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Grand entretien : atteindre le plein emploi

Retour sur l’expérimentation « Territoires zéro chômeur de longue durée »

Le plein emploi en France, rêve ou réalité ? Gageure, objectif atteignable ? Offres et demandes d’emplois parviendront-elles un jour à l’équilibre ? Le chômage frictionnel – délai nécessaire à un demandeur d’emploi pour trouver un autre poste – est-il compressible ? Ces questions sont au cœur de l’actualité et une expérimentation permet d’envisager les champs du possible. Baptisée « Territoires zéro chômeurs de longue durée », l’expérience consiste à envisager la disparition du chômage de temps long dans les territoires, de 5 à 10 000 habitants, choisis pour le test et l’observation.

Postulat : personne n’est inemployable, beaucoup de travaux utiles ne sont assumés ni par le public, ni par le privé, grâce aux économies réalisées et aux recettes fiscales engrangées par les emplois créés, l’argent ne manque pas pour financer les nouveaux postes. Sur le terrain, les exemples montrent l’absence de fatalité face au chômage de longue durée. Une personne qui refuse un stage ne lui convenant pas gagne en motivation dès lors que l’activité retrouvée correspond à ses attentes et sa formation.

Dans tous les cas, l’expérimentation est importante et, réalisée à la dimension micro-locale, permet de confronter réalités et besoins du terrain. L’auteur de cette note montre les résultats de cette initiative qui s’impose dans la lutte contre le chômage de masse. Prendre le risque d’échouer mais confronter le projet au réel pour identifier les améliorations nécessaires…

Introduction

L’expérimentation Zéro Chômeur se fixe un objectif : la disparition du chômage de longue durée -ce que nous appelons l’exhaustivité- sur les territoires (de 5 à 10 000 habitants) où elle se développe. Elle se fonde sur trois convictions : personne n’est inemployable si on tient compte de ses capacités, de ses compétences et de ses souhaits ; il y a beaucoup de travaux utiles qui ne sont assumés ni par l’économie marchande ni par le secteur public ; enfin, ce n’est pas l’argent qui manque si on affecte les économies réalisées et les recettes fiscales générées par la mise à l’emploi, au financement de ces emplois nouveaux.

Les élus du territoire créent un Comité Local pour l’Emploi (CLE) réunissant les acteurs locaux de l’emploi y compris Pôle Emploi et la DDETS (Direction Départementale, de l’emploi du Travail et de la Solidarité). Le CLE prend contact avec les Personnes Privées Durablement d’Emploi (PPDE), étudie avec elles la meilleure solution d’emploi et crée une ou plusieurs Entreprises à But d’Emploi (EBE) qui embauche(nt), sans sélection et en CDI, les personnes que lui adresse le CLE. Le financement des EBE est assuré, d’une part, par les contributions de l’État et des Départements et, d’autre part, par le chiffre d’affaires généré par les activités de l’EBE. A la fin mai 2023, 56 territoires étaient habilités. Plus de 2 500 personnes privées d’emploi (PPDE) ont été embauchées par des EBE.

Propos recueilli par Jean Hervé Lorenzi 

Le préambule de la Constitution française dispose que « chacun a le devoir de travailler et le droit d’obtenir un emploi ». Cette promesse est-elle réaliste ou illusoire ?

La promesse constitutionnelle nous oblige à regarder en face la question du chômage de longue durée qui est souvent un chômage d’exclusion. Pouvons-nous accepter que plus de deux millions de nos concitoyens, chômeurs de longue et de très longue durée de fait n’accèdent pas au marché du travail et sont ainsi littéralement « privés d’emploi » ? Zéro Chômeur apporte une réponse pragmatique à cette question : si ces personnes ne peuvent pas accéder aux emplois existants pour de multiples raisons, on va créer de nouveaux emplois, avec leur participation active, qui répondent à leurs contraintes, à leurs capacités et, si possible, à leurs souhaits. Bien sûr le droit à l’emploi pour tous ne peut pas être concrétisé par le seul projet Zéro Chômeur. Il suppose la coalition de toutes les structures qui se fixent pour objectif de réduire le chômage de longue durée : L’insertion par l’activité économique, le travail adapté, les ESAT (Etablissement et Service d’Aide par le Travail) au total plus de 6000 structures, les associations, les services de l’État ou des collectivités locales, mais aussi les entreprises du secteur marchand qui s’engagent, font partie de cette coalition. Au niveau local, cette coalition est assurée par le CLE.

Au sein de cette coalition, une des spécificités de Zéro Chômeur est de jouer le rôle de « filet de sécurité » : si aucune solution n’a pu être dégagée, la personne privée d’emploi sera engagée sans sélection dans une EBE. Sur plusieurs territoires, plutôt ruraux à ce stade, l’exhaustivité, est pratiquement atteinte. Cela veut dire que l’objectif de l’expérimentation, certes ambitieux est atteignable. Il nous reste à en faire la démonstration dans les quartiers urbains à forte concentration de PPDE (Quartiers Politique de la Ville, en particulier)

Quels sont les problèmes actuels – structurels et conjoncturels – du marché du travail en France ?

