La pandémie de Covid-19 et ses différents confinements ont profondément changé le rapport des Français avec la ville et les campagnes. Le télétravail a poussé de nombreux foyers à choisir l’exil des grandes métropoles pour chercher et trouver un autre mode de vie. De nombreux autres enjeux sont dans la balance comme le numérique et l’environnement.
Mais la ville ne peut faire sans la campagne, et vice versa. Après un rappel historique des mutations urbaines qui permet de mieux comprendre l’évolution des opportunités et contraintes urbaines contemporaines, l’auteur de cette note explique pourquoi et comment, pour sauver les villes, il faut sauver les campagnes.
A l’aube du nouveau quinquennat, les questions liées à la décentralisation refont ainsi surface. D’où la nécessaire et utile réflexion de la manière d’aborder le sujet avec pragmatisme. Pour l’architecte Jean-François Laurent, la ville a un besoin urgent de se refaire une santé. Ce qui relève clairement des politiques publiques en général, de l’action publique en particulier.
La ville n’est plus un espace de civisme partagé. Elle est devenue une jungle tribale et festive.
L’évolution des modes de vie due, à la fois à l’omniprésence du monde numérique dans la société, l’isolement et le développement du télétravail résultant de la pandémie, le coût croissant de l’immobilier qui réduit l’espace habitable des plus jeunes, et l’accélération des transformations climatiques, sont autant de paramètres qui ont profondément modifié l’usage et la mobilité dans la grande ville.
Ainsi, en très peu de temps, la vie urbaine s’est considérablement développée autour des lieux de rencontre, d’échanges et de fête dans les rues, sur les places, les berges, les mails, les jardins… autant de points denses qui concentrent les activités. Il est frappant de constater que ce sont d’avantage ces groupes statiques devant les bistros qui animent aujourd’hui la vie urbaine que les flux piétons plus dilués dans le temps ou ceux plus rares des automobiles. Parallèlement, la ville est devenue plus dangereuse, surtout pour les plus jeunes et les plus anciens : les mobiliers qui envahissent les trottoirs et la prolifération de moyens de locomotion aussi différents que le vélo, la trottinette, le solowheel, le scooter, la voiture, les camions et les bus, rendent particulièrement périlleuse la mobilité des piétons dans la ville.
La logique du « chacun pour soi » s’est substitué au partage raisonné de l’espace public.
Pour partager la ville, il faut d’abord la comprendre
C’est un paradoxe à peine croyable : les populations se déplacent dans toutes les villes du monde sans connaitre les outils d’analyse et les composantes qui régissent leur organisation. On s’émerveille devant les incroyables ruptures d’échelle de l’espace public Romain, on s’interroge sur les raisons pour lesquelles une ville comme Lisbonne s’est installée sur un relief aussi puissant, on est frappé par la rigueur géométrique du tracé de Barcelone, par l’échelle des places de Copenhague, par la qualité des liants végétaux de Berlin, le dynamisme de Londres ou la rigueur de Bâle… et bien sûr, par la majesté de Paris.
Si tout un chacun ressent sa propre émotion à la découverte de ces villes européennes, émotion parfois partagée collectivement, on ne peut que constater l’absence d’éducation sur une problématique qui cadre en permanence notre vie quotidienne. A l’école, dès le plus jeune âge, on apprend la musique et le dessin dans des cours « d’arts plastiques » nécessaires pour éveiller la sensibilité et l’émotion face à la rigueur scientifique, le savoir historique et la culture littéraire. Mais pas un mot sur l’architecture et l’urbanisme qui régissent pourtant tous nos déplacements, toutes nos activités, du tout public au très privé. En bref : tout ce qui cadre ou protège la totalité de nos pensées, de nos actions et de nos mouvements dans la ville.
