Julia Cagé, professeure à Sciences Po Paris, et Vincent Pons, professeur à la Harvard Business School, sont spécialistes des questions de démocratie. Ils ont remporté, cette année, le Prix du Meilleur Jeune Économiste, décerné par le Cercle des économistes et Le Monde. A l’occasion des dernières Rencontres Économiques d’Aix-en-Provence, ils nous ont accordé un entretien croisé.
Le thème des Rencontres 2023 est « Recréer l’espoir ». Est-ce déraisonnable de parler d’espoir dans le contexte actuel ?
Julia Cagé : Je ne sais pas si c’est déraisonnable, mais ce qui est sûr, c’est que cela me paraît indispensable. Si nous perdons collectivement espoir, alors aucun des changements qu’il est urgent de mettre en œuvre aujourd’hui ne le sera. Les choix à faire ne seront pas toujours faciles, c’est pourquoi l’urgence est surtout selon moi de récréer les conditions démocratiques de l’espoir, de faire en sorte que, par la délibération collective, nous prenions les meilleures décisions qui nous permettront d’affronter ces différentes crises.
Vincent Pons : La France et le monde font face à des défis majeurs. Ils peuvent sembler insurmontables, et pourtant, il y a des raisons d’espérer. Qui aurait prédit, il y a seulement un an, que l’Europe s’adapterait si bien à la crise énergétique provoquée par l’invasion de l’Ukraine ? Qui aurait parié sur le fait que les États-Unis mettraient en place un plan climat aussi ambitieux que l’Inflation Reduction Act ?
Dans votre domaine de recherche, les points d’inquiétude sont nombreux : baisse de la participation, fragmentation de la société, essor des populismes… quelles sont les grandes tendances qu’on peut en dégager pour la France ?
V. P. : En France, comme dans la plus grande partie des démocraties occidentales, les signes d’essoufflement démocratique se multiplient : baisse de la participation électorale, montée du vote extrême, polarisation croissante et multiplication des mouvements sociaux. Même si ces failles deviennent plus béantes chaque année, certaines, comme la baisse de la participation, ont commencé à se creuser dès les années 1970. Ce qui est spécifique à la France, c’est un niveau de défiance particulièrement prononcé à l’égard des élus. Cette défiance réduit la légitimité dont nos dirigeants disposent pour mettre en œuvre des réformes et elle crée un terreau favorable à des mouvements de contestation de très grande ampleur.
J. C. : En effet, l’effondrement de la participation politique et la polarisation de cette baisse sont particulièrement marqués, avec les plus pauvres qui votent de moins en moins par rapport aux plus aisés. C’est inédit d’un point de vue historique. Il faut comprendre les raisons de cette crise et notamment l’explosion des inégalités politiques qui prennent de multiples formes : inégalités de financement des partis politiques et des campagnes électorales, capture des médias d’information par un petit nombre de milliardaires qui pour certains d’entre eux en font un outil de propagande politique, utilisation de la philanthropie à des fins d’influence, etc. Rien de tout cela n’est spécifique à la France, mais la situation n’y est pas meilleure de nombreux points de vue que ce que l’on peut observer en Italie, au Royaume-Uni ou aux États-Unis.
Pourtant, vous restez chacun optimiste dans vos travaux. Vous formulez un certain nombre de propositions…
J. C. : Oui, je reste optimiste car je pense qu’une fois que l’on a identifié les problèmes, il est possible d’y remédier. Prenons le cas des inégalités politiques alimentées par le financement inégalitaire des campagnes et des partis. Dans un premier temps, à partir de l’utilisation des données fiscales exhaustives, j’ai établi que, même en France, où l’on croit être relativement protégé sur ces questions avec un plafond de dons aux campagnes et aux partis, il y a une très forte concentration des dons : non seulement la probabilité de donner des plus aisés (le top 0,01% de la population en termes de revenu) est 12 à 15 fois plus élevée que pour l’ensemble de la population, mais leur don moyen est aussi plus important (40 à 50 fois plus élevé en moyenne). C’est donc un petit nombre d’individus qui représente l’essentiel du financement privé de la vie politique. Cela a des conséquences sur les politiques qui sont ensuite mises en œuvre par les élus.
Mais dans un deuxième temps, à partir d’exemples internationaux, il est facile de proposer des solutions. Par exemple, abaisser le plafond pour les dons privés (je propose autour de 200 euros, pour permettre à chacun de donner), supprimer les réductions fiscales associées aux dons politiques qui font que les plus pauvres paient pour financer les préférences politiques des plus riches, refondre le financement public des partis avec la mise en place de ce que j’ai appelé dans Le prix de la démocratie les « bons pour l’égalité démocratique », etc.
V. P. : Il faudrait commencer par réduire l’abstention, par exemple en rendant l’inscription sur les listes électorales automatique pour tous. L’enjeu est particulièrement élevé pour les prochaines élections européennes et municipales, qui sont des scrutins de faible intensité. L’intérêt suscité par ces élections étant relativement faible, les électeurs qui ont déménagé ne feront pas d’eux-mêmes l’effort de se réinscrire. L’État dispose de toutes les informations pour le faire à leur place, comme c’est le cas dans la plupart des pays voisins. Il faudrait aussi démultiplier les discussions entre citoyens, car la démocratie doit être faite de délibération. Les partis politiques ont un rôle à jouer à ce titre, pour étendre les discussions au-delà de notre cercle le plus proche en allant à la rencontre des électeurs. C’est aussi dans leur intérêt manifeste. Nous avons beaucoup à apprendre des pratiques américaines sur ce plan. En retour, les Américains pourraient s’inspirer des règles de financement des campagnes électorales qui prévalent en France : en plafonnant les dépenses et en proposant un financement public, elles permettent à tous les partis de se battre à armes égales. Cela favorise l’alternance démocratique et réduit le risque de fatigue du pouvoir.
