Propos introductif de Maya Bacache-Beauvallet, membre du Cercle des économistes
Pour beaucoup, le numérique, ou les nouvelles technologies, c’était YouTube, Uber, Netflix, donc des plateformes qui modifient nos modes de vie mais pas la productivité de nos industries ; le sujet soulevé par Robert Gordon, était de dire que finalement ces nouvelles technologies ne serviraient pas de support à l’industrialisation, ni même à la croissance. C’est un peu par ce paradoxe que nous allons commencer : cette numérisation – ou les nouvelles technologies – porte-elle des gains de productivité ? Quels gains de productivité ? Cela se traduit-il dans les secteurs industriels plus que dans d’autres secteurs comme les services ? Deuxième grand enjeu : en quoi cette révolution technologique porte également des sources de développement économique et pas simplement des éléments de croissance ? Et enfin quelle politique publique pour soutenir tout cela si on démontre des réponses positives aux deux premières questions ?
Que nous apprennent les économistes sur ces enjeux ?
Tout d’abord, il faut bien garder à l’esprit que la distinction industries-services est relativement fausse et relativement caduque aujourd’hui, pour plusieurs raisons : d’une part, le fait que les industries peuvent externaliser des pans de leur production, donc comptablement se retrouver dans des services ou des industries, mais surtout parce que ces nouvelles technologies portent en elles un brouillage des frontières entre industries et services. L’industrie de demain, c’est aussi une industrie qui produit des services. Quand on parle d’industrialisation, on ne parle pas de chaînes de voitures, pour faire simple, on parle de tout un tas d’autres secteurs.
Ensuite, la part de l’industrie dans le PIB, donc dans la valeur ajoutée en France, est relativement faible, de l’ordre de 11 à 13 %. De même, la part de l’emploi industriel est relativement faible. C’est 15 % pour l’Europe. En revanche, cette industrie porte une grande part de la Recherche et Développement (R&D) ; 60 % de la R&D est faite dans les industries. Ce qui compte, ce n’est donc pas tellement la part de l’industrie, c’est dans quelle mesure elle porte l’écosystème ; elle va être source de croissance dans d’autres secteurs, dans les entreprises qui l’entourent.
Enfin, désormais les économistes insistent sur le fait que les politiques industrielles de demain ne peuvent pas ressembler aux politiques industrielles d’hier. Il ne s’agit pas de choisir le champion industriel que l’État va devoir financer, ce serait un contre-sens majeur, en revanche on attend la puissance publique sur la construction institutionnelle de cet écosystème, par exemple les normes, la mise en place d’une régulation souple et agile qui comprenne les modèles d’affaires, l’augmentation du soutien à l’innovation, à la recherche et à la formation, à l’enseignement en particulier.
Synthèse
10 % du chiffre d’affaires du groupe Siemens est dépensé pour la R&D, informe Doris Birkhofer. Il compte 300 000 collaborateurs, dont la moitié en Europe. Il est actif dans trois secteurs principaux : l’industrie, les infrastructures et le transport, qui sont responsables pour 75 % des émissions mondiales. Son rôle est de faire converger le monde réel et le monde digital, pour répondre aux grands enjeux de la société. Elle crée par exemple des jumeaux numériques.
La pétrochimie est une industrie très peu connue, souligne Mathieu Flamini. Pourtant, elle concerne les produits de la vie de tous les jours, shampoings, déodorants, produits d’entretien. Tous ces produits sont faits à base d’ingrédients dérivés du pétrole. Aujourd’hui, avec la transition énergétique, le régulateur sort de plus en plus du marché ces ingrédients qui viennent de la pétrochimie. En outre, les consommateurs ont envie d’avoir des produits du quotidien plus durables et plus sûrs. GFBiochemicals remplace ces dérivés du pétrole pas des ingrédients biosourcés, à partir de la biomasse des déchets agricoles. Il utilise environ 150 technologies sur des marchés différents et travaille avec des grands groupes pour leur permettre d’accélérer la transition énergétique et avoir des produits du quotidien plus sûrs et plus durables.
La révolution numérique et digitale impacte tout le monde, y compris l’industrie, informe Philippe Maillard. Mais il ne faut pas oublier les enjeux techniques, par exemple dans les installations hydrogène, qui comportent des risques.
