Propos introductif de Mary-Françoise Renard, membre invitée du Cercle des économistes
S’il est un domaine où l’espoir prôné par ces Rencontres Économiques fait l’unanimité, c’est bien celui de la renaissance industrielle. Je serai très rapide et ferai seulement trois remarques. Premièrement, la désindustrialisation a été choisie à la suite des chocs (chocs pétroliers, concurrence des pays du Sud-Est asiatique). L’idée s’est développée que la production n’était pas stratégique, que nous pouvions la laisser à d’autres pays et que nous pouvions maintenir les activités de services sur notre territoire. De plus, à partir des années 80, le capitalisme français s’est financiarisé, ce qui a eu un impact assez important sur la désindustrialisation de l’économie.
Deuxièmement : pourquoi l’industrie doit-elle retrouver un rôle central ? L’illusion d’une société postindustrielle de services s’est vite évaporée avec les problèmes économiques (montée du chômage, déficit commercial, dépendance vis-à-vis de l’étranger). Pourquoi doit-on réindustrialiser ? Tout d’abord, l’industrie génère plus d’externalités positives que l’agriculture et les services. Il s’agit du secteur qui fait le plus de recherche et développement et l’industrie joue un rôle central dans notre position vis-à-vis de l’étranger. On a vu les conséquences de la dépendance en matière de produits stratégiques. C’est une question de souveraineté industrielle et nous avons un déficit structurel commercial, compensé par d’autres choses mais qui est important néanmoins.
Troisièmement : comment inverser la tendance ? C’est un programme qui est complexe et de long terme avec trois objectifs : intégrer complètement les considérations environnementales au processus de production ; concilier une indépendance stratégique et notre positionnement dans les chaînes de valeurs ; prendre en compte la dimension territoriale de l’activité industrielle. Ces trois objectifs sont interdépendants. Ils peuvent conduire à la création d’écosystèmes conciliant les dimensions économique, sociale et environnementale d’un projet et cela permet de redonner un rôle à la politique industrielle, qui a été très décriée et partiellement abandonnée au moment même où les pays émergents fondaient leur développement sur cette dernière.
Synthèse
Il est un peu court de dire que la financiarisation du capitalisme français est une des causes de la désindustrialisation, remarque Ross McInnes. La vérité, c’est que les entreprises industrielles comme les autres ont été soumises pendant trente ans à des niveaux de ponction et de prélèvement au bénéfice de l’État nounou ou de l’État mammouth. C’est ce qui a créé la désindustrialisation.
Jusqu’à présent, dans un système mondial qui était optimisé, les industriels allaient produire là où c’était le moins cher et constituaient une chaîne qui était la plus compétitive, résume Benoît Potier. Or, la situation énergétique a été complètement bouleversée et cet optimum économique doit être rebâti.
Deuxième grand bouleversement : l’environnement. Les entreprises ont pratiquement toutes pris des engagements d’être neutres en carbone à 2050. Le troisième point, c’est la souveraineté. Il y avait un accès à toutes les matières stratégiques premières un petit peu partout dans le monde. Aujourd’hui, c’est fini. Il faut donc que la géopolitique intervienne aussi dans l’industrie. Finalement, l’équation s’est complètement compliquée et pour rebâtir l’industrie, il faut tenir compte de tout cela.
S’il y a renaissance, c’est qu’il y a eu mort ou déclin, déduit Valérie Rabault. Depuis 2000, la part de l’industrie manufacturière dans le PIB mondial est passée de 18 à 16 points. Il s’agit donc d’une petite baisse. Cependant, la France est le pays riche où ce déclin a été le plus important, puisque la part est passée de 15 points de PIB en 2000 à 9.
Il n’y a pas d’autre choix que de faire la renaissance industrielle et la réindustrialisation pour plusieurs raisons, affirme Benoît Bazin. La première, en termes d’emplois : un emploi industriel, ce sont cinq ou six emplois induits qui sont également répartis sur le territoire. Deuxièmement, en termes d’autonomie et de souveraineté. Troisièmement, en termes d’innovation parce que tous les défis, qu’ils soient sanitaires, climatiques ou démographiques, ne peuvent se résoudre qu’avec de l’innovation et c’est l’industrie qui l’apporte.
Quatrièmement, sur le plan politique et social, l’industrie est probablement l’un des meilleurs lieux d’ascenseur social. Elle participe du développement et du maintien d’une classe moyenne dans les pays.