Il serait pourtant intéressant et formateur d’analyser les raisons pour lesquelles on se sent bien dans telle rue qui débouche sur cette belle place ensoleillée, qui elle-même amorce une perspective légèrement descendante, avec en toile de fond la ville qui s’étire au loin et dont on perçoit la dilution de sa trame jusqu’à son épuisement face à la nature qui lui résiste… Ou au contraire le malaise que l’on peut ressentir dans un endroit délaissé, déstructuré, distendu et lacéré d’une multitude de réseaux aériens, routiers et ferrés…
Sensations de positivité/négativité qui peuvent s’inverser pour certains usagers de la ville !
La formation pourrait s’amorcer par la logique d’implantation de la ville : Pourquoi là ? Pourquoi cette forme ? Pourquoi cette échelle ?
A l’origine des collectivités, ce sont les cultes et les croyances qui ont généré des regroupements humains, rapidement constitués en familles réunies pour devenir les premiers habitants d’un site marqué par certaines caractéristiques.
L’histoire commence toujours par l’eau. Un fleuve, une rivière, un lac ou la mer : ces voies de communication nourricières sont historiquement les colonnes vertébrales de la ville.
Elle se prolonge par le relief, second paramètre bâtisseur pour ses aspects symboliques, mais aussi pour se protéger de l’ennemi et pouvoir surveiller les mouvements dans le lointain.
Un site se caractérise aussi par son climat qui va organiser la matrice des activités pouvant s’y développer. Puis le maillage urbain se développera autour des voies de communications pour relier les premières activités commerciales : avec le temps, dans chaque ville, le marché et le champ de foire ont dû composer avec les édifices religieux et institutionnels.
Dès lors, les premiers jalons urbains étaient posés.
Sur la forme, il est frappant de constater que l’histoire des villes s’est toujours écrite avec des tracés particulièrement sophistiqués, et parfois terriblement graphiques.
La ville romaine s’organisait en ilots souvent carrés articulés autour de deux axes orthogonaux (le cardo et le decumanus), tandis que la ville médiévale était beaucoup plus intuitive en suivant les lignes de force et les contraintes du territoire. Les exigences militaires ont généré dès la Renaissance en Italie les plans défensifs en étoile, devenus radioconcentriques en France sous François Ier. Plus tard, le style baroque devait s’imposer pendant deux siècles (XVII et XVIIIe) en Italie, puis en France avec Le Vau comme ambassadeur. Ce style puissamment ornementé s’exprimait clairement dans les domaines artistiques, architecturaux et musicaux sans avoir eu de réels échos sur l’évolution du tracé des villes.
C’est aussi à cette époque qu’apparurent les premières théories sur les « villes nouvelles » (au sens de créations isolées sans bagage historique) modèles structurés et ordonnés en accord avec les théories de Descartes. Cependant, la ville néoclassique perdurera jusqu’à la fin du XIXe siècle. Près de nous, ce mouvement fut magnifié par le baron Haussmann qui inventa le visible du Paris d’aujourd’hui avec les gabarits, matières, alignements et perspectives qui signent son travail, et l’invisible avec les réseaux qui perdurent de nos jours, tout comme le métro parisien. Parallèlement, la révolution industrielle marqua un tournant dans le développement de la ville : le centre historique se vida de ses occupants modestes, rejetés en périphérie avec les industries naissantes, au profit de la valorisation des espaces verts et équipements publics, et des notables. C’est à ce moment-là qu’apparurent les banlieues.
Citons enfin deux tentatives intéressantes de créations ex nihilo de « petites villes autosuffisantes », communautaires, rationnelles et hygiénistes au XIXe siècle : le « phalanstère » de Charles Fourier, modèle du « socialisme utopique français » qui proposait de regrouper dans un même lieu un habitat partagé, des terres de culture et des industries, avec son application construite du « familistère » de Jean-Baptiste Godin, et le concept de « cité- jardin » imaginé en 1898 par l’urbaniste anglais Howard avec une maitrise publique du foncier, qui connut quelques applications en France (Stains, Asnières, Suresnes…).
