" Osons un débat éclairé "

Comment faire face aux grands défis démographiques ?

L’information a marqué les esprits lors de sa publication au printemps dernier : l’Inde devient le pays le plus peuplé du monde devant la Chine. 1,4286 milliards d’Indiens contre 1,4257 Chinois. Faible écart, certes, mais les chiffres prouvent l’émulation liée à la question démographique dans le monde, avec des situations contrastées. Comme le détaille cette note sur le plan factuel : forte croissance continue en Afrique, début de déclin en Chine, vieillissement progressif dans toutes les régions, sans parler des déséquilibres encore trop nombreux entre femmes et hommes.

Selon l’ONU, nous sommes aujourd’hui huit milliards d’humains sur Terre. Sommes-nous trop nombreux ? Entre accroissement naturel des populations et flux migratoires, des solutions s’imposent. Que faire ? Selon l’auteur, il est possible d’influencer les choix de fécondité des générations actuelles pour renverser les tendances, même si cela s’inscrit dans le long terme.

Des mesures concrètes sont avancées, comme réformer le droit des familles pour améliorer le statut des femmes en termes de droits ; développer l’inclusion financière ; limiter les inégalités à l’âge adulte pour soulager la pression sur les parents, etc. Dans tous les cas, et de manière générale, en termes démographiques, il convient de repenser notre modèle économique, à l’aune de ce qu’impose parallèlement la transition énergétique. Par un pur hasard temporel, les deux se rejoignent et nous imposent urgemment de réinventer le long terme.

Des situations démographiques contrastées

En Afrique, la forte croissance continue

La fécondité reste élevée en Afrique sub-saharienne, avec une moyenne de cinq enfants par femme. C’est deux à trois enfants de plus que dans le reste du monde, et un enfant de plus que ce que les experts des Nations Unies avaient prédit en 2000. Par ailleurs, la mortalité infantile a fortement régressé au cours des vingt dernières années. Les prédictions de population sont donc régulièrement revues à la hausse, et oscillent aujourd’hui entre 3 et 4 milliards d’habitants en 2100, contre 1 milliard en 2015. Cette forte augmentation pose de nombreux défis : comment nourrir et loger ces habitants supplémentaires sans exercer de pression insoutenable sur les ressources environnementales et sans attiser les conflits entre différentes communautés ? Comment améliorer les conditions de vie dans un contexte où plus d’un tiers des ménages vivent sous le seuil d’extrême pauvreté ? Comment éduquer et intégrer dans une économie fragile des cohortes de plus en plus nombreuses ?

En Chine, le déclin a commencé

Un continent plus loin, en Chine, la situation est très différente. En 2022, le pays a enregistré plus de décès que de naissances, et la baisse de la population va s’accélérer au cours du siècle. D’ici 2100, la Chine pourrait perdre entre 500 et 800 millions d’habitants sur le 1,4 milliard actuel. C’est le résultat d’une fécondité très inférieure au seuil de renouvellement des générations, 2,1 enfants par femme, depuis 1990. Par rapport à la plupart des autres pays qui connaissent un vieillissement de la population, la Chine présente deux spécificités. Premièrement, le pays a vieilli avant de devenir riche : le PIB par habitant ne s’élève qu’à environ 40 % du PIB par habitant en France. De nombreux ménages sont ainsi susceptibles de retomber dans la pauvreté si le vieillissement entrave la croissance. Deuxièmement, la politique de l’enfant unique dans un contexte de préférence pour les garçons a engendré un fort déséquilibre entre les sexes, dont les conséquences se feront sentir pendant plusieurs décennies. Cette situation historique inédite remet en question les fondamentaux de la croissance économique chinoise, à savoir une main d’œuvre inépuisable qui fait tourner l’usine du monde. Les jeunes générations accepteront-elles leur place dans un système qui ne garantit plus l’amélioration progressive des conditions de vie ?

Ailleurs, le vieillissement est progressif

Entre ces deux cas extrêmes, et avec des exceptions, l’espérance de vie progresse régulièrement et la fécondité est proche du seuil de renouvellement, ce qui engendre un lent vieillissement de la population. Toutes les économies développées font face aux mêmes questions. Comment financer les systèmes de protection sociale, en particulier les retraites et les dépenses de santé ? Comment attirer ou retenir les jeunes talents pour soutenir l’innovation technologique et la création de richesse ? Ces questions se posent avec plus ou moins d’urgence selon les cas. En Europe du Sud et de l’Est, la natalité s’est effondrée et les jeunes s’expatrient. La situation est plus favorable aux États-Unis, et dans une moindre mesure en France et dans les pays scandinaves, où la fécondité se maintient juste en dessous de deux enfants par femme, et qui restent des terres d’immigration.

