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Fractures françaises : des failles au tremblement de terre ?

France d’en bas contre France d’en haut, « anywhere » mondialisés contre « somewhere » enracinés… les fractures françaises sont bien documentées. Comment recréer du commun dans une nation qui s’archipellise et se fragmente, dont les membres se projettent de plus en plus dans des destins séparés ?

C’est cette question qui a amené Samuel Jequier à observer les frottements politiques créés par cette fragmentation et leurs conséquences probables sur le vote en France. Son constat est clair : nous sommes entrés dans l’ère du ressentiment. Un ressentiment qui, selon l’auteur de cette note, a pour conséquence le développement de l’extrême droite.

A partir d’une analyse sociologique du vote pour le Rassemblement national depuis 2012, l’auteur de cette note observe dans ce choix politique un « révélateur presque pur et parfait des fractures françaises ». Pour lui, est maintenant l’heure d’en tirer des conclusions politiques fortes et, notamment, une réorientation des politiques publiques en la faveur des classes moyennes et populaires.

 

Les fractures françaises, un diagnostic sociologique étayé et incontesté

Des livres de Christophe Guilluy à ceux de Jérôme Fourquet, de la publication annuelle du baromètre « Fractures françaises » d’Ipsos aux études du Cevipof : la littérature, la documentation et les données sont abondantes pour décrire les divisons qui s’enracinent dans le pays d’un territoire à l’autre, d’un groupe social à l’autre, d’une classe économique à l’autre, d’une appartenance politique à l’autre. France d’en bas contre France d’en haut, « anywhere » mondialisés contre « somewhere » enracinés, ou assignés à résidence, pour reprendre les concepts de l’essayiste britannique David Goodhart, jeunes contre boomers, bobos métropolitains contre périurbains, gouvernés contre gouvernants, etc. Peu importe les termes, les constats sont les mêmes, ceux d’une nation qui se fragmente et d’une République une et indivisible qui s’archipellise en communautés. Ce qui est nouveau, ce n’est pas qu’il y ait des inégalités dans le pays, il y en a toujours eu. C’est bien plutôt que les clivages ne sont plus dépassés, fédérés par le sentiment d’un destin et d’un progrès partagés, et que se développent en conséquence des Weltanschauung, de plus en plus séparées, avec des communs qui s’amenuisent et se délitent. Des communautés contre le commun.

Le grand ressentiment

L’enjeu aujourd’hui ne nous paraît pas tant de décrire les failles françaises, elles sont connues, observables et observées. Il est bien plus dans la compréhension des frottements, de la tectonique politique et l’analyse des potentiels séismes à venir. Les fractures travaillent, les fissures s’élargissent, et créent de puissants effets souterrains, de manière micro comme macro, pour les individus comme pour les groupes sociaux, de relégations, d’assignations, de frustrations, d’abandons qui viennent nourrir une colère sourde. Nous sommes désormais entrés dans l’extension du domaine de la défiance à l’égard du politique, l’ère du ressentiment. Ce n’est pas seulement qu’on ne croit pas ou plus le gouvernement et les partis politiques traditionnels, c’est qu’on leur en veut, qu’on leur devient hostile en raison des injustices qu’on perçoit et des torts qu’on subit. Ce texte veut ainsi montrer comment les fractures sociales et territoriales françaises font aujourd’hui, et probablement chaque jour davantage, le lit politique de l’extrême droite. Et qu’il est temps de s’en rendre compte, pour toutes celles et tous ceux qui ne souhaitent pas voir survenir le grand tremblement de terre.

Marine le Pen à la conquête de la classe moyenne

Depuis 2012, le vote Le Pen progresse par capillarité, du bas vers le haut de l’échelle sociale, porté par les catégories les moins bien dotées et les plus fragilisées socialement et économiquement par la mondialisation et près de 40 ans de néo-libéralisme. Un basculement plus large des classes moyennes, désormais possible puisqu’elle y progresse, pourrait permettre à la leader du RN d’accéder au pouvoir. Marine Le Pen a convaincu 1 700 000 électeurs supplémentaires entre le premier tour de la présidentielle 2012 et le premier tour de la présidentielle 2022, alors même que la participation au scrutin a baissé de 4 points (78 % en 2012, 73,7 % en 2022). Cette progression s’est faite en deux temps, avec une première phase de forte augmentation pendant le quinquennat Hollande, notamment dans les catégories populaires, puis une deuxième phase de consolidation pendant le quinquennat Macron, avec un socle électoral conservant ses zones de forces en milieu populaire, tout en bénéficiant du ralliement d’une part de plus en plus importante des catégories intermédiaires.

