Propos introductif d’Ariel Mendez, membre invitée du Cercle des économistes
La question du rôle des entreprises dans la société est aujourd’hui d’actualité. C’est un débat qui a traversé une partie du XXe siècle et qui s’exacerbe aujourd’hui avec les crises sanitaires, économiques et géopolitiques. Les entreprises, si je reprends la définition de l’Insee, ont pour fonction principale de produire des biens et services pour le marché. Elles ont donc une utilité sociale majeure mais toujours associée à de la création de valeur économique puisque les échanges sont généralement monétisés. Pour autant, cet objectif de création de valeur économique est-elle leur finalité ?
En France, ce débat a été tranché très tôt. La vocation économique prioritaire des entreprises est inscrite dans le Code Civil (dans l’article 1833 précisément) et elle va le rester durablement.
Dans le champ académique, la vocation économique prioritaire des entreprises n’a été que peu remise en cause tout au long du XXe siècle, et ce jusqu’aux années 80, même si le concept de responsabilité sociale des entreprises a fait son apparition dès les années 50 sous la plume, notamment, d’Howard Bowen. Dans les années 70, Milton Friedman clame que la seule responsabilité de l’entreprise était de maximiser ses profits dans une logique de création de valeur actionnariale. Quelques années plus tard, la théorie des parties prenantes, popularisée par Robert Freeman, soutient une vision opposée, orientée vers la création d’une valeur partenariale. Dans cette vision, l’entreprise a une responsabilité envers l’ensemble de ses parties prenantes, pas seulement ses actionnaires. Les entreprises auraient donc non seulement un rôle économique, mais aussi social et environnemental. Or, sans traduction juridique, on le sait, la responsabilité sociale reste une démarche volontaire soumise au bon vouloir des dirigeants d’entreprises.
En France, la loi Pacte de 2019 représente une avancée importante puisque, en modifiant le fameux article 1833 du Code civil, elle impose à chaque société civile ou commerciale d’être gérée « dans son intérêt social, mais en prenant en considération les enjeux sociaux et environnementaux de son activité ». La loi Pacte proclame ainsi l’existence d’un intérêt social élargi. Les entreprises ont officiellement un triple rôle économique, social, environnemental qui correspond en réalité aux attentes croissantes de la société et des citoyens, des salariés, des consommateurs qui sont en recherche de sens au travail ou de meilleures pratiques de consommation. Un grand pas est franchi : les rôles des entreprises ont un cadre juridique.
Mais se pose dès lors la question de leur mise en œuvre concrète dans les organisations, ce qui soulève de nouvelles questions. Je ne les listerai pas toutes, j’en évoquerai seulement les principales. Est-ce que ces différents rôles sont toujours conciliables ? Et, si oui, à quelles conditions ? Sur quel modèle d’affaires peuvent-ils reposer ? Est-ce qu’il faut inventer de nouvelles propositions de valeur, de nouveaux modèles de profits, de nouvelles modalités opérationnelles ? Et, en particulier, quels principes de gouvernance et de management cela requiert-il ? Est-ce que toutes les entreprises, notamment les plus petites, ont la même capacité à les conjuguer ? Si on répond par la négative à cette dernière question, comment alors accompagner les entreprises dans leur transformation ? Toutes ces questions sont importantes car la promulgation de la loi Pacte n’a évidemment pas garanti l’effectivité de l’évolution des rôles des entreprises. Et l’entreprise à mission en est un bon exemple.
Vous le savez peut-être, les entreprises à mission étaient, au début de l’année 2023, un peu plus de 1 000 en France. Et il faut savoir que la majorité de ces entreprises sont jeunes, puisque plus de 70 % ont été créées après 2010. 80 % ont moins de 50 salariés, ce qui souligne le besoin d’accompagnement et même pour des entreprises de grande taille, comme l’illustre l’exemple de Danone, qui a été victime de fonds spéculatifs activistes. Cela met en évidence un besoin de protection, d’accompagnement des entreprises à mission et la nécessité, sans doute, de repenser des formes de gouvernance et de régulation.
Pour terminer, je voudrais juste reprendre à mon compte une question un peu provocatrice posée par le sociologue Yves-Marie Abraham : « Est-ce que les entreprises sont nécessaires ? ». Aujourd’hui, dans notre système socio-économique tel qu’il fonctionne, la réponse est clairement oui. Les entreprises ont une réelle utilité sociale et elles sont un acteur majeur de notre système économique. Dès lors, elles doivent être un acteur majeur des transitions sociales et environnementales. Le rôle de l’action publique est de les aider à s’y engager et à y engager toute leur puissance créative. Je vais laisser maintenant les intervenants nous expliquer comment ils mettent toute leur puissance créative au service des différents rôles qui leur sont assignés.