Le point de départ de la renaissance, c’est la prise de conscience écologique, analyse Valérie Rabault. Il n’y a pas d’autre choix : c’est soit la décroissance, soit l’industrie. Chacun doit choisir son camp. Le top départ a été donné par les États-Unis avec le plan Biden.
Après la pandémie, les États-Unis ont eu la reprise économique la plus rapide au sein des pays du G7, se félicite Heather Boushey. Le nombre d’emplois a été renforcé. L’inflation n’est pas aussi élevée que dans les autres pays. Pour cela, des politiques ont été mises en place en direction d’investissements stratégiques. Il s’agit de faire les choses qui sont essentielles à la sécurité, la vitalité et la résilience économique des États-Unis, mais aussi de créer des emplois. Avec l’Inflation Reduction Act (IRA), plusieurs priorités ont été établies (les technologies novatrices, l’énergie propre). Il faut pousser les frontières technologiques et énergétiques aussi rapidement que possible. Cela devrait réduire les prix et bénéficier à tous les pays dans le monde. Il est aussi important d’éduquer tout le monde, d’investir dans les gens. Il faut aussi se concentrer sur le marché pour qu’il soit juste et équitable.
L’entame de cette renaissance industrielle ne peut pas se faire sans le peuple, ce qui nécessite d’avoir un peu de méthode et de se poser la question des moyens, indique Valérie Rabault. S’agissant de la France et des moyens, il y a un gros point d’interrogation sur trois leviers. Cette renaissance industrielle ne fonctionnera pas en Europe si les pays se font une sorte de guerre au mieux-disant en termes de subventions. Il faut également que ces soutiens soient fléchés afin d’atteindre l’efficacité en termes de rendement sur la finance publique. Troisième volet : la formation scientifique.
La France a des atouts, assure Benoît Bazin. Des emplois industriels ont été récemment recréés grâce à une certaine forme de volontarisme politique. L’image de l’industrie est petit à petit en train de redevenir positive. Pour autant, il y a de gros obstacles et donc de gros besoins d’accélérer sur un certain nombre de sujets de compétitivité. Il faut tout d’abord un cadre très compétitif sur l’éducation, notamment les sciences. Deuxièmement, il faut faire beaucoup plus d’efforts en termes d’innovation, de recherche et développement. Ensuite, il y a la mobilité. Parmi les dix ports les plus compétitifs en Europe, il n’y en a plus qu’un français : celui de Marseille. Le dernier sujet est celui de l’énergie. L’Europe a besoin d’avoir un cadre compétitif de l’énergie verte, or il n’y a pas de signaux sur ce sujet.
Il est plutôt étonnant de parler d’une renaissance industrielle sans parler de santé, juge Paul Hudson. La France a établi une priorité sur la souveraineté de la santé, mais ce n’est pas le cas de l’Europe. La Chine va produire davantage d’avancées cliniques, et aura davantage de diplômés et de biotechnologies. Il n’y a pas non plus de projet central en matière de médicaments en Europe. Les gouvernements doivent donc réfléchir en amont afin de s’assurer que les médicaments et la souveraineté soient soutenus. Ils doivent faire des prédictions en matière d’investissement. Il faut que la santé devienne un impératif. 50 % des nouveaux médicaments contre le cancer et autres maladies approuvés en Europe ne sont pas disponibles pour les patients. L’Europe ne souhaite pas innover et investir dans l’innovation.
Il existe en France comme en Europe une capacité d’innovation, de formation, d’excellentes infrastructures, des moyens financiers, un marché unique, donc une capacité de bâtir, tempère Benoît Potier. Il y a aussi – et c’est une partie du problème – une fragmentation du marché intérieur et une absence totale de politique énergétique en Europe qu’il faut construire. La réglementation excessive et le processus décisionnel extrêmement complexe doivent évoluer. Il y a aussi en filigrane une sorte de défiance entre ceux qui font les règles et ceux qui les appliquent. Il s’agit d’un véritable frein. Il faut, pour rebâtir l’industrie, un espace de liberté bien plus important.
En termes de pilotage, la France aime bien faire des plans, note Valérie Rabault. Le problème est qu’il n’y a pas de suivi consolidé. L’industrie est disséminée, en termes de soutien public, un peu partout. En 2022, la Cour des Comptes a recensé 2 100 dispositifs de soutien à l’industrie. Ils sont donc très sous-utilisés et n’ont pas l’efficacité qu’ils devraient avoir en termes d’argent public.
