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Géostratégie et commerce mondial : un couple en crise

Propos introductif de Pierre Jacquet, membre du Cercle des économistes

Je voudrais élargir ce débat au-delà du commerce, qui n’est qu’une des dimensions de la mondialisation, et, en ouverture de ce débat, je formule trois idées.

Premièrement, nous confondons souvent la réalité de l’interdépendance et sa gestion. L’interdépendance existe, quoi que nous fassions, et elle est de plus en plus présente, y compris dans le commerce, qui a quand même crû de 1 % par rapport à 2022 (et le commerce de services ne faiblit pas) et bien sûr avec les flux financiers et les problèmes qui les accompagnent. Mais d’autres forces très profondes d’interdépendance sont aussi à l’œuvre, dont le progrès technique, les nouvelles technologies de l’information (qui ne sont plus si nouvelles que cela), l’intelligence artificielle. Tout cela soude les peuples plutôt que l’inverse. Et les évolutions récentes ont attiré l’attention sur le besoin d’action collective autour des « biens publics globaux ». Nous savons très bien, par exemple, que la lutte contre le changement climatique ne peut être que collective. À côté de cette réalité d’interdépendance, qui bien sûr change constamment et dont il faut comprendre la nature, la gestion de cette interdépendance est en crise profonde, et repose sur des institutions et des accords devenus obsolètes au regard des transformations du monde :, montée des pays émergents, mais aussi les grandes crises financières qui révèlent notre incapacité collective à gérer correctement les problèmes qui se posent, comme en témoigne la persistance des crises de la dette des pays en développement. Il y a souvent confusion entre la réalité de l’interdépendance, qui empêche de parler de démondialisation, et sa gestion, qui est en crise.

Deuxièmement, le mythe de la mondialisation heureuse est derrière nous. Il reposait notamment sur l’idée que le commerce est bon pour tout le monde, puis que la libéralisation des mouvements de capitaux améliorait l’efficacité de l’allocation des ressources. Nous savons que ce n’est pas vrai. Des groupes et des nations en bénéficient beaucoup et collectivement, mais des segments de la population sont perdants. Si nous n’accompagnons pas ces changements dans la répartition des revenus, nous risquons un refus de la mondialisation, ce qui devient un problème politique qui affecte sa gestion. Il faut remplacer cette utopie de la mondialisation heureuse par une autre forme d’utopie soulignant l’importance de l’action collective à tous les niveaux, et c’est fondamental. Il s’agit de changer le narratif et montrer comment, à travers l’action collective, la mondialisation permet de vivre mieux. Cela implique un rôle important pour les politiques publiques.

Troisièmement, gérer la mondialisation peut paraître à première vue une affaire de politique internationale, de diplomatie, de négociation entre pays. En fait, c’est aussi, fondamentalement, une affaire de politique intérieure. Il s’agit d’être capable de montrer comment nous pouvons combiner l’ouverture et ses bénéfices avec la gestion des transformations sociales nécessaires, qui sont imposées en partie par la mondialisation, le progrès technique et l’exigence de la transition écologique. La mondialisation est un coupable facile et la dimension de politique intérieure est aujourd’hui au cœur de l’élaboration d’une une histoire positive sur la mondialisation.

Synthèse

Après le cycle de la mondialisation des échanges commerciaux et financiers, la convergence des valeurs ne s’est pas produite, différentes formes d’organisation de la société coexistent et certains pays riches considèrent la montée en puissance des pays émergents comme une menace, limitant leur rôle dans la gouvernance globale, constate Pierre-Olivier Gourinchas. La mondialisation a été imparfaitement maîtrisée et des effets redistributifs forts sont apparus dans les pays avancés, ce qui y a favorisé la montée et l’alignement des populismes qui souhaitent limiter la place des pays émergents ou protéger la population domestique, alors que les émergents essaient de mettre en place des mécanismes alternatifs plus égalitaires, y compris sur le plan du financement. Cette transition, apparue lors de la crise de 2008, a été accélérée avec l’invasion de l’Ukraine par la Russie. Le nouveau cycle est caractérisé par le risque de fragmentation géoéconomique du fait des tensions et restrictions dans les échanges commerciaux, financiers et technologiques qui sont influencés par la géopolitique, dont seraient d’abord victimes les pays émergents. Le rôle du Fonds Monétaire International (FMI) est de s’assurer que l’économie mondiale est génératrice de bien-être pour tout le monde en contrecarrant cette tendance.

