" Osons un débat éclairé "

Géopolitique, quelle nouvelle tectonique des blocs ?


Coordination : Arancha Gonzalez Laya, membre invitée par le Cercle des économistes

Contributions : Melissa Bell, CNN, Jean-Marc Ollagnier, Accenture, Peter Ricketts, Chambre des Lords, Royaume-Uni, Hubert Védrine, Hubert Védrine Conseil

Modération : Ulysse Gosset, BFMTV


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Propos introductif d’Arancha Gonzalez Laya, membre invitée par le Cercle des économistes

Ce n’est pas un sujet facile, mais nous allons essayer de décrypter si le moment géopolitique que nous vivons aujourd’hui va nous mener vers une nouvelle politique de blocs. Nous sommes dans un moment de grande confusion. Des forces tirent dans des sens différents et nous n’arrivons pas à voir vers où nous allons. Il s’agit d’essayer de comprendre ces forces pour avoir notre mot à dire dans la manière dont nous allons les façonner.

Je voudrais parler de trois forces. La première force est la géopolitique. D’un côté, la grande rivalité entre la Chine et les États-Unis, qui nous fait imaginer un monde bipolaire. Mais à côté de cela, la montée d’une série de puissances -Inde, Indonésie, Brésil, Turquie, Arabie saoudite – casse cette logique de blocs en jouant entre les deux blocs, en créant des passerelles, en déployant des politiques transactionnelles.

La deuxième force est la géographie. Nous voyons sur les écrans de TV l’Est et l’Ouest, la Chine et les États-Unis, la situation étant aggravée par la guerre de la Russie en Ukraine. Le centre d’intérêt est la technologie, qui façonne ces relations et qui va permettre à l’un ou à l’autre d’avoir l’hégémonie dans le futur. Mais à côté de l’Est et de l’Ouest, il y a aussi le Nord et le Sud. Au Sud, les préoccupations sont un peu différentes. Il s’agit de la dette ou des changements climatiques.

La troisième force est l’économie. D’un côté, on parle de découplage et des restrictions en matière de commerce international, notamment sur les technologies, qui sont déjà en train d’avoir un impact. D’un autre côté, le commerce international atteint des records, notamment entre la Chine et les États-Unis, à hauteur de 690 milliards de dollars en 2022. On ne voit pas encore d’alignement géopolitique en termes économiques.

Pour terminer, je pose une grande question. Quel va être le rôle de l’Union européenne (UE) ? Peut-elle jouer cet espace entre les géants, entre l’Est et l’Ouest, entre le Nord et le Sud ? Peut-elle être garante d’un système international basé sur des règles ?

Synthèse

La guerre en Ukraine, désastre stratégique pour Poutine ayant abouti à un délitement de l’élite russe, a renforcé et unifié l’Organisation du Traité de l’Atlantique Nord (OTAN), estime Peter Ricketts. Le courage des Ukrainiens et l’armement occidental ont détruit le mythe de l’invincibilité russe et annoncent la fin du régime poutinien. L’Europe s’est libérée de la dépendance énergétique vis-à-vis de la Russie et les relations avec le Royaume-Uni s’améliorent. L’unité occidentale demeure toutefois fragile, compte tenu des mesures protectionnistes prises aux États-Unis, qui sont par ailleurs dans une confrontation croissante avec la Chine, contrairement aux pays européens. Les pays non alignés quant à eux ne considèrent pas que l’ordre international fondé sur les règles sert leurs intérêts. En cas de guerre à Taïwan, l’Union européenne sera néanmoins du côté des États-Unis et il n’est pas opportun de se diriger vers une autonomie stratégique européenne, mais d’assurer des alliances avec l’Australie, le Japon et la Corée du Sud et de prendre en compte les pays non alignés.

Si l’OTAN s’est renforcée au début de la guerre en Ukraine, ses failles et ses divisions internes vont apparaître, annonce Melissa Bell. La guerre a sonné la fin de l’avancée de la démocratie et de l’ordre libéral. Les BRICS (Brésil, Russie, Inde, Chine et Afrique du Sud), qui représentent les deux tiers de la population et la moitié de l’économie mondiale, sont davantage conscients de leurs forces et s’intéressent aux questions qui les concernent, telles que la crise énergétique, la crise alimentaire et le réchauffement climatique.

La mondialisation s’est transformée et le monde est dans une logique de fragmentation selon Hubert Védrine. Et cela, même si la priorité est désormais d’apporter une réponse à la détérioration des conditions de vie par l’écologisation. Si les pays occidentaux n’ont plus le monopole, bien qu’ils restent très puissants, riches et inventifs, les États-Unis veulent continuer de dominer le monde face à la Chine. Le monde, chaotique et potentiellement dangereux, compte différents camps marqués vis-à-vis de l’invasion de l’Ukraine par la Russie ou du risque d’invasion de Taïwan par la Chine, mais aussi des pays ne souhaitant pas prendre parti. L’attaque menée par Poutine a « otanéisé » le système européen, relancé des programmes d’armement et anéanti la position dominante de la France. La plus grande incertitude concerne les pays européens, affaiblis par la crise démocratique, qui devraient repenser à leurs intérêts stratégiques.