Des chiffres frappants accélèrent la prise de conscience

8 milliards d’êtres humains, et après ?

Le 15 novembre 2022, la population mondiale a atteint 8 milliards d’habitants selon les Nations Unies. Elle a doublé en 50 ans, au rythme d’un milliard supplémentaire tous les 12 ans. Cette expansion devrait se poursuivre mais ralentir et peut-être même s’arrêter d’ici à 2100, avec un pic à près de 10 milliards d’habitants. La hiérarchie des pays les plus peuplés du monde est en train de se modifier : l’Inde vient de remplacer la Chine en première position, et en 2050, le Nigeria devrait devenir troisième, devant les États-Unis. Ces nouveaux éléments ont donné lieu à deux analyses opposées dans le débat public. Les uns se focalisent sur l’explosion démographique et s’inquiètent notamment de la trajectoire africaine ; les autres insistent sur l’effondrement démographique à venir et précipité par la Chine. Aux arguments anti-natalistes et pro-natalistes classiques s’ajoutent les préoccupations liées au changement climatique. D’une part, en Afrique sub-saharienne, la pression démographique menace des écosystèmes déjà extrêmement fragilisés ; d’autre part, dans les économies développées, l’éco-anxiété pousse une part croissante de jeunes à ne pas vouloir d’enfants.

100 millions d’hommes « en trop »

Au-delà du nombre total d’habitants, les déséquilibres entre hommes et femmes retiennent également l’attention. Lorsqu’Amartya Sen a introduit le concept de « femmes manquantes » en 1990, il cherchait à dénoncer les traitements discriminatoires qui menaient aux décès prématurés de dizaines de millions de femmes, en particulier en Chine et en Inde. Aujourd’hui, une grande part de ces femmes manquantes s’explique par les avortements sélectifs de parents qui préfèrent avoir un garçon plutôt qu’une fille. Et les conséquences se font sentir pour les jeunes hommes, qui en âge de se marier, ne trouvent pas de partenaire. Le recensement chinois de 2020 faisait ainsi état d’un excédent de 35 millions d’hommes par rapport aux femmes. Ces hommes sont condamnés à rester célibataires et stigmatisés en tant que « branches nues », une branche de l’arbre généalogique qui ne porte pas de fruits. Les chiffres sont similaires en Inde. À eux seuls, ces deux pays concentrent plus des deux tiers des hommes excédentaires. La plupart étant encore des enfants, les difficultés vont persister pendant longtemps.

La fin du dividende démographique

L’autre déséquilibre qui a émergé dans le débat public récemment concerne la structure par âge. Pendant 50 ans, la part des 15-60 ans dans la population mondiale n’a fait qu’augmenter, parce que la part des enfants baissait rapidement alors que celle des personnes âgées restait faible. La part des 15-60 ans a culminé à plus de 60 % de la population, soit 1,5 actifs pour 1 inactif ; ce pic est derrière nous. Le monde entre maintenant dans une période beaucoup moins favorable, où les adultes économiquement productifs doivent financer à la fois les retraites de la génération précédente, de plus en plus nombreuse, et les études de plus en plus longues de la génération suivante. En France, l’opinion publique a pris conscience de cette réalité lors des débats sur la réforme des retraites et sur les pénuries de main d’œuvre. La génération du baby-boom a bénéficié d’excellentes conditions démographiques, qui ne s’appliqueront pas aux autres.

Que faire ?

À court terme : gérer les changements inexorables

Pour les 10 prochaines années, l’accroissement naturel des populations est déjà largement tracé. Le nombre de naissances est en grande partie conditionné par le nombre de femmes en âge d’avoir des enfants, qui résulte des choix faits par leurs parents 30 ans auparavant. Le nombre de décès est plus fluctuant, à cause d’évènements extrêmes comme les vagues de chaleur ou les épidémies, mais ces fluctuations influencent très peu la tendance de fond. Il y a une grande force d’inertie dans la dynamique des populations. L’avantage, c’est que l’on peut anticiper ; l’inconvénient, c’est que les marges d’action sont limitées.

Les flux migratoires représentent donc une importante variable d’ajustement à court terme. Sur le plan économique, encourager la migration des pays plus pauvres et en fort accroissement naturel vers les pays plus riches et vieillissants est logique. Cela permet de réallouer la main d’œuvre des économies qui manquent d’emplois à celles qui manquent de bras. Sur le plan politique, c’est évidemment plus compliqué parce que la dimension économique n’est pas la seule qui compte. L’alternative, favorisée par de nombreux gouvernements ces dernières années, est de s’endetter pour financer des dépenses supérieures aux recettes. Cette option est beaucoup moins intéressante depuis que les taux ont remonté à des niveaux historiquement hauts. En l’absence d’immigration et d’endettement, il faudra partager les mêmes ressources entre plus de personnes d’un côté du globe, et partager moins de ressources entre le même nombre de personnes de l’autre côté. Tout l’enjeu est de répartir cet appauvrissement efficacement et équitablement, entre les générations, les sexes et les classes sociales.

