Jean-Hervé Lorenzi et Christian de Boissieu rendent hommage à Jean-Pascal Bénassy, en nous rappelant l’influence et la portée de ses travaux sur la pensé keynésienne.
Le monde des économistes est en deuil. Il vient de perdre l’un des siens parmi les plus brillants, Jean-Pascal Bénassy. Lorsque l’on reprend l’évolution de l’approche keynésienne, c’est-à-dire ce qu’a construit une large partie des politiques économiques menées pendant plusieurs décennies, on le retrouve comme un des inspirateurs à l’échelle mondiale du renouveau de la pensée keynésienne que nous avons tous appelé « La micro de la macro ».
Encore aujourd’hui le monde, plongé dans une concentration d’incertitudes comme jamais, peut s’appuyer sur cette réflexion majeure. Mais reprenons cela. Au début il y avait Robert Clower et Axel Leijonhufvud. Ils avaient eu le mérite de souligner les fondements et les spécificités de l’analyse keynésienne par contraste avec la théorie de l’équilibre général. Dans cette dernière configuration, tous les marchés sont clos en équilibre, car les prix, salaires, taux d’intérêt…s’ajustent rapidement pour égaliser l’offre et la demande. Intervient pour ce faire le fameux commissaire-priseur de Walras. Mais, en pratique, ce dernier n’existe que pour des marchés bien spécifiques !
Rappelons que pour Keynes, le chômage involontaire signifie un marché du travail en déséquilibre (en excès d’offre de main-d’œuvre), qui persiste car, pour différentes raisons, les salaires ne s’ajustent pas, ou pas assez vite, pour résorber l’écart. D’un déséquilibre partiel, on passe rapidement, via des effets de report entre marchés, à un déséquilibre général. Ainsi, le chômage, par son impact sur les revenus, alimente la sous-consommation, qui à son tour accroît le chômage de départ…
Des travaux précurseurs
Bénassy, après l’Ecole Normale Supérieure avait fait son PhD sous la direction du Prix Nobel d’économie Gérard Debreu. Mais sa très brillante carrière a consisté à apporter de la rigueur et donner une grande portée aux intuitions de Clower et Leijonhufvud. Elaborant une problématique personnelle explicitée dans son ouvrage Macroéconomie et théorie du déséquilibre (1984), il a ouvert des pistes nouvelles, saluées avec respect par la communauté des économistes. Son analyse avait engendré à l’époque beaucoup d’études pertinentes et encore éclairantes aujourd’hui sur les fondements microéconomiques de la macroéconomie. Lui-même avait approfondi le clivage, introduit par Edmond Malinvaud, entre le chômage classique, dû à des problèmes du côté de l’offre et à une insuffisante profitabilité des entreprises, et le chômage keynésien découlant d’une demande globale insuffisante.
Puisque les marchés en déséquilibre durable proviennent d’une flexibilité limitée de certains prix, Bénassy a apporté une valeur ajoutée indiscutable en modélisant les causes des non-ajustements de prix (concurrence monopolistique…). Il s’agit donc de mettre au cœur de l’analyse la viscosité de prix essentiels et l’importance des délais d’ajustement, sans se limiter au marché du travail. Pas très étonnant donc que Bénassy se soit par la suite penché sur les règles de fixation de leur taux d’intérêt par les banques centrales, en particulier la règle de Taylor.
Ses travaux précurseurs faisaient de Jean-Pascal Bénassy une cible naturelle pour le Prix Nobel d’économie. Il en a été décidé autrement. Mais son œuvre et son nom demeureront, par-delà les phénomènes de mode.