La pédagogie de la ville se prolonge par l’analyse des échelles de tissus : la ville dans sa globalité, l’arrondissement, le quartier, l’ilot, le voisinage. A chaque échelle correspond des typologies décroissantes d’équipements publics administratifs, scolaires, de transports et de services, auxquels correspondent des critères d’échelles de groupes et de relations humaines qui se partagent dans des modèles d’espaces publics différents : la place, le jardin, le square, l’avenue, le boulevard, la rue, la voie privée, etc… Chaque équipement génère son espace public : la mairie et le théâtre ont leur place, la gare et l’école leur parvis, la poste a sa rue…
Certaines composantes expliquent la ville pour mieux la comprendre : il en va ainsi des modénatures, des matières et des gabarits des bâtiments longés, de la relation avec leur usage, de la hiérarchie des voies qui les longent, de l’articulation d’une rue avec un square, de la découverte d’une voie plus large, plus dense et plus fréquentée au détour d’un changement de direction, de la logique d’implantation des services publics…
La ville s’écrit aussi par l’invisible depuis l’espace public, à savoir « les cœurs d’ilots » définis par le parcellaire, et limités par les voies de circulations, les places et les espaces verts.
Le modelage de la ville peut être profondément modifié par la refonte de ces ilots qui réécrivent les usages. Si les « coutures urbaines » avec l’existant sont peu visibles dans la ville dense, par exemple à Paris dans les nouveaux quartiers Batignolles et Grande bibliothèque situés à l’Ouest et à l’Est de la capitale, il peut en être autrement dans les villes moyennes et dans les petites villes où la tentative de pasticher les bâtis existants n’est pas acceptable.
C’est une page contemporaine qui doit réécrire la ville à chaque mutation, dans le respect de son équilibre fragile, en harmonie avec toutes les innovations performancielles.
Sans acceptation de ce principe, nous habiterions encore des huttes dans les grandes villes !
La ville gloutonne n’a plus de façade, plus de cœur, et plus de corps. Elle a sacrifié sa richesse périphérique.
Il est grandement temps de revoir en profondeur la politique de l’aménagement des territoires avec pour objectif de préserver toutes les terres non bâties, devenues très fragiles avec le réchauffement climatique, et redynamiser l’économie locale. Cela passe par la fin des lotissements, des quartiers dortoirs mal maitrisés et des zones d’activités qui lacèrent le territoire de boites insipides, de parkings rétenteurs d’eaux et de circulations hors d’échelle. L’aménagement urbain de la France s’est écrit avec le temps autour d’une multiplicité de villages qui étaient si proche les uns des autres que souvent on devinait le prochain en sortant du précédent. On peut dire qu’avec le glissement progressif du temps calme de la France agricole vers la vitalité de la France industrielle des années 60, devenue tertiaire plus récemment, la ville n’a pas suivi les meilleurs chemins pour l’harmonie de son territoire.
L’élégante silhouette du village dominé par son clocher a progressivement laissé place à un boyau périphérique désordonné de centres commerciaux, zones industrielles et habitats dortoirs. Ce mitage du territoire a eu pour conséquence de relier certains villages pour en faire des villes molles que les progrès de la locomotion ont rapproché, en distance et en temporalité, par le développement de voies rapides de circulation qui ont désorganisé la vie agricole.
La réalisation caricaturale à l’excès des grands ensembles liés à la reconstruction, suivie par le développement anarchique des zones commerciales et industrielles et par la prolifération de lotissements ou projets urbains mal maitrisés, ont totalement défiguré l’image de l’entrée de ville, et donc de la ville.
Si l’agrandissement de la ville répondait aux besoins d’un accroissement sans précédent de la population doublée d’un boom économique salvateur, on peut considérer que les théories modernistes novatrices ont été très (trop !) fréquemment mal interprétées et mal appliquées sur le terrain. Pire : la quête douteuse de rentabilité qui passait par l’invention des « chemins de grue » pour rationaliser à outrance les constructions de logements ont sacrifié la force du concept, et partant celui du territoire. En voulant faire vite, on en oubliait de faire bien.
