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Danser pour le climat : La jeunesse bouge pour que tout change

Quelle est la forme de mobilisation la plus efficace pour faire changer les choses ? Cette question anime l’histoire des mouvements sociaux jusqu’aujourd’hui. Dans cette note, Juliette Quef, cofondatrice du média Vert, explore les nouvelles formes d’actions expérimentées par les jeunesses, notamment dans le cadre de la lutte pour la prise en compte de l’urgence climatique.

De nombreuses formes de mobilisation ont été tentées. Depuis 2018, se multiplient les actions choc, la désobéissance civile contre les grands projets. Mais ces formes d’action trouvent leurs limites en braquant une partie de la société, en présentant un futur de restrictions et de sacrifices, et en s’inscrivant davantage dans une logique d’opposition systématique que de proposition.

Il s’agit alors de trouver un langage universel, fédérateur, positif. Quel meilleur medium que l’art pour cela ? Comme on le voit avec le développement des « artivistes », la danse, le chant ou le spectacle vivant, en incarnant « publiquement l’espoir, [permettent] de faire entrevoir à tous l’horizon des jours heureux » et de réintroduire la joie dans un espace public habituellement dominé par la colère, de mobiliser de nouveaux publics. Sans céder à une vision naïve, sans faire abstraction du difficile constat de la réalité.

En corps. Hasard de calendrier, le 20 mars 2023, le Groupe intergouvernemental d’experts sur l’évolution du climat (Giec) publiait la synthèse de son sixième cycle d’évaluation. Au même moment, la vidéo d’une jeune « techno-gréviste » se déhanchant dans la manifestation contre la réforme des retraites française entamait son tour du monde des réseaux sociaux. Deux médias, un même message : la planète brûle mais l’humanité n’engage toujours pas la grande bifurcation qu’il lui faut opérer pour préserver de bonnes conditions de vie sur Terre.

S’il est « un guide de survie pour l’humanité », selon les mots du secrétaire général des Nations Unies, Antonio Guterres, le rapport du Giec est avant tout un recueil de milliers de pages de petites lignes tassées et de graphiques arides : un régal pour les ingénieurs, une mine d’or pour les journalistes, et un pavé indigeste pour le restant des mortels. Dès lors, comment transmettre sa précieuse teneur à la majorité de nos concitoyens et éviter les pires scénarios avec leurs courbes rouge-sang ? Comment communiquer l’urgence ? Si ces réflexions animent les militants pour le climat depuis trente ans et plus, c’est du côté de la danse, du chant et d’autres formes d’art que la jeunesse trouve, peut-être, son exutoire et fait preuve, en cette ère post-Covid, d’une créativité bien vivante.

Le corps comme force de transformation de la société

« La danse est un moyen de ramener de l’incarnation et de la chaleur dans un mouvement climat qui brandit des chiffres froids. Le corps, c’est aussi celui avec lequel on fait face à tous les dérèglements climatiques. On souffre avec le corps quand il fait trop chaud à cause des vagues de chaleur », m’a confié Justine Sene, l’une des cofondatrices du collectif Minuit 12. Créé en avril 2022 avec Jade Verda et Pauline Lida, alors étudiantes à Sciences Po, ce groupe de danseurs et de danseuses utilise leur art pour alerter sur le changement climatique. « Des gens qui font des discours, il y en a plein. On voulait trouver autre chose ». Les trois camarades envisagent alors la danse – Pauline a été formée au classique, Jade est gymnaste et a pratiqué le contemporain, Justine le hip hop et le waacking – une forme afro-américaine de danse de rue. Avec Minuit 12, elles sont apparues dans le court-métrage de l’activiste Camille Etienne « EACOP : La Bombe climatique de notre génération ». Habillées de noir, le visage barré d’une marque couleur pétrole, elles ont réalisé une performance devant le siège de TotalEnergies en octobre 2022 pour s’opposer à la construction du plus grand pipeline chauffé au monde. Plus tôt, en mai 2020, Jade Verda se mouvait déjà au milieu de la montagne dans le premier court-métrage d’Avant l’orage. Intitulé « Réveillons-nous ! », celui-ci alterne entre plans élargis sur la danseuse qui agite les bras et se roule à terre et gros plans sur Camille Etienne qui scande « Nous sommes la première génération à vivre les conséquences du réchauffement climatique et la dernière à pouvoir y faire quelque chose ».