En progressant, la structure du socle électoral de Marine Le Pen a beaucoup évolué. Marqueur de la réussite de la stratégie de dédiabolisation, il s’est d’abord très nettement féminisé. Le différentiel entre les scores enregistrés chez les hommes et les femmes est passé de +5 en 2012 (21 % des suffrages chez les hommes, 16 % chez les femmes) à +4 en 2017 (24% / 20 %) et -1 en 2022 (23 % / 24 %). Pour remonter encore plus loin, Jean-Marie Le Pen obtenait 21 % des suffrages masculins pour 13 % des suffrages féminins au premier tour en 2002, 14 % chez les hommes et 7 % chez les femmes en 2007. Malgré le succès de la candidature Mélenchon auprès des jeunes, l’électorat de Marine Le Pen s’est aussi rajeuni. La candidate RN enregistre toujours ses meilleurs scores dans les catégories d’âges intermédiaires, mais a poursuivi sa progression sur toute la décennie chez les 18-24 ans (19 % en 2012, 21 % en 2017, 26 % en 2022).

Le leadership actuel du RN chez les employés et les ouvriers s’est construit pendant le quinquennat de François Hollande : Marine Le Pen obtenait 22% de suffrages chez les employés en 2012 pour 32 % en 2017 (+10), 29 % chez les ouvriers en 2012 pour 37 % en 2017 (+8). A 36% dans les deux catégories au printemps dernier, la période 2017 – 2022 s’apparente plus à une phase de consolidation. La progression est en revanche notable et continue au sein des professions intermédiaires, dont « seulement » 12 % l’avaient choisi en 2012, pour 19 % en 2017 (+7) et 24 % en 2022 (+5). Elle est particulièrement nette au sein de la fonction publique : par rapport à 2017, le vote Le Pen au premier tour progresse de 9 points dans la fonction publique d’État, de 7 dans la fonction publique territoriale et de 15 dans la fonction publique hospitalière. Par catégorie d’agents, il enregistre un gain de 7 points dans la catégorie A, 12 points en catégorie B et 9 en catégorie C, où il atteint désormais les 50 %. La crise des services publics en général, et de l’hôpital en particulier, la dégradation des conditions de travail et d’exercice des agents alimente les flux électoraux vers le RN.

La base électorale de Marine Le Pen s’est donc nettement développée entre 2012 et 2017 dans les catégories populaires, pour se renforcer ensuite au sein des catégories intermédiaires. Le vote Le Pen progresse par l’élargissement de sa diffusion au sein des classes moyennes. Au bout du compte, la candidate RN est arrivée en tête au premier tour 2022 chez les 25-34 ans et les 35-49 ans, les employés et les ouvriers, les salariés du public comme du privé, les non-bacheliers et ceux qui ont stoppé leurs études au baccalauréat, dans toutes les catégories de revenus sauf la supérieure, dans la France rurale et périphérique. Marine Le Pen a également devancé ses 10 concurrents au sein de catégories plus subjectives dans lesquelles les électeurs s’auto-positionnent : ceux qui se déclarent « insatisfaits de leur vie », ceux qui s’estiment « défavorisés », ceux qui pensent appartenir aux « catégories populaires », ceux qui ont des difficultés financières, qu’ils « bouclent juste leur budget » ou « vivent sur leurs économies ou grâce à un ou plusieurs crédits », bref au sein de toutes les catégories qui se sentent fragiles, précaires, en difficultés ou déclassement, vécu et subi. Le tableau ci-dessous révèle parfaitement l’élargissement continu et progressif du socle électoral du RN des catégories populaires vers les catégories moyennes depuis 2012.

