Propos introductif d’Alain Trannoy, membre du Cercle des économistes
Si je devais résumer en une phrase ce que font les personnes qui s’occupent d’économie circulaire, je pense qu’ils essaient de trouver des formules qui ressemblent à celles des alchimistes au Moyen Âge : transformer le vil plomb en or. Tel était leur objectif. Aujourd’hui, il s’agit de transformer les objets usagés, les déchets et leur donner une nouvelle valeur. Quelque part, l’alchimiste avait l’espoir de faire de l’économie circulaire.
Progresse-t-on en termes d’économie circulaire en Europe, dans le monde et en France ? Comme le dit le proverbe africain : « l’arbre qui tombe fait plus de bruit que la forêt qui pousse ». La forêt des entrepreneurs de l’économie circulaire progresse-t-elle vraiment beaucoup ? Selon les chiffres de l’Agence Européenne de l’Environnement, cette progression est relativement douce et se fait avec un taux de croissance relativement faible. Je vais vous donner simplement un exemple. Par rapport aux produits fabriqués une année donnée, quelle est la part des matériaux provenant d’un cycle de production précédent ? L’Agence Européenne de l’Environnement donne le chiffre de 11,6 % au niveau de l’Europe. C’est-à-dire qu’environ 10 % des produits utilisent de la matière qui avait déjà été utilisée dans des processus de production précédents, ce qui est quand même relativement faible. On mesure le chemin qu’il reste à parcourir. Le rythme de progression est également faible : sur la décennie passée, nous sommes passés de 10 à 11 % au niveau européen.
Conscient de cette faiblesse, le plan France Relance prévoit 370 millions d’euros fléchés pour le développement des projets d’économie circulaire tandis que l’Union européenne (UE) entend doubler la part des matériaux provenant d’un cycle de production précédent pour passer de 11,6 % à 23 %.
Où la France se situe-t-elle dans le paysage de l’économie circulaire ? Le bilan français est bon. S’agissant de l’économie circulaire, plus exactement de la part des produits utilisés dans un cycle précédent et réutilisés dans un cycle existant, la France est entre 20 et 25 %. Nous faisons donc deux fois mieux que la moyenne européenne. De ce côté, nous sommes des bons élèves. Cependant, par rapport à d’autres paramètres, nous faisons plutôt moins bien, en particulier sur les déchets : un quart des déchets est encore transporté vers des décharges publiques à ciel ouvert, alors qu’en Europe, ils ne représentent que 16 %.
Je voudrais terminer sur quatre sujets qui me semblent importants et par rapport auxquels, j’espère, nos intervenants apporteront quelques réponses. Le premier : je vous ai tracé très rapidement un portrait au niveau européen, mais que se passe-t-il dans les pays en voie de développement ? Que se passe-t-il en particulier dans les pays émergents qui sont si importants et représentent 40 % du Produit Intérieur Brut (PIB) mondial ? Deuxième question : le choc inflationniste que nous avons connu sur les matières premières permet-il de booster l’économie circulaire ? Vient ensuite la question des moyens financiers : quand un entrepreneur va voir une banque pour trouver des moyens, est-ce facile ? Est-il bien accueilli ? Quatrième question : les pouvoirs publics font-ils assez pour entraîner un cercle vertueux au niveau de l’économie circulaire ? En particulier, les instruments fiscaux du type bonus-malus ne pourraient-ils pas être davantage sollicités ?
Synthèse
Le domaine de l’infrastructure consomme beaucoup plus de matériaux qu’il n’est capable d’en réinsérer dans l’économie et la situation se détériore, souligne Gwenola Chambon : on parle de 7,2 % contre 9 % il y a cinq ans à l’échelle mondiale. Le secteur des infrastructures représente environ un tiers de la consommation de matériaux et 79 % des émissions de gaz à effet de serre. Il est donc porteur d’une responsabilité. Jusqu’en 2009, la réglementation n’adressait le thème de l’économie circulaire qu’au travers des déchets ; à partir de 2015, elle s’élargit au cycle puis à la chaîne de production. Pendant quarante ans, nous avons construit sans nous préoccuper de l’avenir. La crise a provoqué une réaction de mobilisation générale. Les réflexions et les innovations en matière d’infrastructure sont nombreuses, notamment autour de l’éco-design ou de la conception des routes. On se dirige vers une approche holistique : une conception différente, une moindre utilisation de matériaux, une réutilisation des matériaux existants, une utilisation plus longue et surtout non polluante à terme. Cette logique n’est pas perceptible dans les chiffres mais elle s’accélère.
