" Osons un débat éclairé "

Démocratiser l’accès à la culture ?


Coordination : Nathalie Moureau, membre invitée par le Cercle des économistes

Contributions : Béatrice Desgranges, Marsatac, Amos Gitaï, Réalisateur et architecte, Paul Hermelin, Festival d’Art Lyrique d’Aix-en-Provence, Christophe Leribault, Musées d’Orsay et de L’Orangerie, Marie-Cécile Zinsou, Fondation Zinsou

Modération : Océane Herrero, Politico


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Propos introductif de Nathalie Moureau, membre invitée par le Cercle des économistes

La culture apparaît trop souvent comme la cerise sur le gâteau que l’on ne traite que de façon accessoire alors qu’elle est au fondement de ce qui fait notre existence et notre capacité à réfléchir le monde. N’oublions pas combien elle a été centrale il y a trois ans, lorsque nous étions confinés. Tandis que certains entonnaient des chants à leurs fenêtres, d’autres postaient sur Instagram des photos de tableaux vivants qu’ils avaient composés en reproduisant des œuvres d’art célèbres. Et l’on pourrait aussi évidemment mentionner les nombreux films en ligne qui ont été visionnés.

 

Pour autant, quand on regarde les résultats de la grande enquête que conduit périodiquement le ministère de la Culture à propos des pratiques culturelles des français, on s’aperçoit que nombre d’entre elles ne mobilisent qu’une faible proportion de la population. Certes, on peut se réjouir de la place que prend désormais la musique dans le quotidien des français, 57% de la population de plus de 15 ans déclare écouter de la musique tous les jours ou presque contre 34% en 2008 et 9% en 1973. De même, les données sur le cinéma révèlent que 63% des français ont fréquenté les salles obscures au moins une fois au cours de l’année écoulée. Mais selon la façon dont on regarde les données – du côté du verre plein ou du verre vide – il demeure quand même 40% de la population qui ne s’est pas déplacée pour aller voir un film en salle.

 

Quand on examine les données relatives à d’autres pratiques, les chiffres se dégonflent. Uniquement 30 % des Français ont visité un ou plusieurs musée(s) ou exposition(s) au cours de l’année alors qu’il s’agit d’une pratique relativement populaire, souvent accolée au tourisme. Pour les sorties liées à la musique classique, les pratiques sont encore moins répandues puisque seulement 6 % des personnes ont déclaré avoir assisté à un concert au cours de l’année. Et s’agissant de l’opéra, qui est une sortie réputée élitiste, 80 % des Français déclarent n’y jamais être allés de leur vie.

 

Ces données illustrent combien le goût des français pour la culture paraît plus tourné vers une culture de divertissement qu’artistique ou patrimoniale. Ce constat peut sembler regrettable lorsque l’on songe à la richesse du regard des artistes. Leur rôle, outre l’émotion que peuvent susciter en nous les œuvres qu’ils ont produites, n’est-il pas de nous proposer un regard singulier sur le monde, de le questionner. Comment concilier le récréatif, l’artistique et le patrimonial et élargir l’éventail des pratiques culturelles des Français ?

 

 

Synthèse

Béatrice Desgranges entame le débat en présentant le festival Marsatac qui est un festival de musique électronique marseillais qui existe depuis 25 ans et accueille environ 45 000 spectateurs par an au sein du parc Borély. Il participe de la démocratisation de la culture, notamment par les croisements qu’il permet entre disciplines. La programmation, à l’écoute des nouveautés qui peuvent cohabiter avec des têtes d’affiche, permet d’attirer un large public sans négliger l’émergence. La politique tarifaire est également très pensée et cherche à proposer des tarifs accessibles, notamment dans un contexte de crise significative depuis quelques années, en gérant l’augmentation des cachets des artistes. Le festival conduit également des actions de sensibilisation auprès des publics éloignés ou des publics en devenir, à travers Marsatac School, qui permet l’intervention d’artistes au long cours, dans des collèges et lycées, dans une démarche collaborative. Des actions sont également conduites vis à vis des personnes handicapées.

La France offre une grande accessibilité culturelle, affirme Marie-Cécile Zinsou qui a décidé d’ouvrir un musée d’art contemporain au Bénin, partant du constat que l’institution muséale est un instrument primordial de construction intellectuelle de la jeunesse. Si l’histoire culturelle du Bénin est très riche, on y rencontre des difficultés d’accès à la culture. Le musée a connu un grand succès grâce à la mise en place de projets traitant de la création du continent, de la création actuelle et de la manière dont les artistes posent la question des individus et leur identité, après des siècles d’esclavage, de colonisation, en s’appuyant sur des traditions très anciennes. La démocratisation de la culture constitue une tradition du Royaume de Dahomey qui est l’un des royaumes qui constitue le Bénin. On peut citer des événements au cours desquels les collections royales étaient montrées. La population était réunie autour du roi durant 3 à 4 jours, tandis qu’était organisé un défilé de ses richesses. Le succès du musée a résulté à la fois du bouche-à-oreille créé par les premiers enfants visiteurs et du choix de la gratuité. L’entrée au musée et la médiation ne sont pas payantes. Il en va de même pour le transport et les ateliers de pratique artistique proposés dans le musée et qui n’existaient pas dans les écoles. C’est le recours au mécénat qui a permis la mise en place d’une telle politique.

