Le logement occupe une place centrale dans nos vies. Refuge dans les temps difficiles, il exerce aussi une influence dans la construction de son identité, l’accès à certains droits ou à un emploi. Des enjeux qui se posent tout particulièrement au moment de quitter le domicile parental et d’acquérir son indépendance. Nous avons proposé à Jean Viard et Angeline Thazar d’échanger sur la relation qu’entretiennent les jeunes et leur logement et de dessiner ainsi quelques pistes pour réinventer le logement.
Cet article est extrait du deuxième numéro de la revue Mermoz, « Le toit nous tombe-t-il sur la tête ? ».
Refuge en temps de crise, point de repère au fil de la vie… quelle place le logement tient-il dans nos vies ?
Jean Viard : Au XIXe siècle, on parlait des sans-familles, aujourd’hui, on parle des sans domicile fixe. Cela signale quelque chose : ce qui nous définit n’est plus notre famille, mais notre logement, notre adresse et tout ce que ça entraîne (compte en banque, papiers…). Le logement est un refuge, il l’a toujours été : les châteaux avec des coursives, les maisons paysannes avec des grosses portes. Pourtant, la vie c’est un trajet résidentiel, ce n’est pas un logement, c’est un système résidentiel qui marque les âges […]. Le logement s’est agrandi car il remplit de nombreuses fonctions. Au fond, chaque logement est un « Club Med » aujourd’hui.
Angéline Thazar : Le logement a toujours été un lieu fondamental. Avant la pandémie, il nous permettait d’avoir un certain sens de la sécurité, c’était un point d’appui. On lui donne maintenant une place plus importante parce qu’on le personnalise, on y passe beaucoup plus de temps. En plus de cela, avoir un logement permet d’avoir accès à ses droits, que ce soient les aides au logement, le droit à l’éducation ou le droit au travail. Le logement façonne notre personnalité. Avoir son propre logement permet d’abord de s’émanciper et ensuite de pouvoir se développer en tant qu’individu. Mais nous ne sommes pas tous égaux, tout le monde n’a pas un logement décent, un logement agréable.
Comment, pour les jeunes, être dans une résidence étudiante ou un studio de 10 m² participe-t-il à l’image de soi ? Est-ce une source de stigmatisation ou un « passage obligé » ?
J.V. : C’est normal dans la vie d’évoluer. Si vous commencez par un 200 mètres carrés à 18 ans, vous n’allez plus avoir la volonté de bouger. Or la vie est un trajet. Maintenant, il faut distinguer les situations, notamment pour les étudiants. Parcoursup a augmenté la distance entre les familles et les jeunes. On peut vous envoyer dans une fac n’importe où sans vous garantir d’être logé et alors vous devez payer un loyer qui peut être conséquent. Maintenant, je pense que face à ce problème, tout jeune, tout étudiant, peut travailler un jour par semaine. Par exemple, je serais favorable au fait que tous les jeunes qui prennent un contrat de travail une fois par semaine aient le droit à une place dans une cité universitaire.
A.T. : Effectivement, en général, ça n’est pas dérangeant de commencer modestement parce que c’est logique, mais la crise du logement n’est pas seulement étudiante, c’est une crise globale. Je ne sais pas si une petite surface augmente la stigmatisation subie par les étudiants mais je pense qu’il est vraiment difficile de faire entendre à quelqu’un qu’il n’aura pas de place en Crous, qu’il lui faudra renoncer à des études supérieures parce que le loyer représente un poste de dépense trop important et de lui dire ensuite qu’il doit être un citoyen engagé, au même titre que ses aïeuls qui ont eu plus d’opportunités pour y arriver dans la vie. En plus, il y a des inégalités territoriales très fortes ! Je suis originaire des Outre-Mer où, par exemple, les problèmes d’accès au logement et à l’université se posent de manière encore plus prononcée, puisque de nombreuses filières n’existent pas sur place.
J.V. : Bien sûr. Je pense que c’est aux départements de financer les logements sociaux des étudiants de leur territoire, c’est assez normal qu’ils financent des Cité U dans les villes comme Lyon ou Marseille de façon à ce que leurs jeunes aient droit à des études. Vous avez tout à fait raison, il n’y a pas de logique ou de pensée politique territoriale du logement étudiant.