L’Europe est réaliste concernant ses forces et ses faiblesses, affirme Arancha Gonzalez Laya. Elle a montré ses capacités lors de la crise de 2008 et de la pandémie de la Covid-19, en mutualisant ses investissements. Il est important d’agir quotidiennement pour faire avancer l’Union Européenne, face aux États-Unis et la Chine.

L’Europe, qui n’aurait pas pu affronter la Russie de Poutine en Ukraine sans les États-Unis, ne pourra pas rester à l’écart en cas de conflit entre les États-Unis et la Chine autour de Taïwan, estime Peter Ricketts. L’Europe a trop négligé le Sud global, où la Chine et la Russie ont étendu leur influence, et doit cesser ses querelles internes et répondre davantage aux intérêts des pays non alignés.

La Chine ne prendra pas le risque d’attaquer militairement Taïwan compte tenu de la nécessaire intervention des États-Unis que cela entraînerait, considère Hubert Védrine. En revanche, la Chine continuera d’avancer ses pions par la menace, la mainmise sur certains îlots, des opérations cyber et le développement d’un parti antiguerre à Taïwan. S’il existe une alliance atlantique, il n’existe pas d’alliance mondiale obligeant l’Europe à suivre les États-Unis. Concernant les pays non alignés, il est nécessaire de ne pas les considérer comme un bloc occidental.

La guerre en Ukraine était le dernier soubresaut d’une vision multilatéraliste et de force de la démocratie. L’avenir devrait être marqué par l’isolationnisme et le minilatéralisme avec des jeux de pouvoir plus imprévisibles, ce qui marquera une victoire de la Chine et de la Russie sur le long terme, prévoit Melissa Bell. Il est cependant impossible de pronostiquer l’issue de l’élection présidentielle américaine de 2024. L’idée de démocratie et de liberté mise en avant par l’Occident ne devrait pas être suffisante sur le long terme pour compenser les vraies fractures économiques, intellectuelles et idéologiques.

La résilience est le moyen de faire face à la menace cyber, insiste Jean-Marc Ollagnier. Le numérique étant présent partout, il s’agit de protéger les affaires en faisant évoluer la culture du risque des entreprises. Au-delà des nombreux outils techniques, certes nécessaires, l’enjeu concerne la gouvernance et la formation, dans la mesure où la plupart des risques actuels ne viennent pas de la technologie, mais de personnes non éduquées.

Concernant l’expression anxiogène de « monde de blocs », qui pourrait faire croire à l’imminence d’une guerre froide globale, Arancha Gonzalez Laya note plutôt le risque de fragmentation, non seulement idéologique et géopolitique, mais économique et commerciale.

Les entreprises, européennes en particulier, ne se placent pas dans une perspective de guerre, affirme Jean-Marc Ollagnier. Mais elles se placent dans une perspective de poursuite de la globalisation dont elles bénéficient et de régionalisation du monde, en adoptant un rôle de modératrices.

Les États-Unis recherchent une fracture avec la Chine, selon Peter Ricketts. Et ils considèrent que l’Europe et les pays alliés asiatiques font partie de leur sphère d’intérêts, en dépit du protectionnisme américain qui se renforce mais qu’il s’agit d’éviter.

Il est difficile mais important de se mettre d’accord sur les termes à employer, constate Hubert Védrine, en soulignant qu’il n’existe pas de « communauté internationale », qui supposerait des affinités avec la Russie de Poutine, la Chine et les islamistes. L’Europe devrait se concentrer à défendre sa civilisation et redéfinir ses objectifs via un accord entre les élites et les peuples, majoritairement sceptiques mais pouvant redevenir pro-européens, sans chercher à atteindre une société européenne idéale en normalisant des États membres.

L’intégration suivant un seul modèle en Europe ne marche plus, affirme Peter Ricketts. Il faut assumer la diversité, qui peut être une force, et trouver une nouvelle collaboration entre l’Union européenne et le Royaume-Uni.

L’Europe est le seul endroit où il est possible d’associer l’économie compétitive, la solidarité et la démocratie qu’il faut défendre sur le territoire européen, affirme Arancha Gonzalez Laya. Puisque l’Afrique fait face aux mêmes difficultés et ne veut pas choisir un camp, l’Europe doit être plus attentive aux besoins, intérêts et opportunités en Afrique, y compris en matière énergétique et écologique.

 

Propositions

  • Assurer des alliances entre l’Europe et des pays d’Asie (Japon, Corée du Sud) et d’Océanie (Australie) (Peter Ricketts).
  • Faire évoluer la culture du risque en entreprise face à la menace cyber (Jean-Marc Ollagnier).
  • Cesser les querelles internes en Europe et répondre davantage aux intérêts des pays non alignés, y compris africains (Peter Ricketts, Arancha Gonzalez Laya).
  • Ne pas considérer les pays non alignés comme un bloc occidental (Hubert Védrine).
  • Promouvoir la poursuite de la mondialisation sans se placer dans une perspective de guerre (Jean-Marc Ollagnier).
  • Défendre la civilisation de l’Europe et redéfinir ses objectifs (Hubert Védrine).
  • Définir une nouvelle collaboration entre l’Union européenne et le Royaume-Uni (Peter Ricketts).

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