Quelque part en France, à la fin du siècle. La société, sonnée par un Baby Crash, cherche à redonner espoir à sa jeunesse. A travers les interactions entre un père et sa fille, Maëlle Tardivel nous rappelle que dans un monde en mutation, il est des choses qui ne changeront pas… notamment les petits problèmes de compréhension entre parents et enfants.
Cet article est extrait du cinquième numéro de la revue Mermoz, « Démographie, la transition silencieuse ».
Soyez jeunes. Osez, trompez-vous (brochure du Ministère du Travail). Explorez, changez d’avis (Ministère de l’Éducation). Rêvez, faites du bruit (Ministère de la Culture). Soyez jeunes longtemps. (Ministère de la Santé). Pic de mortalité inédit en temps de paix, le Baby Crash a sonné une société désormais désireuse de renouveau et les réformes structurelles des dernières années n’ont eu qu’un objectif : que la jeunesse aie toutes les options en tête et toutes les cartes en main pour se construire un avenir commun.
D’ailleurs, l’As, c’est avant le roi ou tout à la fin ? Les colonnes, il y en a 4, 5 ? Lux hésite. Elle manipule les vieilles cartes avec précaution, ne prêtant qu’une oreille distraite au cours qui résonne dans sa chambre, dispensé à quelques milliers de kilomètres de là par un émérite professeur nigérian.
Il faut imaginer Lux comme une jeune femme typique de son temps ; une enfant de milieu de siècle, une fille unique choyée par ses parents. A 20 ans, elle contrôle ses taux d’hormones et son quotient carbone personnel. Elle suit le parcours de bien être psychologique pourvu par la sécurité sociale et dispose d’une assistance artificielle personnalisant son éducation depuis la maternelle – plus personne ne parle d’intelligence artificielle. Lux porte un ensemble aux rapiècements volontairement visibles, esthétique du réemploi prisée des jeunes de son âge. En cursus de Droit des vivants, elle hésite à se réorienter vers l’innovation de la sobriété. A l’issue de son Master elle travaillera sûrement deux, trois ans avant de reprendre un MBA ou de mener un projet personnel subventionné.
– Oh mais c’est infernal à la fin !
La voix de Selim tonne depuis la pièce d’à côté. Lux replie les cartes et traverse en traînant les pieds la maison qu’elle occupe avec son père dans une ancienne zone pavillonnaire d’Ille-et-Vilaine – on parle désormais d’hameau urbain, avec son data center et sa ferme énergétique. Un temps délaissés alors qu’ils se libéraient par grappes durant le Baby Crash, on s’est vite aperçu que les pavillons correspondaient parfaitement aux besoins contemporains. C’est à dire qu’ils sont adaptables : idéaux pour les familles polynucléaires qui se répartissent au gré les allées, ils offrent des espaces interchangeables permettant une grande mobilité pour qui suit sa carrière ou ses envies. Leurs anciens jardins privatifs reconvertis en potagers collectifs participent de l’autonomie alimentaire et leurs ronds-points offrent de belles terrasses depuis lesquelles épier les aller-retours du tram inter-lotissements.
– C’est quoi ces vieilles choses ?
Selim jette un coup d’œil sceptique au jeu de cartes que sa fille a dû trouver en ressourcerie. A l’orée de sa troisième jeunesse, il a la figure austère de thanatopracteur qu’il est devenu. Vous l’auriez croisé il y a 10 ans, vous ne l’auriez pas reconnu. Aide-soignant, il arborait alors ce grand sourire propre aux affiches publicitaires à destination des seniors, qu’il a ravalé quand ont fleuri les titres comme Silver economy : la fin de l’âge d’or ?. Il a alors décidé d’utiliser l’année de formation approfondie d’usage vers 50 ans pour orienter ses 20 dernières années de carrière vers les services mortuaires, un business qui reste stable. Sociales, climatiques, économiques, la génération de Selim est celle qui a épongé toutes les crises causées par les baby boomers et maintenant qu’on enterre l’Ogre du XXe siècle, il ne saisit pas l’engouement renouvelé des jeunes pour ce style. Lux vient même de se procurer une lampe à lave.