La cryptomonnaie est née en 2008, à la suite de la crise des subprimes, observe Jean-Marie Mognetti. CoinShares est née du constat qu’il fallait créer une société de gestion d’actifs institutionnels qui puisse permettre à tout un chacun d’avoir accès de manière très démocratique à ces produits. Ces produits, qui sont des ETF ou des équivalents en Europe, sont les produits qui ont créé le plus de millionnaires en tant qu’investisseurs depuis 2015. La cryptomonnaie a mauvaise presse, mais on oublie la partie industrielle qui la sous-tend, et qui est notamment composée d’un volet financier. Or, le système financier utilise encore des systèmes informatiques qui tournent avec de vieilles versions. La question est de savoir comment la technologie blockchain permet plus d’automatisation, plus de transparence et plus de décentralisation.
Sans nouvelles technologies, l’industrie n’a pas de futur, estime Jacques Pommeraud. INETUM observe parmi bon nombre de ses clients des déploiements massifs d’intelligence artificielle (IA), mais avant tout de data. La robotisation poussée à outrance permet des gains de productivité mais aussi de la customisation de masse. On observe actuellement des déploiements de réalité augmentée, les lunettes qui permettent de voir les fameux jumeaux numériques, mais qui aident aussi à accélérer les formations, à accélérer la maintenance et à être plus productif. En Chine, le gouvernement a rendu obligatoire depuis des années déjà, l’adoption d’un jumeau numérique dès la conception d’un bâtiment pour rendre son industrie compétitive. La nouvelle révolution, c’est l’intelligence artificielle générative.
KYRIBA est au cœur de l’évolution technologique (NFT, cryptomonnaies, IA…) pour permettre aux dirigeants ou aux personnes qui travaillent dans une direction financière de prendre des décisions de façon instantanée, informe Jean-Luc Robert.
Le rapport Bruegel 2017 montre que les industries à plus haute valeur ajoutée, c’est à dire celles qui sont le plus près de la R&D, ne sont pas situées en Europe, mais en Asie et aux États-Unis, explique Maya Bacache-Beauvallet. Il y a donc un réel enjeu de rattrapage ; en effet, on a dans le numérique des effets de réseau, c’est-à-dire des effets cumulatifsv, des avancées, et prendre du retard n’est pas une option. Cet enjeu a des conséquences sur les politiques publiques : comment, au niveau européen, construire une régulation qui favorise ces innovations, qui les soutient et qui permet d’avoir une forme de souveraineté sur ces questions cruciales.
La France figure parmi les pays les plus désindustrialisés d’Europe, souligne Doris Birkhofer. Il y a aujourd’hui une forte volonté politique de réindustrialiser le pays et cela peut être fait de la bonne façon, en « leapfroggant » les technologies. Un bel exemple est celui de Chamatex, entreprise installée en Ardèche, qui produit des chaussures de sport. Cela n’existait plus en Europe. Cette usine 4.0 utilise les jumeaux numériques et la réalité augmentée.
En ce qui concerne la fintech, il existe une génération d’entrepreneurs en France qui a permis de dégager des leaders mondiaux, signale Jean-Luc Robert. On en voit de plus en plus, dans le domaine de la machine-outil, dans le domaine des services, dans le domaine de l’IA. Les pouvoirs publics font beaucoup de choses dans ce domaine.
Les modèles chinois et américain seront difficile à dupliquer en Europe, estime Pierre-Henri de Menthon. Aux États-Unis, l’État est extrêmement présent, notamment par la commande publique dans certains secteurs stratégiques.
Jean-Marie Mognetti rappelle que la France avait une tradition de politique du plan. Cette tradition a majoritairement disparu mais elle a permis le développement des infrastructures autoroutières, des infrastructures ferroviaires, des infrastructures de réseau. La question qui va se poser très rapidement sur les cryptomonnaies et sur les actifs numériques est celle de la souveraineté nationale, notamment sur les technologies qui les sous-tendent, c’est-à-dire les technologies utilisées pour faire tourner la technologie. Cette dépendance industrielle implique de déterminer « qui contrôle quoi ». En France, Ledger est une licorne française de la technologie qui traite ces problématiques de cybersécurité. Il en faudrait davantage, mais cela nécessite d’encourager les talents à rester, et de mettre en place des politiques publiques pour soutenir ces industries.