À moyen terme : renverser les tendances

Même si les effets mettent du temps à se concrétiser, il est possible d’influencer les choix de fécondité des générations actuelles pour renverser les tendances. La plupart des gouvernements africains ont pour objectif de faire baisser la fécondité. Les politiques mises en place, souvent partiellement financées par l’aide au développement, n’ont pour l’instant pas porté leurs fruits. Ces politiques se concentrent presque exclusivement sur l’accès à la contraception. Elles partent du principe que le niveau élevé de la fécondité s’explique principalement par l’absence de contrôle des femmes sur leurs grossesses. Mes travaux de recherche montrent que ce n’est pas le cas. Fournir de la contraception gratuite n’a pas d’effet significatif sur les naissances dans les années suivantes. C’est parce que les couples, et notamment les femmes, ont de bonnes raisons de vouloir beaucoup d’enfants : leur avenir économique en dépend. Pour être efficaces, les politiques de population doivent agir sur ces incitations économiques. Améliorer l’éducation des filles est une première étape. Mais elle est insuffisante tant que les ressources du ménage sont contrôlées par les hommes et que l’accès des femmes à ces ressources passe par leurs enfants. L’autonomisation des femmes doit être comprise dans un sens beaucoup plus large que l’accès à la contraception et à l’éducation.

Par exemple :

  • Mettre en place un système de minimum vieillesse pour réduire la dépendance des personnes âgées vis-à-vis de leurs enfants. Cela a permis de réduire la fécondité d’environ un enfant par femme en Afrique australe dans les années 1990.
  • Développer l’inclusion financière, notamment les produits d’assurance et d’épargne, pour que les couples aient d’autres moyens de garantir leur avenir économique.
  • Réformer le droit de la famille pour améliorer le statut des femmes en termes de droits de propriété et droits de succession. La part contrôlée par les femmes dans les familles élargies dépend aujourd’hui du nombre et du sexe des enfants. Par conséquent, la polygamie, institution particulièrement répandue en Afrique de l’Ouest, favorise la concurrence entre coépouses pour avoir plus d’enfants.

À l’inverse, dans le reste du monde, la plupart des gouvernements cherchent à faire remonter la fécondité. En Asie, la Chine a abandonné la politique de l’enfant unique en 2016. Les dirigeants chinois s’attendaient à un baby-boom, qui n’a pas eu lieu ; le taux de fécondité continue de baisser un peu plus chaque année, suivant les trajectoires coréenne et japonaise. En Europe, la plupart des pays mettent en œuvre des politiques d’incitations fiscales, à l’efficacité très limitée.

Si l’on compare différentes expériences historiques, on peut tirer les leçons suivantes. Tout d’abord, faciliter la participation des mères au marché du travail favorise la natalité. Cela peut sembler paradoxal parce qu’historiquement, entre les pays développés, il y avait une corrélation négative entre travail des femmes et fécondité. Cette corrélation s’est aujourd’hui renversée : les pays où le taux de fécondité s’effondre sont les pays où les femmes travaillent peu (Japon, Italie, Espagne, Portugal, Allemagne). Dans ces pays, il est difficile pour les femmes de concilier carrière et famille : celles qui choisissent de faire carrière n’ont pas d’enfants (ce qui tire la fécondité moyenne vers le bas) alors que celles qui choisissent d’avoir une famille ne travaillent pas (ce qui réduit le taux de participation au marché du travail). Ces pays pourraient s’inspirer des exemples français et scandinaves où la collectivité offre un système de garde des jeunes enfants : ainsi, les femmes n’ont pas à choisir.

Ensuite, limiter les inégalités à l’âge adulte soulage la pression sur les parents. Les couples expliquent souvent qu’ils n’ont pas les moyens d’avoir un enfant supplémentaire. Mais qu’est-ce qui détermine le niveau de moyens (argent, temps, énergie) considéré comme nécessaire à l’éducation d’un enfant ? Un facteur est le niveau d’inégalités. Dans des sociétés relativement égalitaires, comme l’Europe occidentale, les enjeux sont faibles : peu d’enfants seront totalement marginalisés à l’âge adulte, quelle que soit leur réussite scolaire. En revanche, en Asie de l’Est, les filets de sécurité sociaux sont moins protecteurs, et les hommes qui n’ont pas de bonne situation économique peinent à se marier. Les parents choisissent donc de n’avoir qu’un enfant et concentrent l’essentiel de leurs ressources sur lui pour garantir sa position sociale. La Chine a récemment tenté d’empêcher cette fuite en avant, en interdisant les cours particuliers qui absorbent une part croissante des revenus des parents. Mais les familles chercheront de nouveaux moyens de se différencier tant que la société restera si compétitive.