Quant aux lotissements, leur développement s’explique par la notion de transmission d’un patrimoine lié à la propriété qui est une spécificité française. L’accession à la propriété de toute une population devenait possible par l’augmentation de son pouvoir d’achat et les facilités d’emprunts. C’est dans ce contexte que naquit le concept de la « maison de maçon », slogan publicitaire connu qui collait à cette évolution en proposant des produits pérennes et transmissibles. A la même époque, aux Etats-Unis ou dans les pays nordiques, la maison d’habitation était plus légère, très souvent en brique ou en bois ; elle s’achetait et se vendait comme tout autre bien de consommation, sans soucis de patrimonialité. Elle était librement posée sur une parcelle ouverte non clôturée, elle-même articulée sur un espace paysager collectif arboré, quand chaque maison française était entourée de son jardin privatif clos et étanche qui entretenait souvent des relations de voisinages conflictuelles…
Passer de la vision politique technocratique à la vision politique sensible
Aujourd’hui, pour arrêter cet émiettement du territoire naturel, constat rendu encore plus nécessaire pour des raisons écologiques, il faut repenser les modes d’action. La ville doit se développer et se moderniser en respectant 3 principes forts :
- Plus un seul m2 de terrain périphérique ne doit être sacrifié au culte bâtisseur anarchique ;
- Gommer toutes les cicatrices en retissant un nouveau maillage à partir de la ville historique ;
- Opérer cette mue de la ville par une modernité compétitive en phase avec son époque.
Pour atteindre ces objectifs, il faut une volonté politique forte qui investisse sur l’avenir des villes en considérant que beaucoup de problèmes liés à sa sécurité sont dus à l’absence de pensée sur la relation entre l’évolution d’une société et celle de son environnement urbain : La ville est malade de l’immobilisme et parfois de l’aveuglement des acteurs de l’acte de bâtir face aux mutations sociétales. Comme toute mécanique complexe, elle demande des soins, et plus on attend, plus on en payera le prix.
Le pouvoir décisionnaire a été donné aux élus qui s’entouraient davantage de juristes, de géomètres et d’ingénieurs que d’architectes dont la vision spatiale englobe tous les modes de vie, l’urbanisme et le paysage. Comme nous le verrons plus loin, les modèles de la reconstruction jusqu’aux premiers quartiers des villes nouvelles s’appuyaient sur des logiques de flux automobiles réglées par les normes des Directions Départementales de l’Équipement, sans pensée sensible en référence avec la ville.
Afin de stopper le recours obligé à ces intervenants pour lesquels ces opérations parasitaires d’activités proliférantes et d’habitat diffus en liaison avec un découpage parcellaire brutal sont une rente permanente, il faut dépasser le cadre court des échéances électorales pour mettre en place une politique à long terme qui valorisera l’analyse profonde du territoire urbain afin de déceler les points de rénovation, de reconstruction, et de vides aménageables dans la ville avec un accompagnement financier qui couvrirait le risque d’imprévus inhérent au bâti ancien. Cela permettra aussi de faire revenir des lieux de production expatriés par la mondialisation pour réinventer les circuits courts et retrouver le développement d’activités perdues (formation, culture, partage du travail, etc..).
On peut dater à 1983 le déclic qui fit prendre conscience de l’énorme potentiel des villes endormies avec le duel qui opposait deux maires de deux villes méditerranéennes : Nîmes avec Jean Bousquet qui s’appuyait sur son savoir d’homme d’affaires, et Montpellier avec le bouillonnant Georges Frèche, homme politique entreprenant. C’est à coup d’aménagements urbains maitrisés, de rénovations et de créations de quartiers novateurs ponctués d’équipements culturels spectaculaires, que ces édiles s’affrontaient sur leurs sites respectifs en faisant appel à des architectes internationaux. D’autres villes se sont réveillées à cette époque pour leur emboiter le pas… Si les grandes villes ont depuis longtemps engagé ce processus, les moyennes et petites villes sont plus à la traine.