La notion de Produit Intérieur Circulaire semble constituer un cadre intéressant pour définir la circulation des biens et valeurs, remarque Cyril Garcia. Selon lui, la combinaison du mouvement sectoriel et du mouvement régional sous-tend le développement de la circularité. Les plateformes industrielles constituent un domaine de création de valeur : Capgemini opère par exemple une plateforme de recyclage et de revente de pièces d’avion. Les enjeux sont importants dans ce domaine (biodiversité, émissions, traçabilité). Des marchés naissent, le démarrage est timide mais le mouvement est appelé à s’accélérer et certains acteurs internationaux commencent à investir sur ces sujets. La question régionale est également très importante. Certaines régions se spécialisent, par exemple les Hauts-de-France avec les gigafactorys. Dans l’industrie aéronautique et navale, il va falloir intégrer l’hydrogène aux coques anciennes (rétrofit). Ces mouvements régionaux seront financés, comme aux États-Unis où des centaines de milliards ont été investis pour construire des clusters région par région. Les technologies climatiques (hydrogène, capture de carbone, gigafactory) représentent un espoir pour construire une économie « zéro émission nette » à brève échéance. Elles seront circulaires ou ne seront pas. Les technologies existent, sont réplicables, et les financeurs ont intérêt à entrer dans la bataille de la circularité, à être plus intrusifs dans les modèles opérationnels de leurs clients, notamment parce que la régulation va arriver.
Aujourd’hui, nous jetons 40 % de la nourriture produite dans le monde, énonce Lucie Basch. L’économie circulaire permet de construire des modèles qui envisagent l’écosystème dans son ensemble. Too Good To Go rend disponible un produit appelé à être jeté en fin de journée à des gens qui sont en train de faire leurs courses. En transformant ce qu’on a pris pour habitude de considérer comme des déchets en ressources, l’application créée des modèles gagnants pour toute la chaîne alimentaire. Elle génère une valeur économique mais aussi sociétale. Le commerçant reçoit un revenu supplémentaire et un nouveau flux de clients ; le consommateur bénéficie d’une réduction d’un tiers du prix ; Too Good To Go sauve plus de trois repas par seconde, compte 80 millions de consommateurs dans le monde et embauche 1 200 collaborateurs. C’est cet alignement des intérêts de chacun qui a permis à Too Good To Go de se lancer dans une aventure d’hyper croissance. Son modèle économique est parfaitement aligné avec les enjeux écologiques et la création de valeur est répartie tout au long de la chaîne. Too Good To Go a d’abord travaillé avec les commerçants de quartier, puis la grande distribution et aujourd’hui avec les industriels. Pour parvenir à une planète où toute nourriture produite est consommée, il faut apporter des solutions aux consommateurs, à la distribution mais aussi aux industriels. Ces derniers peuvent désormais envoyer directement chez les consommateurs des produits qui sortent du standard ou présentent des défauts d’emballage. L’enjeu des entreprises issues de l’économie circulaire est aujourd’hui de proposer de nouveaux modèles permettant d’allier les enjeux écologiques, économiques et sociaux, et par là même d’initier des réflexions circulaires ; sachant que les modèles linéaires nous ont mené dans un monde où l’on se demande si nous aurons les ressources nécessaires pour nous nourrir. Il s’agit de ne pas aboutir à la sobriété pour les économies essentielles de la vie.
L’aventure de l’économie verte a commencé en Algérie il y a plus de trente ans, explique Hind Benmiloud. La prise de conscience a eu lieu en 1992 lorsque l’Algérie a signé la Convention sur la biodiversité. Les événements de la décennie noire ont suspendu le processus, mais il a repris dans les années 2000, principalement concernant les déchets. L’Algérie importe beaucoup : plus de 2 milliards de plastiques et un milliard de cartons, et la prise en charge des déchets n’est aujourd’hui que de 12 %. À la suite des Assises de l’économie circulaire de 2018, l’État a mis en place une série de textes et la prise de conscience a réellement eu lieu dans le secteur privé : beaucoup de groupes repensent leur façon de produire et créent des unités de recyclage (PET, verre, plastique). Toutes ces initiatives participent à une prise de conscience par rapport au développement durable et au fait d’investir dans l’avenir. Le marché du recyclage est important, de jeunes start-ups doivent pouvoir s’y intéresser. La crise de la Covid-19 a entraîné un arrêt des importations. Beaucoup de petites entreprises recyclant les appareils électriques sont nées. Une culture de la récupération commence à apparaître en Algérie, ce qui était impensable il y a quelques années. Les mentalités doivent changer. Nous n’avons plus d’autre choix aujourd’hui que de tous participer. Les pays émergents comme l’Algérie polluent peu le monde. Il faut s’adresser aux grandes industries qui doivent proposer des solutions.
