Propos introductif de Katheline Schubert, membre du Cercle des économistes
Si nous voulons recréer l’espoir – le thème de ces Rencontres –, il faut d’abord identifier les problèmes à résoudre. La question que nous nous posons dans cette session est celle de la rareté. Il s’agit d’une question que les économistes se posent depuis très longtemps. Celle-ci est finalement assez simple : est-ce qu’il est possible de croître indéfiniment sur une planète finie dont les ressources sont finies ? C’est vraiment la question de la finitude des ressources qui est posée ici. Les économistes y ont répondu depuis très longtemps et la réponse qu’ils ont donnée est que, pour les ressources marchandes, nous pouvons, avec assez de confiance, penser que c’est possible. Pourquoi ? Parce que, quand vous avez des ressources qui deviennent de plus en plus rares comme du pétrole, par exemple, leur prix augmente, et cela déclenche des comportements de substitution. Les agents, les entreprises se mettent donc à chercher comment substituer autre chose à ces ressources qui deviennent rares et donc chères. Les substitutions, le progrès technologique, les nouvelles technologies qui permettent de les remplacer sont déclenchés quand la rareté se matérialise. Pour les biens non marchands, c’est beaucoup plus compliqué parce qu’il n’y a pas d’effet prix qui se manifeste. C’est la politique économique qui doit jouer ce rôle. C’est, par exemple, le cas du budget carbone, du problème climatique. Aucun effet de rareté ne va faire augmenter les prix pour régler le problème. C’est donc la politique économique qui doit entrer en jeu.
Il y a évidemment la question très importante de savoir si ce sera possible pour toujours. Nous pouvons être raisonnablement confiants, à mon sens, pour dire que cela devrait être possible pour l’énergie. Le soleil, après tout, est infini, inépuisable, donc nous devrions pouvoir remplacer les ressources énergétiques fossiles par des ressources renouvelables. Il s’agit d’une question dont nous allons beaucoup débattre aujourd’hui. Cette transition risque de coûter cher, mais ce n’est intellectuellement pas impossible.
Pour moi, la question la plus délicate est celle des ressources vivantes, du support de la vie, des écosystèmes, de la biodiversité, qui sont aujourd’hui en train de se réduire de façon dramatique. C’est beaucoup plus compliqué. Premièrement, comment traiter cette question-là ? Je pense que les économistes et la société dans son ensemble ont beaucoup d’efforts à faire.
Le deuxième point, qui me semble également très important et dont nous allons probablement discuter aussi aujourd’hui, est celui de la répartition des efforts. Quand on rentre dans un monde où la rareté est quelque chose de mordant, quand elle devient importante pour l’économie, nous devons fournir des efforts : des efforts d’innovation, des efforts de sobriété, des efforts de substitution, des efforts de politique économique. Qui fait ces efforts ? Comment les partager à la fois à l’intérieur des pays et aussi au niveau international ? Toutes les personnes dans un pays n’ont pas la même capacité à faire ces efforts. Au niveau international, tous les pays n’ont pas non plus la même capacité à faire ces efforts. Certains sont moins responsables que d’autres, très clairement du fait que nous arrivons aujourd’hui dans un monde où la rareté devient vraiment importante. Nous devons donc trouver des solutions, des méthodes, des politiques pour partager ces efforts de façon équitable, et c’est peut-être cela qui va être le plus compliqué.
Synthèse
En 2022, 1 000 milliards de subventions publiques ont été injectées dans les énergies fossiles, il y a eu 600 milliards d’investissements dans l’agriculture la plus intensive et 35 milliards dans la pêche industrielle, déplore Yannick Jadot. Autant dire que le timing n’est pas bon. Il y a aujourd’hui une inertie au niveau des politiques publiques qui est totalement incompatible avec les objectifs à atteindre.
L’accélération de la transition est une réalité en Europe où il existe une volonté d’utiliser les énergies alternatives, tempère Veronika Grimm. Cependant, l’Europe est dans une situation qui relève de la gageure car elle fait face à un défi avec la rareté de l’approvisionnement énergétique. Les pays européens doivent coopérer davantage pour relever le défi en matière d’énergie. Or, les chemins de transformation sont différents. La France se concentre sur le nucléaire. L’Allemagne essaye de construire des centrales à gaz à base de renouvelables. De plus, il faut également trouver un équilibre social face à cette situation qui relève de la gageure pour l’Union Européenne (UE).