Le monde connaît la fin d’un cycle avec l’émergence d’autocraties alors que le libéralisme devait favoriser la démocratie, explique Sylvie Bermann. Les évolutions géostratégiques ont eu des effets commerciaux. Le Brexit marque la victoire de la peur de l’autre et impacte négativement l’économie, alors que le Royaume-Uni incarnait la mondialisation heureuse. La nouvelle guerre froide entre les États-Unis et la Chine, technologique plus qu’idéologique ou tarifaire, a commencé en 2019 avec l’annonce des sanctions américaines contre Huawei, bien qu’il existe une volonté d’apaisement des deux côtés.

L’Union Européenne (UE) adopte quant à elle une stratégie de de-risking, visant à réduire la dépendance vis-à-vis des importations de Chine. Des sanctions réciproques sont prises, y compris dans le domaine énergétique dans le contexte de guerre chaude en cours en Ukraine, alors que la Russie fournissait du gaz bon marché à l’Europe, impliquant un changement de modèle et un besoin de multiplication des échanges.

Le transport de marchandises sur mer à bord de porte-conteneurs, système introduit par Malcom McLean dans les années 1950 et devenu majoritaire dans le domaine du fret, a permis de diviser les coûts de transport et a favorisé la mondialisation et le juste-à-temps, rappelle Benoît Chasseguet. Le volume de marchandises transportées par des bateaux dont la capacité a été multipliée au fil du temps devrait doubler dans les dix à vingt prochaines années. En l’espace de quelques années, la pandémie de la Covid-19, durant laquelle les bateaux étaient bloqués autour de la Chine et de Los Angeles, et la guerre en Ukraine, qui a rendu difficile l’alternative du transport par voie terrestre via les nouvelles routes de la soie, ont durement impacté cette chaîne logistique et amené les entreprises à s’interroger et à envisager de rapprocher la production des clients, ce qui permettra également de réduire leur empreinte carbone, qui est un paramètre à prendre en compte.

Cathay est une plateforme globale enracinée en France dont le but est d’aider les entreprises à améliorer la confiance intercontinentale, indique Mingpo Cai. Les entrepreneurs, qui sont à la base du commerce, doivent réfléchir non à ce qu’ils veulent, mais à ce qu’il est possible de faire pour les autres et aux conséquences de leurs actions sur leur environnement. Dans le cadre de l’optimisation de la chaîne logistique, de grandes usines exportent du CO2. Face à cela, les investisseurs agissent pour que les entreprises intègrent l’impact positif en matière de bilan carbone. Les entreprises doivent aussi être fières de commercer avec leurs partenaires, chacun voyant les qualités des autres tout en tolérant leurs défauts.

Le régionalisme a été suggéré pour gérer l’incompatibilité entre la mondialisation du commerce et les systèmes politiques, rappelle Saori Katada. La région indopacifique représente environ 60 % de la population, du Produit Intérieur Brut (PIB) ainsi que du commerce mondial et accueillera 90 % de la classe moyenne émergente d’ici 2030. Les accords de libre-échange, à l’image du Partenariat Transpacifique (TPP), ont vocation à évoluer avec le temps. Les institutions formulent des règles contraignantes pour les gouvernements et les entreprises. Les économies de la région indopacifique poursuivent un objectif de croissance par l’intégration du commerce et un contrôle du processus par les gouvernements. Le Partenariat Économique Régional global (RCEP) noué entre l’Asie du Sud-Est et le Japon, la République de Corée et la Nouvelle-Zélande est important dans la mesure où il inclut les petits pays. Le cadre économique pour l’Indo-Pacifique, en édictant des règles contraignantes qui s’appliquent dans toute la région, permet de réduire le risque de dépendance trop importante à l’égard de la Chine.

