Propos introductif de Akiko Suwa-Eisenmann, membre du Cercle des économistes
Mens sana in corpore sano : un esprit sain dans un corps sain, c’est ce que nous essayons de vivre tous ensemble pendant les Rencontres d’Aix-en-Provence, et pour cela, pourquoi ne pas commencer par une bonne alimentation ? Mais c’est quoi, une bonne alimentation ? Ce serait une alimentation dont la quantité serait répartie en gros pour moitié en légumes et en fruits, un quart de féculents ou de carbohydrates, 10 % de légumes secs et noix, 15 % de protéines animales et le reste en matières grasses. Il faudrait aussi limiter l’apport en alcool, en sel et en sucre, qui sont souvent présents dans les produits transformés. Afin de préserver l’environnement, il faudrait privilégier les protéines végétales comme les légumes secs, consommer du poisson pêché sans épuiser les stocks et limiter la viande. Bien sûr, ce cadre large est à préciser : tout dépend de la manière dont les aliments sont produits, transformés, transportés et distribués. Et à ces dimensions sanitaires et environnementales, il faut ajouter une dimension sociale : il faut que l’obtention de cette nourriture ne repose pas sur des conditions de travail indignes, que ce soit pour les agriculteurs propriétaires de leur ferme, les travailleurs agricoles qui sont souvent saisonniers et migrants ou les ouvriers dans les industries de transformation.
Une fois que l’on sait cela, comment parvenir à cette alimentation saine et durable ? Premièrement, une alimentation saine privilégie donc les légumes et les fruits, qui apportent des fibres, des vitamines et des minéraux ; or ces fruits et légumes sont plus chers pour le même apport calorique que les féculents, et surtout, s’ils sont frais, il n’est pas toujours facile de s’en procurer. Le dernier rapport sur la nutrition dans le monde, de la FAO (Food and Agriculture Organization) et d’autres organismes, dit que cette alimentation saine coûterait 3,5 dollars par individu et par jour ; cette somme dépasse le seuil de pauvreté, cette alimentation est donc hors de portée de 3 milliards de personnes en 2020, et sans doute beaucoup plus encore depuis l’invasion de l’Ukraine et l’inflation des prix alimentaires. Les populations défavorisées qui ne peuvent pas accéder à cette alimentation se retrouvent dans l’ensemble des pays du monde, y compris la France. Il y a un vrai risque de fracture alimentaire, d’inégalité nutritionnelle, qu’il faut prendre en compte ; c’est ce que dit le dernier rapport du Groupe d’experts des Nations-Unies sur la sécurité alimentaire, qui traite de l’inégalité nutritionnelle.
Deuxième point, l’alimentation ne relève pas du seul choix du consommateur, mais de décisions prises par tous les acteurs du système alimentaire : « de la ferme à l’assiette ». La production, tout d’abord, pour un certain nombre de pays, notamment africains, passe par un moindre gaspillage de terre et d’eau, ce qui veut dire une intensification de la production, pour obtenir de meilleurs rendements avec des ressources égales ou moindres et mieux utilisées. Ensuite, l’agro-industrie qui a réussi historiquement à fournir à grande échelle des aliments pas chers et respectant les principes d’hygiène, doit désormais passer à l’étape suivante et intégrer les impératifs d’une alimentation saine et durable.
Les choix sont donc difficiles car ils impliquent une multitude d’acteurs aux intérêts potentiellement divergents. Informer ou éduquer le consommateur seul ne suffit pas ; c’est ce que dit un rapport d’experts qui a été rendu la semaine dernière à la Commission européenne et qui plaide pour des mesures plus contraignantes comme une taxe sur les mauvais produits ou une subvention sur les bons aliments, l’encadrement de la publicité ou la réglementation de la composition des aliments transformés.
Par où commencer ? Quelles sont les priorités pour une alimentation saine et durable pour tous ?