Ce sentiment d’urgence, une partie de la jeunesse l’a intégré avec les grèves scolaires pour le climat, lancées en 2018 par la Suédoise Greta Thunberg. Partout dans le monde, des lycéens et des étudiants ont protesté contre l’inaction climatique de leurs gouvernants. Puis, les grandes marches pour le climat ont rythmé l’année 2019, interrompues à partir de mars 2020 par les mesures sanitaires mises en place pour endiguer l’épidémie de Covid-19. Parallèlement à cela, les actions-choc d’Extinction Rebellion au Royaume-Uni et en France contre les grands projets inutiles ont attiré beaucoup de nouveaux militants à la désobéissance civile. Une forme de lutte qui prime aujourd’hui, notamment avec le mouvement Just Stop Oil, né en mars 2022, qui s’est illustré à l’été suivant avec des jets de soupe sur les tableaux – vitrés – des musées européens, ou encore l’interruption des plus grands raouts, de Roland Garros aux Césars, par la branche française Dernière Rénovation.

Mais les slogans et les blocages ont, peut-être, leurs limites. « Nos demandes ne sont jamais réellement entendues. Quand elles le sont, elles sont systématiquement vidées de leur substance », dénonce Maxime Ollivier du collectif Le bruit qui court. Cet ancien organisateur de marches pour le climat en 2019 à Toulouse et d’actions de désobéissance civile aux côtés d’Extinction Rebellion en a eu « marre d’être toujours dans le “contre” et jamais dans le “pour” ». Responsable de la mobilisation pour l’organisation de Primaire populaire qui visait à présenter un candidat à l’élection présidentielle de 2022 choisi par les citoyens, il dit avoir eu « besoin de retrouver la joie et le plaisir à travers la danse ». Un art qu’il avait délaissé en songeant : « d’abord la lutte contre les effondrements en cours et on verra après pour la danse ».

Si, dans l’ère post-covid, le recours à l’art est une manière de réintégrer le registre du sensible et de l’émotionnel, les danseurs pour le climat y voient aussi une tactique de mobilisation : « on touche d’autres publics qui ne comprennent pas la désobéissance civile ou s’y opposent, souligne Maxime Ollivier. La danse est un langage universel, beau, esthétique. Les gens regardent et se questionnent. Cela participe d’un objectif de diversification des publics. » C’est à l’occasion du festival Agir pour le vivant, à Arles à l’été 2022, que son collectif Le bruit qui court est sorti de terre. Ses 150 membres, des « artivistes » – mélange des mots « art » et « activistes » –, y ont réalisé une performance place de la République sur un extrait sonore du Petit manuel de résistance contemporaine de Cyril Dion, agrémenté de techno. Résultat ? « Un sentiment angoissant et oppressant. À la fin, des gens pleuraient. Beaucoup sont venus nous voir : ils avaient besoin de venir discuter. Certains nous ont même fait des câlins. L’émotion touche. », raconte-t-il. Depuis, le collectif a organisé une représentation pour dénoncer la surconsommation et la fast fashion, à la veille du Black Friday en novembre 2022, ou encore des fêtes lors des matchs de la Coupe du monde au Qatar à la même période – qu’ils boycottaient en raison de son coût humain et environnemental.

Quand le mouvement change l’alerte en joie

Ces derniers mois, la danse, le chant ou le spectacle vivant participatif refont surface parmi d’autres formes de mobilisation. On pense aux soirées « Chaleur humaine » organisées par la communauté Makesense pour se mouvoir au cœur d’un hiver 2022-2023 en proie à la hausse des tarifs du gaz et de l’électricité. Aux Rosies, ces militantes du mouvement Attac qui, depuis 2019, chantent et livrent leurs chorégraphies à la foule, habillées du bleu de travail et du fichu rouge à pois blancs de Rosie la Riveteuse. A L’écologie pirate de la politologue et militante du syndicat « Front de mères » Fatima Ouassak qui invite chacune à être en fête pour ne pas laisser l’espoir et la joie à ses adversaires. Et au-delà de nos frontières, aux chants des Chiliennes et des Argentines contre les violences sexistes et sexuelles et aux danses des Égyptiennes sur TikTok, révoltées par le régime conservatiste.