 

 

Le vote le Pen, reflet des fractures françaises

La sociologie du second tour 2022 confirme que l’assise de Marine Le Pen s’est bien élargie en cinq ans : 11 points gagnés chez les ouvriers (67 % pour à 56 % en 2017), 11 points chez les employés (57 % pour 46 % en 2017), 8 points au sein des professions intermédiaires (41 %, 33 % en 2017), 5 points chez les cadres (23 %, 18 % en 2017). En termes de revenus, Emmanuel Macron avait devancé Marine Le Pen dans toutes les catégories au second tour de 2017, la candidate RN est passée devant en 2022 dans la catégorie la plus basse, avec un rapport de force à 56 % / 44 % en sa faveur.

La sociologie électorale montre ainsi que le vote RN est parfait un révélateur, une traduction politique presque pure et parfaite des fractures françaises. Au premier tour de 2022, il y a dans le vote Le Pen 29 points d’écart entre milieux défavorisés et classes supérieures, 22 points entre les non-bacheliers et les diplômés du supérieur, 19 entre ceux qui vivent dans l’aisance financière et ceux qui sont en difficultés. Au second tour, les deux tiers de ceux qui se déclarent « satisfaits à l’égard de leur vie » ont voté pour Emmanuel Macron (69 %), quand près de 80 % de ceux qui ne sont pas satisfaits ont voté pour Marine Le Pen (79 %). Ceux qui arrivent à mettre « un peu » ou « beaucoup » d’argent de côté ont majoritairement voté Macron (respectivement 68 % et 75 %), mais ceux qui bouclent juste leur budget, vivent sur leurs économies ou grâce aux crédits ont voté Marine Le Pen (à 54 % et 52 %). Les fractures territoriales produisent également du vote Le Pen : il y a, au second tour de 2022, 18 points d’écart entre le vote Le Pen des métropoles et le vote des espaces situés entre 30 et 70 kms de ces mêmes métropoles. C’est bien dans le grand périurbain, dans la France périphérique, que prospère le RN. Jérôme Fourquet, dans une monographie sur la Seine-et-Marne, avait également révélé en 2017 un différentiel de 10 points entre le vote Le Pen dans les communes desservies par une gare RER ou Transilien et celui au sein de celles n’en disposant pas. Aisance financière, niveau d’éducation, position dans la stratification sociale, capacité à avoir la maîtrise de sa vie, satisfaction à l’égard de ses conditions de vie, présence de services publics : la question sociale est bien centrale, cruciale dans le vote RN. Ce sont les catégories sociales qui vont mal, et leur ressentiment à l’égard de leurs conditions d’existence qui grossissent les flux électoraux du RN. Le second tour de 2022 est ainsi une opposition quasi chimiquement pure entre la France qui va bien et celle qui va mal. La France qui va bien reste, mais de manière de plus en plus ténue, majoritaire. Mais jusqu’à quand avec les difficultés croissantes de pouvoir d’achat liés aux fortes tensions inflationnistes ?




Quel « containment » pour le RN ?

L’analyse de l’opinion en longue période est implacable : la montée des extrêmes droites dans le monde est la conséquence politique de près de quarante ans de mondialisation débridée, de libre-échange, de dérégulations financières qui ont détruit les emplois peu qualifiés, appauvri les services publics, dégradé les conditions de travail et d’existence. Et donné à beaucoup le sentiment de vivre une époque de grande régression et de grand déclassement, individuel et collectif. Il ne s’agit pas de nier la dimension idéologique et culturelle, l’influence de représentations négatives sur l’immigration, le racisme dans le vote RN mais plutôt d’affirmer que la question sociale demeure centrale, et première. On sait comment les phénomènes de bouc émissaire se construisent sur les frustrations et les rancœurs socio-économiques. Il n’y a jamais d’extrême droite dans les périodes de prospérité et de progrès collectif. Il y a en a souvent en revanche dans les périodes de crises et de régression.