En ce qui concerne les déséquilibres entre hommes et femmes en Asie, les réponses politiques se focalisent sur la pénalisation des avortements de fœtus féminins, mais la loi est difficile à appliquer en pratique. On peut cependant penser qu’un certain rééquilibrage va s’opérer en Chine et en Inde au cours des prochaines années sous l’effet des forces suivantes :

  • L’arrivée des femmes au pouvoir. L’Inde a mis en place un système de quotas qui garantit la représentation politique des femmes. Dans les villages gouvernés par une femme, on observe déjà un retour à la normale du ratio entre garçons et filles à la naissance.
  • L’accroissement des opportunités économiques pour les femmes. L’expansion des secteurs embauchant des femmes, comme la culture du thé en Chine ou les centres d’appel en Inde, va de pair avec un meilleur traitement des filles et une baisse de la mortalité différentielle entre sexes.
  • L’augmentation du pouvoir de négociation des femmes sur le « marché » du mariage. Le surplus d’hommes est favorable aux femmes, qui ont plus de chance de pouvoir s’élever socialement par le mariage, et plus de chance de se marier tout court. L’une des racines de la préférence pour les garçons en Asie est la volonté de perpétuer la lignée familiale. La descendance d’une fille est traditionnellement moins valorisée que celle d’un fils dans les sociétés patrilinéaires. Mais aujourd’hui, avoir un fils signifie prendre le risque de n’avoir aucun descendant du tout. Il semble donc probable que de nombreux parents, mis à part les plus riches, changent de stratégie et fassent le choix d’avoir une fille qui sera plus facile à (bien) marier.

À long terme : repenser notre modèle économique

Si l’Afrique suit la trajectoire des autres pays, même plus lentement, la fécondité finira par baisser avec le développement économique, la mise en place de filets de sécurité sociaux, et l’urbanisation. En revanche, il n’y a pas d’exemples historiques de populations qui augmentent à nouveau après avoir passé des années sous le seuil de renouvellement des générations. L’hypothèse d’un déclin de la population mondiale d’ici la fin du siècle est donc plausible.

On peut se demander si c’est une menace ou une opportunité, étant donnés les deux grands défis auquel l’humanité fait face. D’une part, lutter contre le réchauffement climatique et l’extinction de la biodiversité en réduisant les émissions de gaz à effet de serre et en préservant les habitats naturels ; d’autre part, éliminer l’extrême pauvreté en garantissant la sécurité alimentaire et l’accès à l’eau et à l’électricité.

Ces deux objectifs sont difficilement conciliables si la population humaine continue à croitre. On sait déjà que, si les huit milliards d’êtres humains avaient aujourd’hui les mêmes conditions de vie qu’un américain moyen, il faudrait cinq planètes Terre pour subvenir à nos besoins. Le déclin de la population, notamment parmi les individus ayant une forte empreinte carbone, peut donc être considéré comme une opportunité. Mais comment éviter un appauvrissement généralisé ? Dans la théorie économique, très peu de modèles envisagent la possibilité d’une croissance de la population négative. Nous ne comprenons donc pas bien quelles conditions sont nécessaires pour que la production baisse moins vite que la population. Intuitivement, il est possible de produire autant avec moins de ressources si l’innovation technologique permet d’augmenter la productivité. On observe déjà une tendance vers plus d’automatisation (grâce à la robotique et l’intelligence artificielle) dans les pays qui vieillissent le plus rapidement. Il reste cependant de nombreuses questions ouvertes. L’une est d’ordre technologique : peut-on atteindre des gains de productivité vraiment substantiels, notamment lorsque le prix de l’énergie internalisera les nuisances environnementales et que les inventeurs potentiels seront moins nombreux ? Une autre question est d’ordre politique : comment partager ces gains ?

La transition écologique et la transition démographique ont de nombreux points communs. Les scientifiques alertent depuis longtemps sur les changements à venir, mais la prise de conscience n’a eu lieu que récemment, lorsque les premiers effets ont commencé à se faire sentir. Les trajectoires à court-terme sont déjà largement déterminées ; les tendances à moyen terme peuvent encore être infléchies ; l’adaptation à long terme est à inventer.

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