L’intelligence artificielle permettra peut-être aux pays émergents de rattraper leur retard. Ils espèrent profiter des expériences des pays ayant une politique d’économie circulaire.
Surmonter l’obstacle culturel est essentiel pour sortir de la linéarité et d’un certain conditionnement, affirme Cyril Garcia. Il incombe aux directions du marketing et la communication d’y travailler. Les études de consommation montrent une sensibilité forte quant à la nourriture, aux vêtements et au packaging. Depuis deux ans, les consommateurs sont prêts à faire évoluer leurs modes de consommation à travers des démarches plus volontaristes. Ils pointent aussi des blocages, notamment le manque de transparence par rapport aux labels ou les coûts. Les grandes entreprises doivent également porter ce changement culturel en leur sein à travers l’utilisation d’ordinateurs ou de serveurs recyclés : elles doivent exercer davantage de pressions sur les fournisseurs. L’État doit également participer à cette bagarre culturelle via la commande publique. Ce renversement culturel commence dans un monde qui a été nourri d’immédiateté ; laquelle détruit la planète.
À cet égard, l’importance du marketing sociétal est soulignée par Lucie Basch. Too Good To Go s’est emparé de combats concrets qui ont mis en lumière le gaspillage alimentaire et amené des consommateurs à utiliser l’application. Les dates limites de consommation sont responsables de 20 % du gaspillage alimentaire en Europe. Too Good To Go a construit avec les distributeurs, les entreprises de l’agroalimentaire et les consommateurs des engagements concrets pour les sensibiliser ; démarche qui a abouti au Pacte sur les dates de consommation élaboré avec le ministère de la Transition écologique et le ministère de l’Agriculture et de l’alimentation. Reconnu comme un interlocuteur privilégié sur les dates de consommation, Too Good To Go a bénéficié d’une large couverture médiatique qui a fait grandir sa crédibilité.
Dans les écoles, l’entreprise a créé un programme appelé « Mon école anti gaspi » lequel propose un kit d’outils pédagogiques pour sensibiliser les enfants au gaspillage alimentaire. Ce programme a été téléchargé par plus de 10 % des écoles en France. Après sept ans d’existence, Too Good To Go compte 80 millions d’utilisateurs et 100 millions d’euros de chiffre d’affaires ; objectifs qu’un budget marketing classique, même illimité, ne lui aurait pas permis d’atteindre. Le marketing consiste aujourd’hui pour les entreprises à contribuer concrètement et à prendre pleinement leurs responsabilités.
Au-delà des modes de consommation, Gwenola Chambon note que le taux d’urbanisation mondial a dépassé 50 % en 2007, et que dans moins de trente ans, la population urbaine aura augmenté de 2,5 milliards d’individus. Des infrastructures sont nécessaires pour répondre à l’explosion démographique de certains pays et au développement rapide des leurs villes. Il faut gérer les adaptations selon les besoins des populations : accompagner les villes qui se créent avec des infrastructures innovantes qui pourront être recyclées d’un côté ; et de l’autre, faire évoluer drastiquement les usages des pays développés très consommateurs en matériaux. Une réflexion plus large est nécessaire sur la ville afin de l’adapter aux nouveaux usages en lien avec le numérique. Il faut repenser certaines infrastructures comme les parkings ou les systèmes d’évacuation des eaux, et végétaliser les villes. À l’échelle européenne, les investissements nécessaires pour atteindre une économie soutenable et durable sont estimés à 150 milliards d’euros. Ces enjeux colossaux appellent une action commune entre le secteur privé et le secteur public quant aux initiatives, à la régulation, au financement, à la traçabilité ou à l’aménagement du territoire.
L’État algérien a mis en place un plan d’accompagnement à destination des start-ups issues de l’économie circulaire, relève Hind Benmiloud. Des start-ups ont été créées, notamment pour la culture de la datte ou de l’olive. S’agissant du gaspillage, des études ont montré que la durée de vie d’un médicament pouvait être étendue au-delà de sa date de péremption. Ces sujets nécessitent une coopération internationale. À son échelle et avec l’aide des entreprises privées, l’Algérie peut sensibiliser les populations, mais des incitations fiscales devraient être mises en place pour encourager les projets verts. L’intelligence artificielle est aussi un outil qui pourra aider les pays émergents à gagner du temps et à rattraper leur retard.