La volonté politique, c’est important, mais ce n’est pas suffisant, analyse Simon Manley. Le Royaume-Uni a mis en place dans le secteur de l’énergie éolienne marine un cadre réglementaire financier et législatif qui favorise l’investissement. Cela a créé une chaîne logistique dans certaines villes portuaires les plus défavorisées du pays. Cela a créé de l’emploi et un espoir dont les gens avaient besoin car ils n’avaient plus confiance dans la politique et les politiciens.
Le climat est une bataille, résume Yannick Jadot. L’Europe ne va pas assez vite, n’est pas assez mobilisée et n’y met pas « le paquet ». Derrière cette bataille du climat s’organise une guerre économique autour des technologies et des industries. Les Chinois investissent massivement dans les énergies renouvelables. Idem pour les Américains avec les 370 milliards posés par le Président Joe Biden. L’Europe, qui a porté la cause du climat beaucoup plus fort que tout le monde, est aujourd’hui potentiellement en train de perdre la bataille économique car elle n’investit pas.
Les Européens ne mobilisent pas l’épargne qu’ils ont, confirme Christophe Bavière. Pourtant, l’industrie du financement privé est capable de s’adapter à un besoin particulier urgent tel que la transition énergétique. Elle l’a fait au cours des 20 dernières années pour la transition numérique. Il faut néanmoins apprendre de ce qu’il s’est passé. La numérisation de l’économie a essentiellement eu lieu aux États-Unis parce qu’une partie très importante de l’épargne privée américaine y a été investie. En Europe, l’épargne privée l’est dans des outils relativement pasteurisés. L’investissement de l’épargne dans la transition énergétique reste encore de l’homéopathie fine.
L’Europe régule tout alors qu’aux États-Unis c’est beaucoup plus simple, observe Veronika Grimm. Pour gagner en rapidité, il faut qu’elle mette autant d’argent sur la table que les États-Unis pour la transition énergétique.
L’Europe ne met pas en place les conditions de la réussite et de la mobilisation, regrette Yannick Jadot. Elle n’a même pas un Buy European Act pour privilégier sur les marchés européens des productions considérées comme stratégiques, alors que tous ses concurrents et partenaires le font. Elle n’a pas mis en place la machine économique qui permet de répondre à cela.
Les fonds d’investissement ont besoin que le cadre réglementaire les aide, que l’argent public les aide, que la puissance publique leur donne une indication claire, indique Christophe Bavière. L’Europe est capable de générer beaucoup de textes, mais ceux-ci ne sont parfois pas toujours très stables. Il s’agit d’un élément qui fragilise l’investissement privé. Il est possible de faire mieux en Europe pour mobiliser l’épargne sur de l’investissement productif. Pour cela, il y a besoin d’une stabilité réglementaire et que les investissements démontrent une discipline et une performance financière.
L’Europe pose des règles sur beaucoup de choses, mais si elle ne fait pas l’accompagnement social des sociétés qui ont besoin d’exemplarité et de justice, si elle ne fait pas l’investissement, elle va « se planter », prévient Yannick Jadot. L’argent public doit être mieux utilisé. Si ce n’est pas fait, la règle ne devient pas le cap mais une contrainte, et dans le monde d’aujourd’hui, plus personne ne veut de contrainte. Il s’agit de faire en sorte que l’écologie devienne un projet de mobilisation, et pas simplement une contrainte qu’on n’arrive jamais à imposer.
Le financement est un élément crucial, confirme Veronika Grimm. Il est très important en Europe de mobiliser l’argent public, privé et à l’international. L’Union Européenne est déjà très impliquée. Elle négocie lors de conférences sur le climat, mais les économies des pays européens ne sont pas suffisamment orientées de façon à faire travailler la communauté internationale dans le même sens. Il n’est, par exemple, pas possible de dicter à l’Amérique du Sud la façon dont elle doit gérer la forêt amazonienne, sinon il n’y aura pas d’accord commercial et les Chinois vont prendre la place. Il faut donc assurer une meilleure collaboration sur des projets plus attractifs pour tout le monde. Le rôle de l’Europe est d’apporter la technologie pour permettre à ces sociétés d’assurer une croissance basée sur les énergies renouvelables de manière durable.
Les organisations internationales ont un rôle très important à jouer dans la mobilisation des ressorts nécessaires au niveau financier pour le climat, estime Simon Manley. Cependant, les pays en voie de développement voient les mesures que les pays occidentaux sont en train de prendre comme du protectionnisme caché. C’est un grand problème parce que ce combat pour un avenir plus vert ne pourra être gagné ni par le protectionnisme ni par la guerre des subventions entre les pays occidentaux et les pays en voie de développement. Il faut une politique de collaboration avec une générosité des pays développés et une écoute de la demande et des nécessités des pays en voie de développement.