Synthèse
Une entreprise ne peut fonctionner, selon Bris Rocher, qu’à travers un capital financier et un capital humain, ce dernier correspondant à la production innovante, la création collective, la culture des valeurs. Et rien n’est possible sans cela. Car il s’agit d’un collectif d’hommes et de femmes qui agit pour produire des biens et services pour des clients, mais pas seulement puisqu’elle contribue à créer ce collectif et à l’engager dans une démarche. La culture d’entreprise a pour la première fois trouvé un support juridique, en interne, dans les entreprises avec le statut d’entreprise à mission, ce qui permet de développer ce capital humain. Il s’accompagne de garde-fous, utiles, avec le comité de mission qui est là pour produire un rapport au regard de la réalisation des objectifs fixés par rapport à la mission. Il s’accompagne d’une certification par un organisme tiers indépendant. Le Groupe Yves Rocher a été créé en cherchant à concilier performance économique et contribution sociétale, avec un combat en faveur de la nature. C’est à la source de la raison d’être de l’entreprise, qui est de reconnecter les femmes et les hommes avec la nature, ce qui a pu être rendu explicite grâce à ce statut et qui a une grande vertu en interne, vis-à-vis des collaborateurs, permettant de mesurer leur engagement et leur fierté d’appartenance, qui se sont manifestés au moment de la crise sanitaire, notamment, qui a démontré un engagement supérieur encore.
Emmanuelle Malecaze-Doublet estime que le PMU est par définition une entreprise à mission dès le départ, car les 800 millions d’euros de résultats nets générés en moyenne sont entièrement redistribués à la filière hippique, représentant 60 000 emplois. Elle insiste également sur la mission sociale de convivialité dans les bars tabac PMU, très présents sur tout le territoire, qui contribuent au lien social. Le rôle de l’entreprise est d’être promoteur de confiance en démontrant sa sincérité et son authenticité vis-à-vis de tous les partenaires, comme cela s’est illustré lors des émeutes, durant lesquelles 240 points de vente ont été vandalisés complètement et où 200 personnes ont été réquisitionnées pour aller sur le terrain apporter leur aide, plus rapidement que l’État, et en mobilisant un budget spécifique. Son activité se distingue du casino en ligne qui est complètement illégal et échappe à la fiscalité comme à la prévention de l’excès de jeu en ligne. Le PMU contribue au travail actuellement mené pour encadrer cette activité et protéger les citoyens avec des personnes dédiées à la prévention du jeu excessif, en s’appuyant notamment sur les big data pour anticiper les dérives, et notamment en régulant la communication.
Julien Carmona précise que le Crédit Mutuel ARKEA est une banque mutualiste, coopérative, dont les actionnaires ne sont pas financiers mais les clients, les sociétaires. L’organisation est démocratique, chaque homme ou femme ayant une voix, sur toutes les décisions, au niveau le plus local. Son rôle est donc évidemment de profiter à la société, par le biais des parties prenantes. Mais le profit financier est nécessaire pour se développer en mettant en réserve les résultats qui ne sont pas distribués sous forme de dividendes : ils constituent la base pour continuer de se développer. La loi Pacte, avec les sociétés à mission, permet de moderniser la démarche, même si certains objectifs peuvent parfois être contradictoires entre eux et doivent donc faire l’objet de décisions, par exemple avec le financement d’un abattoir dans une zone où il est le seul employeur, alors qu’il pollue. Un outil permettant de mesurer les différentes externalités aide à la décision dans de tels cas. Le résultat financier annuel se situe entre 500 et 600 millions d’euros et l’impact du bilan sur le plan social économique et territorial est de 9 milliards d’euros, un milliard d’euros environ de destruction de valeur environnementale.
La réflexion selon laquelle les entreprises existent pour fournir un coût de transaction moindre entre des individus et une association flexible entre individus, est toujours valable, pense Johannes Huth. KKR insiste auprès de ses entreprises partenaires pour qu’elles adoptent des conseils d’administration diversifiés (en termes de profils et de genre), car les études ont démontré que la diversité permettait plus de productivité. KKR accorde une importance particulière aux engagement environnementaux, par la mise en place au sein des sociétés partenaires d’un plan quinquennal, avec des critères, des indicateurs qui seront mesurés afin d’assurer l’exécution du plan. Ces engagements sociétaux permettent aux entreprises de faire « un meilleur business », et d’en faire par conséquent de meilleures entreprises. Ces engagements sont moteurs d’efficacité et de profitabilité. C’est la raison pour laquelle KKR, en tant que leader et pionner, continuera à pousser ses clients à s’engager. L’interaction entre la société et les engagements pris par les entreprises est un enjeu majeur pour KKR. L’évolution des normes environnementales et sociétales depuis des décennies sont des moteurs de changements.