Avant de parler d’intelligence artificielle, il convient de réacquérir une forme d’intelligence en matière d’alimentation, estime Lucie Basch. Nous nous sommes installés dans des routines absurdes dont témoigne le gaspillage alimentaire. Si le progrès et la technologie importent, ils ne doivent pas être décorrélés d’un apprentissage pour comprendre ce que nous mangeons au quotidien : la saisonnalité ou l’importance des qualités nutritionnelles des aliments. Certains pays accèdent en effet à l’alimentation sans que les qualités nutritionnelles de leurs aliments n’évoluent et avec une obésité qui augmente.
L’intelligence artificielle constitue un facilitateur incroyable pour modéliser, tester et essayer d’améliorer le fonctionnement des villes, souligne Gwenola Chambon. Vauban a mené une étude avec Havas sur l’impact de l’intelligence artificielle sur les infrastructures : en termes d’anticipation et de gestion, les gains sont réels.
Dans le monde industriel, les jumeaux numériques, la data ou l’intelligence artificielle sont essentiels pour simuler ou mieux comprendre les cycles de production, confirme Cyril Garcia.
L’Algérie n’étant pas un pays industrialisé, les réflexes ne sont pas les mêmes, signale Hind Benmiloud. Une partie de la population est pressée de combler le retard. L’agriculture y est encore largement biologique et la manière de penser l’alimentation s’adapte aussi au pays. L’intelligence artificielle peut être d’une grande aide pour l’économie circulaire. Les pays émergents n’ont pas le droit de se passer de l’apport que constitue l’intelligence artificielle : ils doivent prendre le train en marche.
L’alimentation est un sujet local par définition, répond Lucie Basch. Les pays émergents ne doivent pas rattraper les pays développés, mais faire différemment dès le début et ne pas prendre les mauvaises habitudes dans lesquelles les pays du Nord se sont installés.
Les aides et crédits d’impôts largement distribués pour l’innovation dans le cadre de l‘Inflation Reduction Act (IRA) aux États-Unis vont canaliser énormément d’investissements industriels, déplore Gwenola Chambon. Pour l’Europe, c’est un vecteur de « désattractivité ».
Sur les pourcentages d’économie circulaire par secteur en Europe, Cyril Garcia avance que les secteurs les plus en avance se situent entre 35 et 40 % ; les secteurs lourds, entre 5 et 10 %. La valorisation est importante : recycler est une chose, mais il faut remettre en circulation, recommercialiser. Nous sommes aujourd’hui au début d’une histoire.
Le recyclage ne doit pas devenir néfaste au niveau de l’empreinte carbone, mentionne Gwenola Chambon. Le bitume des routes peut être recyclé, mais au-delà d’un certain seuil (environ 70 %), la consommation énergétique générée devient dévastatrice. À cet égard, la notion de Produit Intérieur Circulaire permet de mesurer la valeur de la circularité, ajoute Cyril Garcia.
Plusieurs messages d’espoir ont été énoncés quant à l’avenir de l’économie circulaire et durable, conclut Alain Trannoy. Tout d’abord, il faut préconiser une approche holistique qui pense le recyclage dès la conception des processus et des produits. En adoptant cette approche, les pays émergents pourront faire mieux et plus vite que les pays développés ; d’autant que la prise de conscience prend de l’ampleur en Algérie par exemple. Ensuite, les technologies existent. Enfin, les entreprises peuvent adopter la stratégie des activistes : sensibiliser les pouvoirs publics et mobiliser les médias. En France, la presse est acquise au combat pour l’environnement, la bataille culturelle est donc largement gagnée dans les esprits, et doit maintenant l’être dans les actes.
Propositions
- Adopter une approche holistique pour penser le recyclage dès la conception des processus et des produits (Gwenola Chambon).
- Combiner mouvements sectoriels et mouvements régionaux (Cyril Garcia).
- Porter le changement culturel au niveau des directions du marketing, au sein des entreprises et des pouvoirs publics (Cyril Garcia).
- Développer le marketing sociétal (Lucie Basch).
- Mettre en place des incitations fiscales (Hind Benmiloud).
- Utiliser les apports de l’intelligence artificielle (Hind Benmiloud, Cyril Garcia, Gwenola Chambon).
- Penser la notion de Produit Intérieur Circulaire pour mesurer la valeur de la circularité (Cyril Garcia).