Notons, pour conclure sur cet aspect politique, que rares furent les présidents de la République qui comprirent l’enjeu international d’une pensée sur la création architecturale et urbaine : Georges Pompidou fut le premier à porter un projet de rénovation urbaine sur lequel allait s’appuyer le centre culturel qui porte son nom à Paris ; il fut suivi dans un tout autre genre (beaucoup plus classique !), par Valéry Giscard d’Estaing avec le musée d’Orsay, puis par François Mitterrand qui avait compris que le rayonnement international de la France passait par le lancement de six grands projets dont les thèmes, ou les nationalités des architectes lauréats, allaient marquer sa présidence d’une nouvelle politique culturelle. Le premier de ces projets fut « le choix du prince » : c’est sans consultation internationale qu’il désigna l’architecte sino-américaine Leoh Ming Peï pour la rénovation du Musée du Louvre. Deux autres projets furent remportés par 2 architectes étrangers : l’opéra Bastille par Carlos Ott, architecte Uruguayen vivant au Canada, et la Grande Arche de la Défense conçue par le Danois Johan Otto von Spreckelsen. L’Institut du monde arabe imaginé par Jean Nouvel, et la grande bibliothèque de France conçue par Dominique Perrault ont ponctué ce tour du monde des continents. Plus tard, Jacques Chirac compléta ce tableau avec le musée du Quai Branly qui porte son nom en signant sa passion pour l’art africain.
Depuis, leurs successeurs n’ont pas marqué leur empreinte par des engagements de cet ordre.
Les grandes étapes de la ville moderne
Première époque : 1902 – 1960, l’urbanisme de guerre
C’est avant la première guerre mondiale, en 1902, qu’apparurent à Paris les premières règles d’urbanisme sur des sujets de gabarits et de nivellements. Les premiers « plans d’aménagement et d’embellissements (!) » datent de 1912. Il est intéressant de noter que les religions étaient encore à l’origine de cette évolution : les réflexions ont mobilisé des chrétiens sociaux, des protestants et des patrons en faveur du logement social. Malheureusement, le dispositif fut ralenti par l’absence de savoir faire des communes, à tel point que ces plans ne furent approuvés… qu’à la fin de la première guerre mondiale en 1919 !
Comme le relève Pierre Merlin dans son livre « L’urbanisme » : « ces plans arrivèrent trop tard pour éviter les « lotissements défectueux » des années 1920 : les lois de 1919 et 1924 avaient bien prévus de règlementer ces lotissements, mais les lotisseurs avaient trouvé des échappatoires, d’autant plus aisément qu’en cas de procès les tribunaux leur donnaient raison « au nom du droit de propriété ».
Quand le juridique participait déjà sans le savoir à l’effilochage du territoire…
Puis vint la période de « l’urbanisme centralisé » entre 1943 et 1983, dont l’application se fit dès la libération, et dont les conséquences ont déjà été évoquées dans le chapitre précédent : Il fallait aller vite : la reconstruction hygiéniste mais souvent brutale et caricaturale de pans de villes démolies, et la construction de nouveaux quartiers péri-urbains « clos » qui se signalaient par des plans directeurs déconnectés de l’existant, avec des grands ensembles d’habitation « conçus au mètre » (leur longueur dépendait souvent de la limite parcellaire !), théoriquement inscrits dans des parcs plantés, mais en réalité reliés par des zones de parkings uniquement accessibles par des voies en cul de sac, ce qui eut pour effet d’accentuer l’isolement des populations et aboutit, faute de restructurations constantes à travers les âges, aux phénomènes de ghettos que nous connaissons aujourd’hui.
A ce constat de douleur paysagère, on peut rajouter celle des populations immigrées qui ont participé à cet effort de reconstruction, avant d’y habiter pour être éloignées de la grande ville…
Sans en mesurer les conséquences, les décideurs ont inventé un urbanisme de rejet figé dans le temps.