– Tu peux pas comprendre, lui répond-t-elle d’ailleurs.
Elle lui aura expliqué mille fois : elle n’admire pas le mode de vie extractiviste de ses aïeux ni leur archaïsme sur les questions de société mais elle est séduite par l’optimisme de leur esthétique et puis quand même, ils ont imaginé et mis sur pieds un système social solidaire, avant certes de le massacrer.
– Justement, on comprend rien à leur truc.
Selim fait face à son Espace Administratif Unique déplié sous forme de dossiers virtuels sur son bureau en bois. Lux soupire, son père s’énerve facilement, il est fatiguant avec sa culture de la performance et de l’instantanéité. A l’inverse, Selim ne peut s’empêcher de trouver sa fille molle, à l’image de cette jeunesse gâtée qui ne cherche plus à se dépasser.
– Mais enfin papa faut ouvrir le dossier pas cliquer, on n’est plus en 2050.
Elle oublie parfois que son père date de l’époque des écrans, quand le monde était encore en deux dimensions. D’ailleurs, Selim a toujours en main la boule à malaxer qui l’aide à se sevrer de son téléphone. Suite aux campagnes de prévention contre les troubles du développement cognitif qu’ils engendrent, on est entré dans l’ère des hologrammes.
– Avant on pouvait au moins parler à quelqu’un quand ça marchait pas. Ça dit quoi ? C’est illisible.
Selim refuse de se voir vieillir et repousse donc sa nécessaire opération de la cataracte. Interagir avec l’administration française a toujours été une gageure, mais c’est vrai qu’avec l’automatisation de tous les postes suite à la pénurie de main d’œuvre des dernières décennies, l’absence d’interlocuteur se fait sentir. Il est même prévu de recréer des postes de contact, les compétences humaines telles qu’éponger la frustration des administrés étant particulièrement valorisées.
– C’est les cotisations de la Sécu lit Lux, elles augmentent.
– Encore ? Mais ils me prennent pour une vache à lait ?
– T’es égoïste papa.
– Ah oui ? C’est quels impôts qui paient ta scolarité à rallonge ?
Si la Sécurité Sociale se porte mieux maintenant que les gens vivent en meilleure santé, il n’en va pas de même pour la Sécurité Environnementale qui capte désormais la majorité des cotisations. Créée suite aux catastrophes naturelles et conflits climatiques ayant laissée l’Europe exsangue, elle couvre les dommages environnementaux et assure également une répartition plus juste des ressources vitales.
– Tout ça ne nous ramènera pas les abeilles, grommelle Selim.
Lux lève les yeux au ciel, c’est reparti pour le refrain des abeilles. Certes on fait désormais appel à des robots pollinisateurs, mais elle ne ressent pas le manque de ce qu’elle n’a pas connu et se retient de rétorquer à son père que si sa génération avait eu plus conscience de sa consommation numérique et n’envoyait pas des mails juste pour se dire « OK », peut-être qu’elles voleraient encore, les abeilles. Pour ne pas envenimer la situation, elle se tait, et se repenche sur ses cartes.
Selim se rend bien compte que sa fille ne l’écoute plus. Lui qui s’était senti trop jeune dans un monde trop vieux, le voilà trop vieux dans un monde si jeune. Ce n’est pas tous les jours facile d’être le père sexagénaire d’une jeune femme de vingt ans. Bientôt il faudra l’accompagner dans son parcours de congélation d’ovocytes, presque automatique maintenant que l’âge moyen du premier enfant se situe vers 40 ans. En y pensant, un coup de tendresse le prend. « Tu sais, on a sincèrement cru à la fin de l’Histoire » lui avait un jour dit sa mère, en référence au moment où la société se pensait sur la dernière marche du progrès. Lui avait cru assister à l’anéantissement du monde. Il voit maintenant sa fille se saisir des miettes afin d’en construire un nouveau.
– Tu fais quoi avec ces cartes ma puce ?
– Une réussite, tu veux jouer avec moi ?
– Mais c’est solitaire, une réussite.
Lux hausse les épaules. Quelle réponse typique de cette génération individualiste. De toute façon, ça fait longtemps que son père ne maîtrise plus les règles du jeu.