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Existe-t-il des limites à l’endettement des Etats ?

La préparation du budget 2024 bat son plein. L’examen du projet de loi de finances arrive bientôt à l’Assemblée nationale dans un contexte d’endettement record de la France. Loin de toute polémique, Jean-Paul Pollin explique sur quoi reposent les marges de manœuvre de l’État.

Il existe fatalement un niveau d’endettement à partir duquel un État n’est plus en capacité d’emprunter, si ce n’est à des conditions drastiques qui remettent en cause sa souveraineté : celles, par exemple, qu’impose le FMI lorsqu’il intervient en urgence pour sauver un pays en détresse. Ce niveau limite est atteint lorsque les prêteurs potentiels jugent que les dettes accumulées ne sont plus soutenables, c’est-à-dire lorsque l’État qui les a contractées ne paraît plus en situation d’en supporter les charges, et va se trouver contraint à les renégocier ou à faire défaut.

Mais la définition de cette limite n’est pas simple. Elle dépend d’un ensemble de variables de diverses natures : situation économique du pays (croissance potentielle, niveau des taux d’intérêt, inflation, développement financier…) ; structure de sa dette (maturité, coût, caractéristiques de ses détenteurs) ; situation politique (stabilité du régime et du pouvoir, positionnement international). De sorte que le taux d’endettement limite est propre à chaque État et variable dans le temps. Il n’existe pas de « chiffre magique » définissant en tout lieu et toute circonstance un niveau plafond.

Un seuil de solvabilité unique ?

D’ailleurs, diverses expériences historiques nous ont appris que nombre d’États ont connu, généralement, à l’occasion de conflits armés, des taux d’endettement très élevés (la dette anglaise au XIXe siècle, ou la dette française au sortir de chacune des guerres mondiales) sans que cela ait donné lieu à des situations de défaut. De même qu’existent aujourd’hui des disparités importantes entre les taux d’endettement nationaux, certains d’entre eux s’avérant bien supérieurs à la moyenne observée dans les pays avancés (238 % pour le Japon, 134 % pour les US), sans que leur solvabilité soit mise en doute.

Il est par conséquent illusoire de vouloir apprécier la solvabilité d’un État, ainsi que sa capacité d’emprunt, en se référant à cet indicateur statique trop ignorant de certaines particularités des pays et des périodes considérées. Il est plus pertinent de s’intéresser aux évolutions prévisibles des dettes et ratios d’endettement pour estimer dans quelle mesure (et à quelles conditions) ils sont susceptibles de se stabiliser à moyen terme, ou à se situer au contraire sur une trajectoire explosive.

Or, cette trajectoire dépend comptablement de deux termes faciles à décrire et à formaliser :

– Le solde budgétaire primaire, c’est-à-dire du solde budgétaire diminué du montant des intérêts payés sur la dette, le tout rapporté au PIB.

– « L’effet boule de neige de la dette » qui rend compte de son interaction cumulative avec les coûts financiers qu’elle supporte. Ce terme est fonction de l’écart entre le taux d’intérêt réel (c’est-à-dire le nominal diminué de l’inflation) et le taux de croissance du PIB, le tout multiplié par le taux d’endettement.

De sorte que la dette se stabilise (la variation du taux d’endettement s’annule) lorsque : solde budgétaire primaire/PIB > (Taux d’intérêt réel-Taux de croissance) x Taux d’endettement. En d’autres termes, la stabilisation du taux d’endettement suppose que, à un horizon qui reste à définir, le solde budgétaire compense « l’effet boule de neige » de la dette.

Une trajectoire définie par les taux d’intérêt et la croissance

Une application très simple permet d’en saisir la signification et la portée. Prenons pour cela le cas d’un pays dont le taux d’endettement est de 110% (semblable à celui de la France) et faisons l’hypothèse que les taux réels souverains se situeront à l’avenir, comme ce fut le cas au cours des dix dernières années, à des niveaux très faibles voire négatifs (disons -1%) et que sa croissance potentielle atteindra 1,5 %. Il suffira alors que le déficit budgétaire soit maintenu un peu en dessous de 3 % pour stabiliser le taux d’endettement.

Si, en revanche, face à des besoins d’investissements massifs et à une moindre abondance d’épargne mondiale, les taux d’intérêt réels reviennent à un niveau plus « normal » (disons 1%) et que la croissance potentielle du pays anticipée reste faible (on prévoit moins de 1 % en Europe durant les années à venir), alors la stabilisation du taux d’endettement nécessitera un léger surplus du budget primaire. Faute de quoi l’instabilité de la trajectoire imposera un durcissement des conditions d’emprunt avant que ne soit atteinte une limite. Une perspective inquiétante pour certains pays que des agences de notation ont commencé à souligner.

 


 

Jean-Paul Pollin

Membre du Cercle des économistes

Professeur émérite à l’Université d’Orléans

 

 

 

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