En bons alchimistes, les danseurs transforment les rapports plombants en art. Ils ont aussi une capacité à réveiller la joie. Or, « la joie, c’est politique », a lancé Javel Habibi, célèbre drag-queen parisienne lors d’une de ses soirées mensuelles à la Flèche d’or à Paris, consacrée aux films politiques. Alors qu’étaient abordées les conditions de vie en milieu carcéral, artistes, paillettes et numéros libérateurs se sont enchaînés dans une ambiance survoltée. Des luttes décoloniales, aux mouvements de libération des femmes et aux revendications LGBTQIA+, la joie et la fête ont toujours été utilisées pour faire advenir une société plus juste, plus égalitaire et plus inclusive.

« La lutte, c’est aussi de la joie. C’est arracher au système qui nous oppresse, à la laideur du monde, les fragments des lendemains heureux. Et des présents aussi. La joie, c’est l’entrée en résistance. C’est refuser la place à l’ombre dans laquelle veut nous cantonner un système qui nous oppresse. C’est l’élan vital de la dignité. Car comment régénérer les forces militantes si nous ne chantons pas ? », s’interroge dans une tribune à Vert la militante d’Alternatiba Paris Mathilde Caillard, alias MC danse pour le climat, dont la vidéo en manifestation a fait le tour du monde, du show américain « Last week tonight » de John Oliver aux plus grands quotidiens comme El País ou Le Monde. Jon Palais, cofondateur d’Alternatiba – un mouvement écologiste lancé en 2013 – corrobore : « On ne peut pas être uniquement dans un militantisme sacrificiel, figé dans la peur. Ne serait-ce que pour durer longtemps dans la lutte, il faut être heureux, joyeux et solidaires. » Or, cette joie qui traverse le mouvement est majoritairement contenue dans un cadre privé et militant. En public, c’est la colère et l’expression de la peur qui dominent. La danse peut-elle changer la donne ?

La joie n’exclut ni le difficile constat d’un monde qui poursuit son réchauffement vertigineux ni le conflit à l’encontre des entreprises qui l’accentuent ou des dirigeants qui regardent ailleurs, mais le porte haut grâce à une forme d’empouvoirement. En cela, la danse et l’art sont considérés comme complémentaires d’autres formes de lutte. « Je ne veux pas que mon mode d’action soit utilisé pour décrédibiliser d’autres modes d’action. Toute action qui vise à élargir le mouvement, à protéger nos droits et le vivant, à dénoncer les destructions que nous imposent ce système, à interpeller, à éveiller les consciences, est à soutenir. », a défendu Mathilde Caillard sur Twitter.
« Notre génération grandit comme ça, avec la peur de tomber, la joie de créer, la rage de vivre et l’envie de nous réveiller au monde », écrit Le bruit qui court dans son manifeste. L’art joyeux pourrait transcender le désespoir, l’écoanxiété, la colère et la violence parce qu’il visualise le beau et le monde d’après. Pour le philosophe Patrick Viveret, « c’est une alternative entre logique de vie et logique de mort ».

Mettre l’art au service du climat pour être « plus sexy que le capitalisme »

La manière dont les mouvements sociaux et écologistes luttent n’a rien d’anodin : elle a le pouvoir de dessiner les contours de la société à laquelle ils aspirent. Si joie et colère s’y côtoient en permanence, incarner publiquement l’espoir permet de faire entrevoir au public l’horizon des jours heureux. En effet, comment généraliser l’aspiration à une vie respectueuse des limites de notre planète si elle est teintée de restrictions et de privations, si elle apparaît comme un sacerdoce incarné par des martyrs ?

« II faut aussi être à l’image du type de société que l’on veut construire : véhiculer la joie, être pacifique, non-violent, respectueux des différences et inclusif », m’a raconté Jon Palais dans une interview pour Vert. Un aspect largement développé par Pauline Boyer, également membre d’Alternatiba, dans son Manifeste pour la non-violence. « C’est une bataille culturelle, poursuit le militant de l’association basque Bizi, car la société capitaliste consumériste nous expose à des milliers de messages publicitaires chaque jour. Le fait d’être heureux à travers la consommation reste le paradigme culturel majeur. Il faut qu’on arrive à être plus sexy que le capitalisme. Pour cela, il faut mélanger la fête à la lutte, être joyeux. »