Deuxième époque : 1933 – 1959, la charte d’Athènes
Les logiques fonctionnelles édictées par Haussmann, et relayées par Tony Garnier avec le concept de sa « cité industrielle » qui alimenta la réflexion sur la séparation des fonctions, trouvèrent leur prolongement dans l’époque moderne avec les avancées techniques qui permirent plus d’audaces : le béton, le verre, le métal, et la nécessité vitale du liant végétal. Les Congrès Internationaux d’Architecture Moderne (CIAM) virent le jour en 1928 sous la houlette des plus grands architectes internationaux de cette époque : Marcel Lods et Le Corbusier en France, Walter Gropius en Allemagne, Gerrit Rietveld aux Pays-Bas, José Luis Sert en Espagne, Ludwig Mies van der Rohe aux Etats-Unis, Lucio Costa au Brésil… rejoins plus tard par Alvar Aalto et Franck Lloyd Wright. Leur pensée tient en quelques mots-clefs fondateurs de la Charte d’Athènes en 1933 : Rationalité et Fonctionnalité au service d’une ville idéale qui prône la séparation des fonctions en s’opposant au brassage de la ville classique.
Cette époque se prolongera par les propositions de nombreux architectes, certains – comme Walter Gropius, professeur au Bauhaus – mettant l’accent sur une architecture rationaliste et le mobilier en utilisant les nouveaux matériaux déjà évoqués, tandis que d’autres développèrent des plans de villes selon des inspirations personnelles. Aux plans caricaturaux imaginés par Le Corbusier prônant l’ordre et la hiérarchie, s’opposèrent les visions plus nuancées et brassées de Van Eesteren à Amsterdam et l’inspiration de Lucio Costa qui traça la figure de Brasilia avec un corps central dédié aux équipements publics, et deux ailes réservées aux logements. Ici encore, la force géométrique de la figure fait loi.
Des conflits opposant quelques disciples ou fondateurs entrainèrent la disparition du CIAM en 1959, et comme nous l’avons déjà évoqué, la mauvaise interprétation volontaire des fondements de la Charte d’Athènes qui fit les affaires des mondes politiques et des bâtisseurs de la reconstruction signa la fin de cet urbanisme déshumanisé par détournement.
Troisième époque : à partir de 1965, l’urbanisme planificateur et les villes nouvelles
Pour marquer la volonté d’organiser le développement du territoire de manière structurée, c’est en 1965 que fut pensé ce qui allait devenir la politique des villes nouvelles en France autour d’un concept simple : créer au-delà des banlieues métropolitaines de nouveaux cœurs de ville qui, en se développant, allaient rejoindre le maillage de ces grandes villes.
A partir de ce concept, 9 villes nouvelles allaient être créées en France : cinq en région parisienne (Evry, Cergy-Pontoise, Marne la vallée, Melun Sénart, et Saint-Quentin en Yvelines) et quatre en province : Villeneuve d’Ascq près de Lille, Val-de-Reuil près de Rouen, L’Isle-d’Abeau près de Lyon, et l’étang de Berre près de Marseille.
Pendant un demi-siècle, ces villes se sont développées, avec plus ou moins de bonheur dans certains cas, pour devenir depuis 2020 des communautés d’agglomérations après la dissolution des établissements publics et syndicats d’agglomérations qui les ont fait naitre. Longtemps décriées pour leur histoire artificielle (une ville sans passé, sans anciens, sans lieux publiques, dans laquelle on injecte artificiellement des populations jeunes…), ces villes expérimentales ont eu le mérite d’introduire en France une logique d’urbanisme maitrisé. Si les premiers quartiers étaient encore marqués par la domination de la circulation automobile (chaque « ilot » était relié aux autres par des passerelles piétons…), c’est à la fin de la première décennie qu’ont été pensés les premiers quartiers constitués d’ilots à échelle humaine, avec des rues pour les quartiers collectifs, et des mails végétalisés pour les quartiers individuels, souvent groupés en maisons de ville pour réduire l’impact sur le territoire. Ces interventions réfléchies et concertées étaient des réponses contre le mitage du territoire des lotissements lacérés de voies pour desservir des maisons de constructeur sans aucun souci d’harmonie, maisons plantées sans âme au centre d’une petite parcelle clôturée pour enfermer le chien qui monte la garde, avec des clôtures toutes différentes et souvent disgracieuses que chacun achetait dans le grand bazar des zones commerciales. Au lieu de ce chaos, chaque ville aurait pu imposer un cahier des charges qualitatif comme cela a été fait dans les villes nouvelles pour introduire une indispensable unité en se référant aux murs de clôture en pierre des anciens villages avec ces beaux alignements, continus ou discontinus, ponctués de porches ou portails personnalisés, perspectives rythmées par quelques beaux arbres et un traitement de voirie qualitatif. C’est l’absence de cette réflexion urbanistique et politique sur la cohérence de la voie, de ses abords, et de ses limites minérales ou végétales qui a induit la prolifération d’un habitat hétérogène avec ses caricatures de clôtures qui se succèdent en s’ignorant…
L’abandon des communes sur la maitrise de leurs limites urbaines est une faute impardonnable, de même que d’avoir accepté les plans de zone des promoteurs de lotissements qui proposent des circuits de desserte en cul de sac pour donner aux habitants le sentiment d’appartenir à un groupe « d’initiés résidentiels » dans laquelle tout visiteur étranger est un intrus, comme cela a été le cas pour les grands ensembles de la reconstruction.