Comment peut-on adapter les politiques du logement à l’évolution de nos modes de vie ?
A.T. : Il faut se concentrer sur un logement durable, qui respecte la nature, dans lequel on peut se projeter et qui est adapté au changement climatique. J’ai participé à une saisine du Conseil économique, social et environnemental (CESE) sur le logement durable. J’y ai compris un gros problème : on a des connaissances sur les logements adaptés aux hautes températures dans les Outre-Mer, mais comme elles ne respectent pas certaines normes, elles ne sont pas prises en compte, on a du mal à exporter les savoirs. Il y a aussi un biais colonial par rapport à ça, mais on n’a pas le temps ou la volonté politique de les étudier en profondeur, donc on continue de se raccrocher à des vieilles choses et de reporter des investissements bioclimatiques. Le temps nous manque face à la pression des demandes grandissantes de logement. […]
J.V. : Je suis assez d’accord. C’est pour ça que je dis qu’il faut regarder les pays du Sud. Je ne sais pas comment on habitera la ville dans 20 ans, mais je pense qu’on habitera de moins en moins en ville : Paris perd 10 000 habitants par an, 70 000 depuis la Covid-19. Ça ne pose aucun problème ! Je pense que les Français aspirent à habiter dans des petites villes ou des villes moyennes, à 30 ou 40 minutes des grandes villes, à la fois pour des raisons de solidarité, pour des raisons de xénophobie – ça évite de vivre avec des immigrés – et parce qu’on veut avoir un jardin, etc. Comment on gère ça ? On a construit des lotissements périurbains et on a cassé la citoyenneté. Les gens sont des citoyens de l’extérieur. Ils habitent à Paris, mais à une demi-heure, ils habitent à Marseille mais à une demi-heure. Donc ils ne votent pas dans la ville, ils n’en partagent pas le projet. Comment reconstituer la citoyenneté avec ces gens qui veulent habiter à côté de la ville et comment construire la sociabilité dans ces territoires ? On a construit un modèle non-citoyen et populiste parce que les gens voulaient des jardins et qu’on a réfléchi morceau par morceau […]. Refaisons de la ville un objet politique, parce que la ville, c’est la base de la démocratie.
On dirait que les aspirations en matière de logement restent globalement les mêmes entre générations ?
J.V. : Effectivement, les gens ont envie d’habiter une maison individuelle avec jardin – 60 % des Français le font déjà. Malgré ça, on construit des villes en hauteur […]. Il y a une période de la vie, quand on est jeune, où on est très urbain. Regardez par exemple les populations des milieux populaires qui se sont construites des lotissements péri-urbains autour des grandes villes : leurs enfants n’ont qu’une envie, c’est d’aller en ville, car ils sont dans un modèle de liberté, d’autonomie, de nouveaux rapports entre filles et garçons, etc. Après, c’est toujours la même chose : au moment du deuxième enfant, ils voudront un jardin, aussi parce qu’élever les enfants en ville est extrêmement compliqué. C’est ce qu’il se passe à Paris, où il faut énormément d’argent pour vivre. Les gens des couches moyennes, qui gagnent entre 2000 et 4000 euros par ménage, s’en vont. Toutes les populations qui font tourner la ville en vivent souvent loin en réalité. Paris, ce sont 2 millions d’habitants, dont 700 000 qui travaillent, 1 million de gens qui y entrent tous les jours pour travailler et 2 ou 3 millions qui y entrent en plus. Cette ségrégation est peut-être à la base du populisme. Les milieux populaires se sentent méprisés et rejetés par ces élites hyper-urbaines qui ont deux maisons, qui vont en avion à Marrakech le week-end et qui font des grands discours écolo.
Quels sont les ressorts derrière cette permanence du désir de la maison avec jardin ?