Une fête qui prend corps dans la rue mais aussi dans des tiers-lieux, où la structuration et l’organisation des luttes côtoient les soirées dansantes. À La Base, un lieu parisien, fermé en juin 2022, les karaokés, les soirées électro et les blind test cohabitaient avec les conférences et les ateliers variés. Des tiers-lieux semblables existent partout en France. Ils contribuent à cultiver le plaisir d’être ensemble et servent de laboratoire aux alternatives. C’est aussi là où s’organisent les manifestations. Depuis 2019, Alternatiba travaille à une programmation festive dans les marches, avec sono, chants et playlist endiablée. Des artistes accourent aussi sur le camion, comme lors des manifestations contre la réforme des retraites de février-mars 2023. La comédienne et chanteuse Hélène Martellini y a entonné sa chanson « Oh rage », avant que ne reprenne le désormais tube « Pas de retraités sur une planète brûlée. Planète, climat : même combat », incarné par MC danse pour le climat. La viralité de la vidéo de MC a d’ailleurs étonné son camarade Gabriel Mazzolini : « Cela fait depuis 2019 qu’on a cette programmation festive avec de la danse dans le cortège ».

La danse, c’est aussi faire un pas de côté dans un monde tourné vers la productivité. « L’art ne produit pas de biens matériels. Il est dans la non-utilité, le non-productivisme », relève Maxime Ollivier. Elle sort ainsi d’une logique de rendement, où la bonne santé d’une société est évaluée à l’aune de la croissance de son produit intérieur brut (PIB). En se produisant dans la rue et de manière gratuite, les collectifs de danseurs pourraient bien contribuer à une révolution éco-culturelle basée sur la sobriété. « Il est plus que temps d’incarner de nouvelles façons d’être au monde. Cette transformation, nous avons l’intuition qu’elle passe par l’expérience artistique, support de nouveaux récits et imaginaires », pose le manifeste du Bruit qui court.

Pour une transition culturelle

Face à l’urgence, l’heure est à l’engagement. Un engagement qui, s’il était auparavant perçu comme « ringard » par certains artistes comme le DJ Fakear, semble désormais en passe d’entrer dans le domaine du cool. En témoigne la chanteuse Pomme, nommée meilleure artiste féminine aux Victoires de la Musique 2022, qui a embarqué dans sa tournée l’association On est prêt de la productrice Magali Payen, afin de sensibiliser son public au déclin de la biodiversité. Ou les prises de position de certains influenceurs, habituellement dépolitisés, contre la réforme des retraites. D’ailleurs, la bifurcation de la société ne peut se passer de celles et ceux dont le talent et le métier est de susciter de la désirabilité, qu’ils soient danseurs, écrivains, chanteurs, publicitaires ou designers. « Quand le climat et la société font leur révolution, la culture ne doit pas s’abriter ou rester muette, mais au contraire nous inspirer. C’est un enjeu essentiel, car ignorer le champ de l’écologie et du vivant, ce serait y perdre son âme et renoncer à construire la culture d’après », avertit le Mouvement pour une écologie culturelle. Conduit par le pianiste Patrick Scheyder, le directeur du Campus des transitions (Sciences Po Rennes, Caen) Nicolas Escach, et le prospectiviste Pierre Gilbert, ce mouvement pousse le secteur de la culture à opérer sa bifurcation écologique. Mais il ne s’arrête pas là. Il demande aussi la création de Maisons de l’écologie culturelle dans les territoires pour soutenir une véritable «transition culturelle» et ne pas réserver la culture aux élites.

Car c’est sans doute le défi majeur de la danse pour le climat : se démocratiser pour toucher un public large. « Il nous faut mobiliser tous les styles de danse, conjuguer les esthétiques pour que ce message ne soit pas dit dans une langue unique, mais dans une multitude. Assembler nos voix et amplifier l’écho », murmure le collectif Minuit 12. Une réflexion qui anime aussi Maxime Ollivier : « Quand on parle de danse, on imagine de la danse contemporaine ou du hip hop. Avec le Bruit qui court, nous réfléchissons à faire des danses traditionnelles, qui sont festives et rituelles. » Des rituels de sobriété à inventer pour mettre définitivement notre monde en mouvement vers des modes de vie qui respectent le vivant.


Bibliographie

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