennes se tournent vers des candidats populistes opposés au Welfare State, comme Trump, Salvini, l’AfD ou Marine Le Pen. Ces électeurs se défient non seulement des riches (qu’ils voient comme des spéculateurs mondialisés), mais aussi des pauvres (considérés comme des assistés, ou pire, des immigrés).
Recul des syndicats
Cette forte défiance dans les autres traduit un rapport blessé à autrui. Mais cette blessure n’est pas juste psychologique ou culturelle. Elle puise ses origines dans la désocialisation et la solitude propres à nos sociétés. Nous sommes passés d’une société de classes (où les ouvriers partageaient un monde commun au sein des entreprises, des syndicats, des mouvements communistes et socialistes) à une société d’individus isolés. Les « gilets jaunes » sont la manifestation de cette désocialisation au travail avec une surreprésentation des catégories populaires dans le tertiaire (chauffeurs routiers, aides-soignantes…), très peu encadrées par les normes sociales traditionnelles de l’entreprise ou par les syndicats. Cette solitude se manifeste aussi dans les territoires. Les électeurs de Trump et de Marine Le Pen, comme les « gilets jaunes », sont concentrés dans des territoires désindustrialisés, orphelins de lieux de socialisation, qu’il s’agisse de services publics, de commerces, de lieux culturels. Or la solitude des sociétés postindustrielles commande des politiques publiques radicalement nouvelles.