J.V. : Ça a un rapport à la nature. La maison avec jardin, c’est extrêmement charnel, mais c’est aussi un rapport culturel à la nature, aux animaux, aux arbres, aux fleurs. Il y a 15 millions de potagers dans ce pays, certains pour des raisons économiques mais beaucoup pour autre chose – les gens ne mangent même pas leurs propres légumes parfois ! Et pourtant, toutes les années, ils recommencent. C’est une aventure extraordinaire, et ça n’est pas des stéréotypes particulièrement bourgeois. Les milieux populaires ont les mêmes aspirations et les ont toujours eues, simplement on les a entassés dans des immeubles en hauteur. Regardez les corons du XIXe, dans tous les jardins il y avait des potagers.
A.T. : Le droit à la propriété est consacré dans la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, au même titre que d’autres libertés politiques et culturelles. Ça montre bien son importance pour les Français. En plus, la pierre a toujours été une valeur sûre et quand on est propriétaire de son domicile, en général, ça enlève beaucoup d’inquiétudes. Mais l’accès à la propriété est de plus en plus réservé à une catégorie favorisée socio-économiquement.
J.V. : Je voudrais ajouter qu’il y a un rapport entre la propriété et la retraite […]. Plus les jeunes auront le sentiment qu’ils n’auront pas de retraite, plus la question de l’achat du logement va les angoisser. L’achat du logement, c’est en moyenne sur 25 ans, donc si on veut avoir fini avant 65 ans, il faut l’avoir acheté avant 40 ans. Cette angoisse, on la sent bien monter dans la jeunesse. D’ailleurs, si vous regardez l’évolution de la montée de l’extrême droite, vous sentez très bien que l’insécurité résidentielle devient un enjeu auquel il faut absolument donner une réponse.
Cela revient au lien entre logement et protection…
A.T. : Tout à fait. Il y a plein de gens qui vivent dans des logements dans lesquels ils ne peuvent pas se projeter, malgré leurs revenus. Ils savent qu’ils n’auront pas accès à la propriété, qu’ils n’auront pas accès à un logement qui leur plait vraiment, même en travaillant et en économisant. Se dire « même si je reste à Paris, avec un emploi de cadre, je ne pourrai pas être propriétaire », que tout l’argent part dans un loyer, ça crée de l’insatisfaction. Cette frustration se traduit en politique également. Il y a un problème de solidarité intergénérationnelle qui se pose.
J.V. : Je suis d’une génération plus optimiste, qui a permis aux gens de gagner 25 ans d’espérance de vie, jamais dans l’histoire humaine une génération a eu un tel résultat.
A.T. : La vraie angoisse, c’est que nous n’arriverons pas à faire aussi bien…
J.V. : Vous ferez autre chose ! Vous avez la bataille climatique à gagner, vous allez inventer de nouvelles sources d’énergie, de nouveaux modes de vie. Comment construire ? C’est une épopée extraordinaire qui est en train de commencer ! C’est aussi fascinant qu’en 1870 quand on a inventé le train. La question, c’est est-ce qu’on se lance dans ce qui est en train de naitre, ou est-ce qu’on se met à pleurer sur ce qu’on n’a pas eu ? Le but de la jeunesse, c’est de construire le futur.
Finalement, peut-on dessiner le logement idéal ?
J.V. : Ça dépend pour qui et ça dépend des âges ! Une vie, ce sont des aventures successives. Entre les aventures, il y a des ruptures. Quand il y a une rupture, vous n’avez plus le même modèle. Si vous voulez trouver un partenaire à la campagne, c’est plus compliqué que dans le centre de Paris. Si quitter la ville en couple, c’est bien, que fait-on quand on se sépare ? C’est pour ça que je dis qu’il n’y a pas de logement idéal. Pour moi, à 90 ans, c’est à côté d’un bon hôpital. Mais, à vos âges, ça va encore !
A.T. : Je pense que c’est un logement qui nous permet d’avoir accès aux services publics, à l’éducation, au travail, à la nature et à une communauté. Après la Covid-19, on se rend compte que le logement c’est un nodule central qui nous connecte à plein d’autres choses et qui soulève d’autres problématiques : le transport, la qualité de vie, l’emploi, les projets familiaux. Quand on a un logement un peu sécurisé, on peut se projeter, mais quand c’est un peu incertain, il y a des projets de vie qu’on a du mal à imaginer. C’est pour ça qu’aujourd’hui beaucoup de gens vivent dans l’inquiétude.