Si l’on veut trouver les recettes d’un « containment » du RN, il faut donc tirer les conclusions politiques des ressorts de son vote et des fondements sociologiques de sa dynamique politique. La seule arme efficace pour lutter contre le RN est l’amélioration des conditions d’existence des classes populaires et moyennes, et une réorientation des politiques publiques en leur faveur. « Les recettes » existent : améliorer substantiellement les salaires et le pouvoir d’achat des plus modestes, restaurer des services publics efficaces pour tous (chacun percevant aujourd’hui combien leur collapse fragilise la cohésion de la nation toute entière), assurer une vraie égalité d’accès à la santé et à l’éducation, garantir partout la sécurité publique, lutter contre l’optimisation et l’évasion fiscales, trouver les conditions d’une justice fiscale qui mettent à contribution les plus riches… et la liste est loin d’être exhaustive. Tout le reste, la dénonciation, la diabolisation, le procès en manque d’expérience et de crédibilité, risque bien de s’avérer vain. La recette contre le RN, c’est le traitement de la question sociale. Et des politiques populaires, contre le populisme.

Il y a des phrases politiques qui inquiètent et qui restent dans l’histoire comme des symboles d’une défaite. Il y avait le fameux « l’État ne peut pas tout » de Lionel Jospin face aux salariés de Michelin en 2000 ; il pourrait y avoir bientôt les étonnants propos d’Elisabeth Borne rapportés dans Le Monde du 7 janvier 2023. « Si on avait la recette… Elle est insaisissable », dit la Première ministre en commentant la dynamique politique du RN et de sa cheffe, comme un aveu d’impuissance. La diabolisation a échoué ; la dénonciation morale a échoué ; le manque de crédibilité du RN s’estompe dans le jeu parlementaire et institutionnel. Assise sur ses 42 % du second tour de l’élection présidentielle et ses 89 députés, l’extrême droite n’a été jamais objectivement été aussi proche de la conquête du pouvoir sous la Ve République. La grande banalisation du RN est quasi achevée avec son entrée dans les institutions en France. Alors qu’il avait cahin-caha fonctionné lors de toutes les élections précédentes, le Front républicain s’est effondré lors des élections législatives et le RN a, pour la première fois, percé son plafond de verre. En 2017, En Marche ! avait remporté plus de 90 % des duels qui l’opposaient au RN dans les circonscriptions. Aux législatives de 2022, la coalition présidentielle en a perdu plus de la moitié. Et la conjoncture sert désormais les desseins politiques du RN, la forte inflation venant alimenter les colères et les rages qui nourrissent toujours l’extrême droite. Il n’y a pas besoin d’avoir fait de longues études d’histoire pour savoir comment, à la suite de la crise de 1929, l’inflation galopante et l’appauvrissement des classes populaires et moyennes ont contribué à l’avènement du nazisme et du fascisme en Europe. Une majorité de Français (52 %) dit aujourd’hui « s’en sortir difficilement » avec les revenus dont ils disposent. La cible qui peut désormais rendre le RN majoritaire.

 


 

Samuel Jequier

Agrégé de sciences sociales, lauréat de l’IEP de Paris, Samuel Jequier a été successivement directeur adjoint du département Opinion du Service d’Information du gouvernement, conseiller au cabinet de Martine Aubry, ministre de l’Emploi et de la Solidarité, directeur du développement Internet d’Ipsos, chargé de mission au cabinet de Bertrand Delanoë, maire de Paris, et consultant indépendant en stratégies d’opinion. Il est depuis 2021 directeur général adjoint de l’agence Bona fidé, au sein de laquelle il a créé l’Institut Bona fidé. Il a également été enseignant de 2014 à 2016 au sein du Master Communication publique et politique de l’Université de Paris-Est Créteil.

 


Bibliographie

Fourquet J., « L'archipel français », Seuil, 2019.

Guilluy C., « Fractures françaises », Flammarion, 2010.

Goodhart D., « Les deux clans, la nouvelle fracture mondiale », Les Arènes, 2017.

Baromètre « Fractures françaises », Ipsos/Le Monde/Fondation Jean Jaurès/Cevipof, sept. 2022

Etude « Le regard des Français sur leur niveau de vie et leur position sociale », Ifop, janv. 2023

Etudes « Présidentielle 2012, Sociologie des électorats et profil des abstentionnistes » (1er et 2nd tours), Ipsos, avr. et mai 2012

Etudes « Présidentielle 2017, Sociologie des électorats et profil des abstentionnistes » (1er et 2nd tours), Ipsos, avr. et mai 2017

Etudes « Présidentielle 2022, Sociologie des électorats et profil des abstentionnistes » (1er et 2nd tours), Ipsos, avr. et mai 2022

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