Synthèse
L’alimentation va au-delà du fait de se nourrir, c’est un lien social, souligne Sophie Bellon. C’est aussi une question de plaisir, de santé, de performance. Une étude de l’Organisation Internationale du Travail (OIT) montre qu’avec une mauvaise alimentation, la productivité peut baisser de 20 %. C’est aussi une question politique, on l’a vu avec la guerre en Ukraine. Et avec la souveraineté alimentaire, l’avenir de la planète se joue aussi dans nos assiettes. Cependant, le sujet de l’alimentation soulève un certain nombre de paradoxes. Plus de 800 millions de personnes dans le monde ne mangent pas à leur faim, et dans le même temps, de la fourche à la fourchette, on gâche un tiers de ce que l’on produit. Ces derniers mois, l’inflation des denrées alimentaires a été très forte. Paradoxalement la valeur de l’alimentation n’est pas encore suffisamment reconnue, puisque l’on continue à gaspiller. Enfin, l’objectif aujourd’hui est de réduire la consommation de certains aliments pour répondre à cet enjeu d’une alimentation plus saine et plus durable. Nous devons cependant tenir compte du fait que dans certains pays, comme le Brésil ou la Chine, l’alimentation avec des protéines animales représente l’accès à un certain statut social. Pour répondre à cette situation, nous devons d’abord prendre conscience que la situation n’est pas la même partout. En Inde, aujourd’hui, 90 % de l’alimentation est végétalisée ; le sujet est donc de travailler pour faire évoluer les modes de production. Au Brésil, l’alimentation est composée de protéines animales, notamment le bœuf, mais ils sont en avance sur le plan de l’énergie, car ils utilisent l’hydroélectricité. Il faut ensuite se fixer des objectifs et les mesurer. Atteindre ces objectifs implique de travailler avec ses fournisseurs, ses clients, ses consommateurs, avec les collectivités, avec les associations et les pouvoirs publics. Enfin, ce n’est pas par la contrainte qu’il faut répondre à cette situation, mais par du bon sens. Le gaspillage concerne tout le monde, les acteurs de la restauration mais aussi les consommateurs.
La sécurité alimentaire durable est importante du point de vue social, rappelle France Caillavet. Les principales politiques publiques au niveau de la consommation sont des politiques d’information nutritionnelles. Elles ne sont pas très efficaces et n’agissent pas sur les inégalités. En effet, les messages d’information sont davantage acceptés et mis en œuvre par les ménages les plus éduqués. D’autre part, dans les populations modestes, on sait qu’il y a une défiance vis-à-vis des messages gouvernementaux ; les messages du Programme National Nutrition Santé encouragent la consommation de fruits et légumes, qui sont un poste de dépenses important pour les petits budgets, et encore plus lorsqu’il s’agit de bio. Les politiques de prix creusent les inégalités. Une politique vertueuse consisterait à subventionner ou taxer les produits en fonction de leur impact sur la santé et sur l’environnement. Des simulations faites en France montrent que subventionner les fruits et légumes revient à favoriser les ménagers aisés, parce que ce sont eux qui sont les plus forts consommateurs. En revanche, taxer les produits gras et sucrés, revient à grever davantage le budget des ménages modestes, pour qui c’est un poste important. En définitive, ces politiques aggravent les inégalités sociales, parce qu’elles ne sont pas accompagnées de mesures de compensation.
Il faut s’appuyer sur les politiques publiques agricoles pour encourager et appuyer une agriculture saine et durable pour une alimentation saine et durable, souligne Mohamed Aziz Bouhejba.
Parler d’une alimentation saine et durable soulève deux enjeux importants, la qualité et la quantité, expose Jean-Philippe Puig. L’an dernier, la consommation alimentaire française a baissé de 4,6 %, ce qui veut dire que tous les Français ne mangent pas à leur faim. La base d’une alimentation saine est d’avoir un apport calorique suffisant et régulier. De plus, 50 % des Français sont en surpoids et 17 % sont obèses.
En France, la consommation de viande rouge représente 40 % des émissions de CO2, rappelle Sophie Bellon. Cependant, on n’a pas vocation à arrêter ; cela ne correspond pas à la volonté du consommateur. Mais une prise de conscience est nécessaire : quel est l’impact sur la planète de ce que nous mangeons ?
L’Association pour l’Agriculture Durable (ADD) a entamé une approche de durabilité depuis l’année 2006, en adoptant l’agriculture de conservation, explique Mohamed Aziz Bouhejba. Cette approche permet de s’adapter aux changements climatiques et permet aux agriculteurs de préserver leur capital sol. Ces dix dernières années, on a vu les effets du changement climatique impacter fortement la rive sud de la Méditerranée. Cela va arriver en France, qui pourtant ne semble pas s’y être préparée suffisamment. L’ADD recommande d’adopter certaines techniques qui préservent les sols, pour qu’ils ne soient pas dégradés, et pour qu’ils mettent à la disposition de la plante l’eau de pluie de manière continue en fonction de ses besoins. Ces techniques sont à la base de la santé du végétal, et la santé du végétal donne une alimentation saine. Il ne suffit pas de parler d’une alimentation saine au niveau du consommateur, mais aller jusqu’à la ferme.