Il y a cinq conditions à cette renaissance, tranche Ross McInnes : la stabilité réglementaire et surtout fiscale, la neutralité de l’État sur les choix technologiques, la préservation des acquis du marché unique et la visibilité sur les coûts de l’énergie. S’agissant de la stabilité réglementaire, il ne faut pas toucher au Crédit d’Impôt Recherche (CIR), ne pas revenir sur les réformes du marché du travail entreprises depuis 2015, poursuivre la baisse des impôts de production et les mesures pour renforcer les liens entre les lycées pros et les entreprises. Concernant les aides d’État, ce n’est pas parce que les États-Unis ont décidé de contrevenir aux règles de l’Organisation Mondiale du Commerce (OMC) que les Européens doivent risquer les acquis de leur marché unique. S’il y a 2 100 guichets, il faut y avoir recours. Enfin, le mécanisme d’ajustement carbone aux frontières conjugué à la suppression des quotas gratuits est un poison. Autrement dit, au moment où les Américains subventionnent, l’Europe va taxer.
La neutralité technologique, c’est laisser la liberté aux industriels de choisir, précise Benoît Potier. L’IRA aux États-Unis dit simplement qu’il faut que l’intensité carbone soit faible. En Europe, il est dit que si telle technologie, tel moyen n’est pas utilisé, il n’y a pas de crédits. Elle a restreint considérablement le champ d’action et, en faisant cela, elle empêche les technologies de se développer et les marchés de se transformer, donc la réindustrialisation.
L’Europe doit définir un cadre stable compétitif et laisser « jouer » les industriels en fonction de leurs capacités de recherche, de leurs avantages compétitifs, des perspectives de rentabilité à l’intérieur de ce cadre, ajoute Benoît Bazin. Il y aura des succès et des échecs. C’est exactement ce que font les États-Unis. C’est très pragmatique, très efficace et beaucoup plus puissant que de choisir une technologie et s’apercevoir ensuite que ce n’est pas forcément la meilleure.
Les États-Unis sont en train de revoir leur position dans le système mondial du commerce, confirme Heather Boushey. Ils souhaitent promouvoir une compétition juste et qui bénéficie à l’économie domestique. L’impact de la globalisation n’a pas été positif pour des millions d’Américains. Les États-Unis essayent donc de réorganiser leurs partenariats commerciaux d’une manière positive pour le pays. La conversion se focalise vers le haut en essayant d’éviter les combustibles fossiles et d’identifier où aller chercher des minerais. Cela n’a pas été simple pour les États-Unis d’être leader en matière d’énergies propres. Les montants investis dans une loi qui va durer dix ans représentent un dixième de ce que les pays doivent investir en matière d’énergie. S’il s’agit d’un énorme pas, ce n’est, en réalité, qu’une goutte d’eau dans l’océan. Le but est de renforcer la demande afin de guider l’industrie, d’envoyer un signal. Des investissements ont ainsi été effectués dans les batteries et l’énergie propre.
Cela montre le pragmatisme américain, résume Benoît Bazin. À la France et à l’Europe de l’être aussi. Il faut véritablement, face aux défis de technologie, de décarbonation, rentrer dans une logique d’investissement. De plus, les États-Unis sont sortis de la naïveté vis-à-vis de la Chine. Ils taxent un véhicule électrique chinois à 28 %. En Europe, c’est 10 %. Les Européens doivent sortir d’une certaine naïveté pour faire ce qui est bon pour la classe moyenne.
Il faut avoir deux objectifs très clairs : l’investissement et aussi le retour sur investissement pour l’ensemble des citoyens, analyse Valérie Rabault. Quand les voitures chinoises sont beaucoup plus taxées aux États-Unis qu’en France, il s’agit d’un message très clair qui est envoyé. Pour l’instant, la France n’envoie pas ce message. Les États-Unis ont une réponse beaucoup plus offensive.
Mary-Françoise Renard retient l’importance des effets systémiques de l’industrie et la nécessité de travailler sur la compétitivité. La formation, notamment scientifique, l’innovation et la recherche et développement ont une grande importance. Tout comme le besoin d’un cadre compétitif et d’une politique européenne claire notamment en matière énergétique. L’idée de naïveté n’est absolument pas crédible. L’Europe a géré des intérêts opposés et la priorité a souvent été donnée au court terme par rapport aux intérêts de long terme.
Propositions
- Définir un cadre stable compétitif (Benoît Bazin).
- Élaborer un cadre de la formation scientifique (Valérie Rabault, Benoît Bazin).
- Bâtir une politique européenne claire en matière énergétique (Benoît Potier).
- Neutralité de l’État sur les choix technologiques (Ross McInnes).