En France, il faut de 3 à 6 ans pour qu’une usine puisse s’implanter, souligne Philippe Maillard. En effet, le niveau d’exigence que l’on s’est donnés collectivement s’est traduit par des réglementations, par des choix des pouvoirs publics en matière de biodiversité, en matière d’environnement, en matière de normes, reflétant à un moment la volonté de la société. Cependant, il est tout à fait possible de monter des usines en deux ou trois ans si on arrive à rendre plus agile le process de réindustrialisation ou d’implantation des usines.
La France s’est désindustrialisée ces cinquante dernières années, répète Doris Birkhofer ; l’industrie véhiculait beaucoup de connotations négatives, et il est absolument nécessaire de renverser cette perception. Aujourd’hui, le politique donne la priorité à ces sujets et il y a énormément d’initiatives en ce sens. Par exemple, le ministre Roland Lescure a créé le collectif Industrie-ELLES, pour attirer les femmes dans les métiers de l’industrie grâce au mentorat.
Pour pouvoir innover, il faut prendre des risques, il faut avoir du courage, fait remarquer Mathieu Flamini. Le gouvernement français joue de plus en plus le jeu, par exemple, avec le crédit impôt-recherche, une entreprise peut récupérer 43 % de ses dépenses (plafonnées à hauteur de 100 millions d’euros). Aujourd’hui, il est possible pour une entreprise de développer sa première unité de production en France. La France est de plus en plus compétitive au niveau mondial.
Depuis quelques années en effet on observe une accélération de la réindustrialisation, confirme Jacques Pommeraud : procédures facilitées, accès aux capitaux. Le sujet du jour est l’intelligence artificielle générative et le contexte réglementaire autour ; le gouvernement peut très fortement accélérer le développement des industries mais il peut aussi le freiner avec des normes parfois trop contraignantes ou trop conservatrices. Le sujet de l’intelligence artificielle générative est passionnant car c’est une révolution. Grâce à ces nouveaux outils, on note dans l’informatique 25 % d’amélioration de productivité, et jusqu’à 40 % dans l’industrie. Cependant, les projets de réglementation sur l’IA européen sont construits dans une approche de précaution légitime, mais qui introduit un certain flou, à la fois juridique et de contexte de risque, pour des entrepreneurs.
Jusqu’à très récemment, les économistes ont considéré qu’il ne fallait pas réguler le numérique, indique Maya Bacache-Beauvallet, parce que c’était un secteur en pleine croissance et qu’il fallait laisser la concurrence se faire. Un changement a eu lieu il y a 4-5 ans autour de l’observation de ces grosses plateformes numériques qui contrôlent un écosystème d’entreprises autour d’elles. Deux directives (DSA et DMA)[1] ont été instituées en Europe afin de réguler ces plateformes. Le nouveau contexte sur les données est un peu différent. En effet, il y a un vrai enjeu politique d’équilibre entre le respect de la privacy (éléments juridiques de protection des citoyens) et l’innovation (permettre que ces données soient ouvertes et échangeables). Un deuxième enjeu de politique publique concerne le marché du travail. Le numérique n’a finalement menacé les emplois ni peu qualifiées ni très qualifiés ; l’intelligence artificielle générative modifie complètement la donne, conduisant à des inquiétudes pour des personnes très qualifiées, par exemple dans les métiers juridiques ou de la santé. Le débat va se jouer sur la redistribution des gains du numérique.
Propositions
- Mettre en place des politiques publiques pour soutenir les nouvelles technologies (Jean-Marie Mognetti).
- Renverser la perception négative des Français vis-à-vis de l’industrie (Doris Birkhofer).
- Instaurer un équilibre entre données privées et innovation (Maya Bacache-Beauvallet).
- Que le régulateur apporte des solutions pour protéger le consommateur et l’environnement (Mathieu Flamini).
[1] Le Digital Markets Act (DMA) et le Digital Services Act (DSA) prévoient de limiter la domination économique des grandes plateformes et la diffusion en ligne de contenus et produits illicites. Le premier est entré en application le 2 mai 2023, le second le 25 août 2023.