Les problèmes de nos démocraties se posent de manière encore plus aigüe quand on regarde une catégorie spécifique de la population : les jeunes. De quel malaise l’abstention chez les moins de 30 ans est-elle le signe ?
V. P. : Dans beaucoup de démocraties, les jeunes électeurs sont aussi les plus abstentionnistes. Une spécificité française est qu’ils votent aussi très souvent à l’extrême droite. Le vote de repli sur soi (Trump, Brexit…) était au contraire plus fort chez les électeurs les plus âgés. Ce qui explique l’abstention et le vote populiste chez les jeunes, c’est en partie le fort taux de chômage au sein de cette catégorie de la population : plus de 17% chez les moins de 25 ans, soit environ trois points au-dessus de la moyenne européenne. Un travail de recherche que j’ai effectué aux États-Unis montre que les électeurs les plus jeunes sont davantage influencés dans leur comportement politique par le contexte économique et social et par les règles électorales en vigueur. On peut donc espérer qu’une réduction du coût du vote – par exemple en rendant l’inscription automatique pour tous – profite particulièrement à cette classe d’âge.
J. C. : Je pense que les jeunes, qui sont de plus en plus éduqués, ont une conscience très forte – sans doute plus forte que les générations précédentes – des dysfonctionnements de notre démocratie représentative. Une manière positive de voir les choses est de se dire que cela devrait les conduire à pousser davantage pour que le système actuel soit réformé. D’ailleurs, ils votent moins mais cela ne veut pas dire qu’ils ne s’engagent pas ; simplement, les formes de leur engagement sont différentes (manifestations, boycotts, etc.).
On ne peut bien sûr pas pour autant se satisfaire de ce constat. Je défends depuis de nombreuses années une meilleure « représentativité descriptive » de nos élus, avec d’une part la parité de genre mais également des règles permettant de garantir une meilleure « parité sociale ». On pourrait aller plus loin afin de garantir une meilleure représentativité des plus jeunes parmi nos élus. Si les moins de 30 ans pouvaient choisir également parmi des candidats de leur âge, cela pourrait les inciter à davantage voter.
Finalement, vos travaux le prouvent : ces questions sont étudiées et documentées. Comment expliquez-vous que le système ait tant de mal à évoluer ?
J. C. : Parce que malheureusement c’est une question qui est encore trop souvent perçue comme technique ou secondaire. On ne va pas faire une campagne électorale en centrant les propositions sur le remplacement des réductions fiscales pour les dons politiques par un crédit d’impôt. Pourtant, cela ferait une vraie différence, car un crédit d’impôt permet de garantir que tous les citoyens puissent en bénéficier, même ceux dont le revenu est plus faible (et qui ne paient donc pas d’impôt sur le revenu).
Je pense également que trop souvent nos élus se réfugient derrière une critique des citoyens qui seraient devenus « paresseux » ou auraient tout à coup acquis une préférence pour la « démocratie illibérale » et ne se déplaceraient donc plus aux urnes. Cette critique est facile et surtout fausse ; ce qu’il faut interroger ce sont les imperfections actuelles de notre démocratie représentative. Elles sont nombreuses, mais la bonne nouvelle n’est qu’aucune ne semble insoluble.
V. P. : Les règles électorales et les institutions politiques évoluent en général lentement, pour au moins trois raisons. D’abord, des phénomènes comme l’abstention nous laissent parfois un sentiment d’impuissance. Dans une démocratie, la décision est déléguée à des dizaines de millions d’individus – dès lors, comment convaincre tous ces individus de voter plutôt que de s’abstenir ? Ce phénomène semble n’offrir aucune prise, alors même que la recherche en économie et en science politique identifie des remèdes très concrets. Ensuite, lorsqu’on touche aux élections, on touche aux règles du jeu. Il est normal de faire preuve d’une certaine prudence : une mauvaise réforme pourrait provoquer une crise politique profonde. Enfin, en menant une telle réforme, les députés et sénateurs touchent aux règles qui les ont fait élire, et ils peuvent donc craindre de menacer les conditions de leur réélection. Ils sont juge et partie, or il est compliqué de trouver une majorité ayant un intérêt au changement.
Le changement viendra-t-il de la société civile et des individus ?
J. C. : Évidemment ! D’où viendrait-il sinon ?
V. P. : Je parlais plus haut de l’impératif de démultiplier les discussions interpersonnelles. Nous avons tous un rôle à jouer de ce point de vue. Mais notre champ d’action individuel reste limité. Le gouvernement, les partis, et même les entreprises, ont un rôle privilégié à jouer. Je mentionne les entreprises car c’est l’un des derniers lieux où nous côtoyons et respectons des individus qui ont un avis différent du nôtre. C’est donc sur le lieu de travail que nous sommes susceptibles d’être exposés à des points de vue différents. Nos amis et les membres de notre famille partagent au contraire généralement nos opinions.