La relocalisation permet de réduire les émissions de CO2, souligne Pierre-Olivier Gourinchas. Le nouveau cycle est marqué par l’émergence du rôle des politiques industrielles, qui ont leur place dans le cadre de la sécurité stratégique et de la transition climatique, mais aussi par l’émergence de formes de protectionnisme au détriment du gain collectif et des échanges, ce qui représente un danger. Le maintien des échanges commerciaux est important puisque les matières premières nécessaires pour atteindre les objectifs de la transition écologique sont réparties de manière très inégale dans le monde. L’Organisation Mondiale du Commerce (OMC) est l’organisme essentiel pour les échanges commerciaux, mais rencontre des problèmes. Il est nécessaire d’établir un système basé sur des règles de conduite dans le cadre d’accords commerciaux et d’adopter une approche pragmatique et de confiance au niveau global, au travers d’échanges, pour répondre aux enjeux tels que la transition climatique et le surendettement. Pour que le système soit plus robuste aux chocs, il est important de diversifier les sources d’approvisionnement sans procéder à des relocalisations domestiques.

À l’image de l’OMC et du Conseil de Sécurité, le système mondial ne fonctionne pas bien, note Sylvie Bermann. Il convient de construire un nouveau système davantage multipolaire, en tenant compte du Sud global dont les pays ne souhaitent pas être alignés et en mettant l’accent sur les échanges, y compris via le tourisme.

Il est nécessaire de continuer de voyager et d’échanger, en interrogeant sa perception au regard de la réalité, en sachant que rien ne peut arrêter le commerce, indique Mingpo Cai.

Des échanges sont et seront menés avec les gens, confirme Benoît Chasseguet, qui voit l’avenir positivement.

Le commerce est certes une histoire de commerçants, mais il se produit dans un cadre défini par les politiques, nuance Pierre Jacquet, qui insiste sur l’importance de renforcer les règles et de repenser l’OMC en tant que garante de ces règles. Le doux commerce n’existant pas, il est nécessaire d’apprendre à vivre dans un monde où le prosélytisme des valeurs ne fonctionne pas, en s’appuyant sur la reconnaissance mutuelle et l’acceptation de la diversité, et en appelant à une mondialisation raisonnée. La logistique est par ailleurs la dimension vivante du commerce. Si l’interdépendance est une réalité, la souveraineté totale est une illusion. L’interdépendance et le commerce sont sources de risques et de vulnérabilités : on ne peut y répondre par le renfermement sur soi, mais plutôt par une gestion diversifiée des dépendances dans un monde ouvert.

Propositions

  • Rapprocher les zones de production des clients et tenir compte de l’empreinte carbone (Benoît Chasseguet).
  • Que les entrepreneurs réfléchissent à ce qu’il est possible de faire pour les autres (Mingpo Cai).
  • Maintenir les échanges commerciaux pour assurer la transition écologique ; établir un système basé sur des règles de conduite à respecter dans le cadre des accords commerciaux ; adopter une approche pragmatique et de confiance au niveau global, au travers des échanges ; diversifier les sources d’approvisionnement (Pierre-Olivier Gourinchas).
  • Construire un nouveau système mondial davantage multipolaire (Sylvie Bermann).
  • Renforcer les règles et repenser l’OMC en tant que garante de ces règles ; apprendre à vivre dans un monde où le prosélytisme des valeurs ne fonctionne pas en s’appuyant sur la reconnaissance mutuelle ; apprendre à gérer les dépendances dans un monde ouvert (Pierre Jacquet).

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