Robert Zarader souligne l’évolution de la dénomination des entreprises : alors qu’elles étaient « à responsabilité limitée », « anonyme », aujourd’hui, on parle plutôt d’entreprises à mission. Il insiste sur la nécessité d’une construction en interne de la mission et de la raison d’être de l’entreprise. Cette question de la nature des entreprises est très ancienne, elle s’est posée dès les années 60 par le biais de philosophes. Les travaux sur la raison d’être et l’entreprise à mission permettent d’acter des éléments qui semblent constituer le minimum vital pour une entreprise alors que ces éléments restent très peu diffusés dans l’opinion, faisant même l’objet d’une forme de scepticisme, alors que cela a un intérêt immédiat dans l’écosystème de proximité.
Julien Carmona reprend l’exemple de la Silicon Valley Bank pour considérer que, si elle a échoué, ce n’est pas parce qu’elle était woke, mais par incompétence en matière bancaire. Par ailleurs, l’entreprise est une microsociété qui doit faire avec un ensemble de problématiques, mais si les discussions peuvent paraître longues, elles permettent de mieux préparer les décisions. Ce qui paraît indispensable pour survivre en s’ouvrant aux enjeux de société.
Le mouvement le plus important aujourd’hui, n’est pas celui de l’entreprise à mission et de sa raison d’être, mais l’imbrication des débats de société dans les entreprises, explique Robert Zarader. Il insiste alors sur le rôle de résistance à la société des entreprises, tel que cela peut être le cas aux États-Unis vis-à-vis du wokisme. La société semble marquée par trois dimensions nouvelles. Le sentiment de déconnexion, au niveau macro (dans la façon dont les sociétés sont perçues), qui joue aussi dans l’entreprise au niveau des salariés. Les deux autres dimensions nouvelles sont la polarisation et la radicalisation. Ces trois mouvements de société sont en train de gagner l’entreprise. Ces évolutions l’inquiètent, car il constate une porosité énorme de ces changements. Le confinement et le télétravail ont accentué ces phénomènes, avec la perméabilité de la sphère privée vers l’entreprise. Enfin, il termine son intervention en abordant la question de la pratique religieuse en entreprise. Une récente étude (réalisée par l’Institut Montaigne) montre que dans 80 % des cas cela ne pose aucun problème, mais que dans 20 % des cas (notamment pour les PME et ETI) les conséquences sont dramatiques en termes de clivage et de combats communautaires extrêmement difficiles à gérer pour les entreprises.
Bris Rocher considère que le label B Corp et le statut d’entreprise à mission sont complémentaires, car ce statut permet de définir sa raison d’être et d’engager l’entreprise dans un combat en renonçant à certaines choses et en engageant ce combat au bénéfice des salariés. Ne pas le faire reviendrait à renoncer à la performance économique au regard de l’importance du capital humain. Il faut donner aux collaborateurs l’opportunité de s’épanouir et de s’engager dans ce combat. Avec B Corp, il s’agit d’être en conformité avec de nombreux critères en matière de gouvernance, d’environnement et sociaux. Ce label constitue également un garde-fou et l’investissement, dès maintenant, dans ce domaine, avant même un cadre réglementaire, apporte des bénéfices à l’entreprise et permet donc d’anticiper.
Propositions
- S’appuyer sur le capital humain en développant la culture d’entreprise, en profitant notamment du cadre qu’offre le statut d’entreprise à mission (Bris Rocher).
- Mettre en place des critères et instruments de mesure des impacts sociaux et environnementaux pour aider à la décision (Julien Carmona).
- Instaurer la règle selon laquelle le salaire le plus élevé ne peut être supérieur à 20 fois le salaire minimum (Robert Zarader).
- S’appuyer sur l’activité de l’entreprise pour avoir un impact positif et cohérent dans la société (Emmanuelle Malecaze-Doublet)
- Laisser le temps suffisant à la discussion entre les parties prenantes pour prendre des décisions plus pertinentes, en y intégrant les débats de société (Julien Carmona).
- Favoriser le respect de labels comme B Corp (Bris Rocher).
- Taxer les entreprises les moins vertueuses au regard de leurs externalités négatives (Bris Rocher, Robert Zarader).