Au niveau mondial, le Sud a une explosion démographique et son niveau de vie va augmenter de plus en plus avec une transition des habitudes alimentaires allant du végétal vers l’animal, explique Jean-Philippe Puig. Au Nord, à l’inverse, on mange un peu moins de viande. Or, les pays du Sud comptent beaucoup plus d’habitants que les pays du Nord. Il va donc falloir produire plus et de meilleure qualité, augmenter la production de protéines végétales de plus de 45 % et de protéines animales de plus de 35 %, et trouver des modèles qui répondent à ces enjeux de quantité et de qualité, de l’amont à l’aval. Une solution est de consommer plus de légumineuses, mais il faut être capable de les produire. En France, la consommation de viande ne baisse pas alors que depuis trois ans l’élevage a perdu près de 10 % de bovins ; la France doit donc importer, or les conditions de production ailleurs dans le monde sont nettement moins respectueuses de la planète. Il est cependant possible de faire baisser les émanations de carbone des bovins de 15 %. Il faut trouver un système vertueux où la vertu est rémunérée. L’agriculteur, par exemple, sera mieux payé si sa graine est plus durable.
La Terre pourra-t-elle soutenir la croissance en consommation des pays du Sud, qui est exponentielle ? Ne faut-il pas être plus radical et essayer de jouer aussi sur la consommation ? interroge Aurélien Viers.
On peut toujours demander au pays du Sud de moins manger de viande, mais cela ne se produira pas, estime Jean-Philippe Puig. Cependant, il faut faire en sorte que les élevages puissent émettre moins de méthane, ce qui passe essentiellement par l’alimentation. Le consommateur doit avoir envie ; un travail important est donc à faire pour le convaincre que la protéine, c’est bon, voire meilleur que la viande.
En ce qui concerne les politiques publiques d’aide alimentaire, basées en France sur la distribution de denrées, France Caillavet constate un faible rôle de l’État. En effet, l’État délègue massivement aux associations la gestion et la distribution des denrées. Par ailleurs il y a une association paradoxale entre lutte contre le gaspillage et aide alimentaire. La loi Garot[1] dirige la gestion des invendus vers l’aide alimentaire, ce qui signifie certes moins de gaspillage mais aussi moins de denrées pour l’aide alimentaire. On sait que l’aide alimentaire est insuffisante, qu’elle est déséquilibrée sur le plan nutritionnel, qu’en termes de droits humains notamment, il y a une relation asymétrique entre le bénéficiaire et le donateur ; ce qui pose des questions de dignité de la personne. Il n’y a ni évaluation ni prise en compte de l’impact environnemental et pour l’instant ces politiques sont uniquement concentrées sur le côté nutritionnel. Face à toutes ces politiques et ces limites, il faut réfléchir à un système plus global qui concerne toute la population, et qui repose sur deux aspects : un aspect curatif et un aspect préventif. Sur le plan curatif, il s’agit d’octroyer une aide alimentaire aux populations défavorisées, mais qui doit être limitée aux cas d’urgence. Une proposition plus globale est portée par la Sécurité sociale de l’alimentation, dont le principe est une allocation universelle dédiée à l’alimentation durable, à un accès à des produits et des lieux conventionnés, les critères de conventionnement étant élaborés démocratiquement par les territoires. L’organisation et le financement se fonderaient sur le système des caisses de Sécurité sociale, soit par cotisation soit par fiscalité, dans un contexte de démocratie alimentaire. Ce système universel n’entraînerait aucune discrimination et aurait un rôle de prévention pour l’alimentation et la sécurité alimentaire.
Rémunérer la vertu pour tous, pour une transition vers une alimentation durable, renvoie aussi au sujet du financement de cette transition qui nous concerne tous, conclut Akiko Suwa-Eisenmann.
Propositions
- Produire plus et de meilleure qualité (Jean-Philippe Puig).
- Développer l’agriculture de conservation (Mohamed Aziz Bouhejba).
- S’appuyer sur la restauration collective pour changer les habitudes alimentaires des plus jeunes et réduire la consommation de viande (France Caillavet).
- Mettre en place une Sécurité sociale alimentaire (France Caillavet).
[1] LOI n° 2016-138 du 11 février 2016 relative à la lutte contre le gaspillage alimentaire