La construction des énergies renouvelables et de toute la technologie ne doit pas se faire sur le dos des pays du Sud et des droits humains, acquiesce Yannick Jadot. C’est pour cela qu’il faut travailler beaucoup plus sur la question de la sobriété plutôt que sur celle de la décroissance. Dans la version qui devrait être celle de l’Europe aujourd’hui, on sort du déni et on mobilise l’ensemble de la société pour construire un autre modèle. C’est ce que Lester Brown appelle « le mouvement Pearl Harbor ». C’est l’option optimiste, et pour cela, il ne faut pas simplement être un géant de la norme, de la régulation comme l’Europe, mais il faut mettre les moyens en termes d’investissement et d’accompagnement social. Il faut que les plus vulnérables soient les grands vainqueurs de la transition écologique.
Le Premier Ministre japonais parle d’une nouvelle forme de capitalisme, témoigne Ken Shibusawa. La croissance doit faire partie d’un cercle vertueux avec une répartition des richesses. Il faut intégrer les externalités liées à la société, liées à l’environnement. Ce doit être une forme de capitalisme inclusif. Pour cela, il est nécessaire d’avoir un développement du capital humain. Dans cette nouvelle forme de capitalisme inclusif, la rareté doit avoir une valeur.
Les pays occidentalisés et industrialisés représentent 12 % de la population mondiale, répond Veronika Grimm à la question « pourquoi une comptabilité basée sur les biens immatériels n’est pas bâtie au niveau européen et mondial ? ». Il s’agit d’une minorité qui ne peut pas imposer des règles. Il faut donc fournir un environnement coopératif afin de mener à bien la transformation. L’Europe doit s’engager de façon beaucoup plus responsable afin que le monde aille dans la voie de la protection climatique. Cependant, ce n’est pas sûr que l’UE y parvienne.
Il n’y a pas de standardisation des critères non financiers, rebondit Christophe Bavière. Pourtant, il existe clairement une demande aujourd’hui pour essayer de créer des critères extra-financiers qui soient stables, et celle-ci émane surtout des managers et des entrepreneurs, ce qui est un facteur d’espoir.
Les transformations engagées aujourd’hui sont tellement profondes qu’un front du déni de l’urgence se construit, constate Yannick Jadot. Il y a un tel vertige par rapport à cette crise de l’avenir que tout cela fait peur aux sociétés. Plus la catastrophe est là, plus les transformations sont importantes et plus ceux qui tiennent le business, et une partie de ceux qui tiennent la politique, veulent mettre l’écologie de côté car ils ne pensent pas être capables d’assumer cette transformation. Les esprits sont prêts, mais il y a de plus en plus une forme de refus d’obstacle, de résignation, alors que l’écologie pourrait être un formidable levier de mobilisation de la société.
Il n’y a pas le choix, tranche Christophe Bavière. Il est possible d’être optimiste lorsque l’on regarde ce qui s’est produit depuis 20 ans. Aujourd’hui, chaque décision d’investissement est soumise à des filtres non financiers, et il y a des secteurs d’exclusion et d’amélioration. De plus, il est possible de construire un fonds basé sur les limites planétaires, c’est-à-dire un fonds d’impact avant tout.
Il faut être optimiste, confirme Simon Manley, il faut donner une vision positive. Il y a une possibilité d’une croissance verte et une possibilité en tant que citoyen, en tant que gouvernement, en tant qu’entreprise, de changer l’avenir, mais il faut agir vite.
Sur cette planète, il y a 1,75 million d’organismes vivants, renchérit . L’homme est la seule espèce ayant le pouvoir d’imagination. L’optimisme est un état d’esprit face à la situation à laquelle le monde est confronté. Il faut penser aux futures générations.
L’effort à faire est gigantesque, conclut Katheline Schubert. Il ne s’agit pas d’une transformation marginale. Si l’espoir est là, il faut cependant aligner les efforts de la finance, de la politique, de la société et de la coopération internationale.
Propositions
- Investir massivement et mobiliser l’épargne européenne dans la transition énergétique (Veronika Grimm, Christophe Bavière, Yannick Jadot)
- Mise en place d’un capitalisme inclusif (Ken Shibusawa)
- Création de critères extra financiers stables (Christophe Bavière)