Erreurs de jugements sur l’art de vivre en société sacrifié par un esprit sécuritaire et privatif.
Le site des collectivités locales de la République française précise que : « l’urbanisme est l’un des domaines majeurs qui ont été décentralisés aux communes en 1983. Depuis lors, communes et groupements disposent de la compétence de principe en matière de documents d’urbanisme, d’aménagement urbain (ZAC et droits de préemption) ainsi que de permis de construire et d’autorisations et d’actes relatifs à l’occupation ou à l’utilisation du sol ».
Le problème est que la mise en place de cette loi de décentralisation n’imposait pas le recours à des urbanistes ou architectes, mais laissait entendre que la problématique se posait principalement en terme juridique avec les Règles Générales d’Urbanisme, Plan Local d’Urbanisme, Zones d’Aménagement Concerté, et autres Actes relatifs à l’occupation des sols.
Autrement dit, pas un mot sur la sensibilité territoriale et la nécessité de former les élus locaux face à l’enjeu considérable pour les paysages et les villes françaises d’avoir des maires sachants et conscients de leur pouvoir… de bien faire ou de sacrifier leurs communes face aux intérêts des entreprises et corps de métiers peu scrupuleux de l’harmonie territoriale.
Si les grandes villes ont pu s’entourer des compétences de professionnels de qualités pour leur développement urbain, il n’en va pas de même pour les villes peu denses (jusqu’à 3 000 habitants) qui se situent pour 56 % dans les couronnes péri-urbaines, et qui contribuent à 41 % de la croissance démographique, contre 30 % pour les communes denses (source INSEE).
Notons que ces communes participent à l’étalement urbain et au développement des mobilités, deux paramètres qui vont évoluer très rapidement.
Le pouvoir excessif donné aux maires suite à ces lois de décentralisation de 1982, 2003, et 2004 sans formation sur la culture de l’espace et l’urbanisme, ni sur les lignes de force et la poétique de leur territoire a eu pour résultat de privilégier le recours aux « aménageurs » sans scrupules plutôt que de s’entourer des compétences des acteurs de la pensée urbaine et architecturale. Peu d’évolution depuis l’absence de savoir-faire des communes en 1912 !
Constat qui s’aggrave en considérant que nous entrons dans une phase de grands bouleversements sur des choix liés à la transition écologique qui vont profondément modifier les logiques constitutives des villes. Y aura-t-il une « formation » à ce sujet fondamental ?
En conclusion, on peut dire que la ville a un besoin urgent de se refaire une santé.