La démocratisation par l’accessibilité tarifaire semble également indispensable pour Paul Hermelin, qui la met en pratique au festival d’art lyrique d’Aix-en-Provence. Ont également été instaurés des partenariats avec les écoles pour la formation à l’éducation musicale. Les 14-18 ans semblent les plus complexes à toucher, notamment du fait de leurs capacités d’attention très brèves, qui demandent un renouvellement permanent, ce qui est peu compatible avec un opéra. Il est nécessaire de former les jeunes en s’appuyant sur des outils modernes comme Tiktok par exemple, et non pas seulement à travers des seules pièces de théâtre. Il faut orienter cette éducation vers la création en répondant au besoin de se différencier et de se faire connaître.

Christophe Leribault met l’accent sur la multiplicité des images auxquelles nous sommes confrontés et souligne la nécessité de mettre en place une politique d’éducation à l’image. Les ressources territoriales, offertes notamment par les musées et les monuments constituent une base très utile sur laquelle il est possible de s’appuyer. Il importe de les rendre accessibles en ligne, comme c’est le cas pour le musée d’Orsay. Les musées et lieux patrimoniaux doivent en outre proposer une expérience confortable, attirante pour le public et pas seulement pour les touristes. Pour ce faire, à Orsay, des événements sont organisés comme des olympiades culturelles, avec des spectacles innovants, qui ont pour but de faire partager un socle de culture commun à tous. Plusieurs études montrent que la pratique culturelle est moins individuelle que par le passé, les lieux culturels constituent désormais des lieux de partage et d’échanges.

Pour Amos Gitaï, le fait important n’est pas la démocratisation de la culture mais la façon dont elle peut nourrir la démocratie. Il insiste sur l’enjeu de la crise climatique qui intervient dans un contexte de recul de la démocratie dans le monde, que ce soit en Italie, en Israël, ou en France. La culture peut contribuer à nourrir la démocratie, même si son impact ne peut qu’être limité, comme l’illustre l’exemple historique de Guernica de Picasso. D’autant que, désormais, la culture constitue un marché. Il appelle à une refonte du rôle de la culture afin qu’elle puisse avoir un impact plus grand vis-à-vis de la démocratie.

Les photos et vidéos postées par les jeunes sur les réseaux sociaux ont une visée sociale et collective, remarque Béatrice Desgranges. L’expérience d’un musée se vit désormais à plusieurs, sur les réseaux. La notion de prescripteur sur ces réseaux sociaux paraît ainsi déterminante, ces outils contribuent, donc, eux aussi, à une forme de démocratisation.

Il existe une certaine forme d’uniformisation de l’œuvre, en lien avec la mondialisation, notamment dans le domaine musical, avec l’essor de la musique commerciale, constate Paul Hermelin. Il repère en parallèle l’essor d’ateliers et de formes nouvelles qui permettent de produire des formes créatives différenciées. La création contemporaine en Afrique, par exemple, peut prendre vie sur des camions plutôt que sur un tableau. La fragmentation et l’adaptation semblent donc constituer des réalités qui existent depuis toujours, comme le génie humain.

Les réseaux sociaux sont les descendants de la télévision qui, déjà, montrait les expositions, estime Marie-Cécile Zinsou. Ils permettent d’ouvrir une fenêtre sur le monde entier, de manière inspirante, comme la radio a pu également le faire.

Ce que confirme Christophe Leribault qui rappelle également le rôle joué par ces réseaux sociaux durant la crise sanitaire pour garder un lien avec la culture. Même s’il paraît désormais nécessaire de mieux structurer ce champ au service du but premier qu’est le partage.

La question des financements publics est ensuite abordée. Pour Paul Hermelin, il n’existe pas de réel désengagement de l’État. Il existe en revanche une forme de désengagement des entreprises dans le domaine de la culture. Dans leurs engagements RSE, les entreprises ciblent prioritairement la planète et la dimension sociale, et elles réduisent donc leurs actions de mécénat culturel, à part si ces derniers incluent une dimension éducative.

Béatrice Desgranges confirme l’engagement de certains chefs d’entreprise mais souligne que l’engagement dans la durée est complexe car il repose souvent sur la volonté des chefs d’entreprise eux-mêmes plutôt que de leur structure.

Ce soutien privé à la culture est une chance, en France, car il n’existe pas, par exemple, au Bénin, souligne Marie-Cécile Zinsou.

Nathalie Moureau conclut en insistant sur la capacité qu’a la culture à susciter en nous des émotions et du plaisir mais en soulignant comment elle nous aide également à avoir un regard critique sur la société, notamment dans le cadre d’actions éducatives. Les réseaux sociaux constituent à cet égard un enjeu majeur. Il convient tout à la fois de s’appuyer sur eux mais également d’appeler à la vigilance sur les dérives dont ils peuvent être porteurs, dont certaines peuvent toucher nos démocraties.

Propositions

  • Développer l’accessibilité pour tous, notamment sur le plan tarifaire et grâce à la sensibilisation auprès des publics éloignés ou en devenir (Béatrice Desgranges).
  • Construire un projet culturel en s’appuyant sur l’histoire d’un territoire (Marie-Cécile Zinsou).
  • Développer l’éducation musicale en l’orientant notamment vers la création, l’utilisation de nouveaux supports, et en traitant de thèmes mobilisateurs comme la préservation de la planète par exemple (Paul Hermelin).
  • Développer l’éducation à décrypter les images en s’appuyant sur les ressources territoriales, sur le patrimoine muséal et monumental (Christophe Leribault).
  • Mettre en place des évènements et favoriser l’expérience collective, le partage de la culture (Christophe Leribault).
  • Refondre le rôle de la culture pour lui permettre de mieux contribuer à la démocratie (Amos Gitaï).
  • Accompagner les nouvelles formes de créations y compris sur de nouveaux supports et dans de nouveaux cadres (Paul Hermelin).
  • Mobiliser les entreprises, au-delà du mécénat, dans le contexte de baisse des subventions publiques (Jacques Chalmeau).

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