Si tous les paramètres sont, ou ont été, teintés de rouge, certains ont évolué de manière favorable. En dehors des nombreuses petites villes qui continuent aujourd’hui de miter le territoire comme c’est le cas proche de l’autoroute A13, avec cette ville qui s’entête dans la politique du lotissement et ce gigantesque centre commercial des marques en construction en plein champ, loin de toute ville et de réseaux de transport, on peut affirmer que les villes moyennes et les grandes villes savent organiser et maitriser leur développement urbain de manière raisonnée, si tant est que la municipalité veuille se donner les moyens d’y parvenir. Les constructions de plus en plus hautes sont une réponse qui minimise l’impact territorial même si elles ne sont pas toujours performantes en terme de bilan carbone à la construction…
La tendance est d’infléchir la politique urbaine vers des solutions d’avenir qui prennent en compte la vertigineuse transformation climatique et les problèmes de coût et d’approvisionnement énergétique. Cela passe par la nécessité d’imaginer des fréquences courtes pour que les transports en commun s’imposent à tous, avec le développement de mobilités douces par petits modules de transport en site propre, plus maniables, plus fréquents, moins énergivores, pour remplacer ces gros cars ou bus encombrants et inadaptés à l’évolution des villes. Cela passe aussi par la performance des matériaux recyclables ou biosourcés qui permettent aujourd’hui de concevoir des projets à énergie positive, ou encore de préserver la perméabilité des sols par le développement de matériaux absorbants et moins polluants dans leurs constitutions pour atténuer les risques d’inondations.
En revanche, la problématique de la gestion des déchets pose question : si les incinérateurs étaient la solution en 2000 en récupérant la chaleur pour le chauffage, elle devient un problème lorsque l’on sait que 27 % des émissions de méthane provient de cette incinération.
Beaucoup d’autres constats pourraient compléter ce résumé de l’état des lieux et les solutions envisageables pour réparer la ville. Le plus important est d’imaginer les modalités politiques et locales pour y parvenir : c’est avant tout une sensibilisation de tous les acteurs, décideurs et usagers, pour créer une mobilisation constructive. Un autre danger menace l’équilibre des forces en présence : les marchés publics facilitent aujourd’hui la constitution d’équipes pluridisciplinaires autour des poids lourds du BTP qui deviennent les mandataires d’équipes dans lesquelles les architectes concepteurs ne sont que des cotraitants pour les grands projets. Aménageurs et collectivités territoriales voient d’autant plus cela d’un bon œil qu’ils sont issus des mêmes corps de formation… Pour tous, entreprises en tête, le prix prime sur le projet. Reste à savoir ce qui se cache dedans. Mais ce qui restera dans le temps, dans la ville, c’est la qualité du projet. Si l’on n’y prend garde, l’avenir risque de cantonner les créateurs au rôle de sous-traitants, voire de salariés des grands groupes, d’autant plus que les formations vont dans le sens de la spécialisation. Architectes-urbanistes-paysagistes sont les piliers du projet de ville.
Dans les collectivités territoriales, l’absence de réalisme entre l’effet d’annonce de mesures dans l’air du temps et l’impact de leur surcout financier crée des tensions, et souvent des reculs sur des choix pourtant annoncés à grand renfort de communication. Le politique est devenu tout puissant sans mesurer les conséquences de ses effets d’annonces, et ses services techniques s’effacent trop souvent pour ne pas avoir à l’affronter.
Un retour au réalisme pourrait aider au retour du respect de l’action politique
Loin de ces effets de manche, de forums et de colloques qui font croire à une dynamique de ville alors qu’on est dans l’artifice, on peut estimer que nous entrons dans une période où l’humilité, l’écoute, l’honnêteté, l’inventivité et la rigueur sont les valeurs qui doivent animer tous les acteurs responsables de la ville, en premier lieu desquels se trouvent les élus.
Cela passe aussi en priorité par l’écoute de tous les visionnaires sensibles du territoire à toutes les échelles d’intervention, au service desquels les services administratifs, techniques, juridiques et financiers doivent se mettre en action pour avancer, et non l’inverse.
Il faut prendre conscience que l’on a franchi la ligne blanche, et que si la vision doit être globale en faisant abstraction des contraintes électorales, les enjeux du futur vivable appellent des solutions parfois modestes et invisibles.
Il faut se débarrasser des effets d’annonces médiatiques pour rentrer dans le concret des actions vitales et nécessaires pour l’avenir de la ville et de ses habitants.
Voilà une nouvelle orientation possible.