Si on résume, sans doute à l’excès, dans une période d’amélioration sensible de la situation de l’emploi, le marché du travail rencontre deux difficultés. La première concerne le décalage entre l’offre et la demande d’emploi tenant notamment aux compétences requises, mais pouvant aussi être liée à des déséquilibres géographiques ou à l’âge (emploi des seniors). La deuxième difficulté tient au fait que de nombreuses personnes ne sont pas en réalité sur le marché du travail en raison de contraintes (garde d’enfants, isolement géographique, port du voile..), de problèmes de santé ou de handicaps. C’est, bien sûr, à cette deuxième difficulté que Zéro Chômeur s’attaque.

En quoi le chômage de longue durée constitue-t-il un problème spécifique, qui doit faire l’objet de politiques dédiées ?

Pour faire face à l’accumulation de difficultés qui expliquent le chômage de longue durée, les recettes classiques contre le chômage (formation, action des conseillers de Pôle Emploi…) ne suffisent pas voire sont inopérantes ou contreproductives.
Il faut actionner le tryptique emploi/ formation/ accompagnement, en commençant par la mise à l’emploi dans des conditions qui minimisent les risques d’échec.

Dans l’expérimentation, nous avons constaté que des salariés qui refusaient de s’engager dans un énième stage (parking) quand elles étaient sans emploi, acceptaient de suivre des formations dès lors qu’elles étaient embauchées et que cela correspondait aux activités qu’elles exerçaient ; ensuite elles peuvent aller plus loin vers des formations plus qualifiantes qui élargissent leurs domaines de compétence. L’accompagnement doit quant à lui être à la fois professionnel et social. Les employeurs n’ont pas les compétences pour assurer l’accompagnement social qui peut être lourd. Ils ont besoin de soutiens extérieurs, services sociaux des collectivités locales, caisses d’allocations familiales, associations spécialisées. Mais, l’accès à l’emploi est clé : il redonne l’espoir et l’énergie pour s’engager dans un parcours de réinsertion et c’est lui qui « valide » la formation et l’accompagnement. A cet égard, nous constatons que l’embauche en CDI dans l’expérimentation Zéro Chômeur n’est pas un obstacle mais qu’au contraire, il permet au salarié de s’engager avec sérénité dans un parcours qui sera souvent long.

En quoi une « loi d’expérimentation » était-elle – et est toujours – indispensable ?

Il était essentiel d’expérimenter des innovations du type de Zéro Chômeur. Il faut pouvoir prendre le risque d’échouer et surtout confronter le projet au réel, redresser le tir lorsque c’est nécessaire. La première loi (2016-2021) nous a permis de valider le concept et d’identifier les améliorations nécessaires en matière d’animation des CLE, de gouvernance et de management des EBE ou de pilotage de l’expérimentation. La deuxième loi (2022-2027) a ouvert la possibilité de poursuivre les améliorations engagées, de changer d’échelle en passant de 10 à au moins 60 territoires et, enfin et peut être surtout, de mieux insérer Zéro Chômeur dans la coalition pour le droit à l’emploi.
Le financement de cette expérimentation repose sur une approche originale : l’activation des dépenses passives liées à la privation d’emploi. Sait-on évaluer le coût réel de la privation durable d’emploi à l’échelle de la France ?

Cette évaluation est essentielle. Comment juger le poids financier réel pour les finances publiques d’un projet comme Zéro Chômeur si on ne mesure pas d’une part, le coût de la privation d’emploi et d’autre part, les économies réalisées et les recettes (fiscales notamment) générées par la mise à l’emploi des PPDE (personnes privées durablement d’emploi). La première évaluation a été faite par ATD Quart Monde, une deuxième, par le Fonds d’Expérimentation lui-même. Ces études ont conclu positivement. Parallèlement, l’Inspection Générale des Affaires Sociales (IGAS) et l’Inspection Générale des Finances (IGF) ont mené leurs propres travaux dont les résultats étaient moins favorables sur la base d’hypothèses que nous avons contestées. En tout état de cause, nous éprouvons des difficultés pour mesurer les externalités d’un tel projet faute de travaux académiques sur, par exemple, le coût de la récidive plus fréquente pour les anciens détenus laissés sans emploi ou les bénéfices d’un meilleur environnement pour des enfants dont les parents retrouvent un emploi et un salaire.

Le conseil scientifique de l’expérimentation, récemment nommé par l’État, s’engage dans une nouvelle étude sur ce sujet qui pourra s’appuyer sur des données statistiques beaucoup plus complètes. L’intérêt de cette analyse « coûts-bénéfices » est évidemment majeur pour l’Expérimentation ; mais il l’est aussi pour d’autres politiques publiques dont on mesure beaucoup trop rarement l’impact économique global.

À l’inverse, sait-on mesurer l’impact économique de la mise en œuvre de cette expérimentation à l’échelle d’un territoire ?

L’impact économique de l’expérimentation est évidemment plus sensible dans les communes rurales où les salaires versés se traduisent en consommation locale « visible ». Mais dans tous les cas une partie des activités des EBE apporte une vraie valeur ajoutée économique, le démantèlement des ouvrants et la vente du calcin, par exemple, le rétrofit des plateformes handicapés de la SNCF, ou la récupération de déchets textiles. D’autres activités facilitent la vie des habitants (conciergeries d’immeubles pour les personnes âgées, aides à la mobilité…) ou concernent la transition écologique (maraichage au profit des publics fragiles, ressourceries…) L’impact économique est ici plus diffus mais le maire de Thiers nous disait que la présence active de Zéro Chômeur participait au changement d’image de sa ville et au dynamisme de la vie locale.

Les dépenses en faveur des politiques de l’emploi en France s’élèvent à 185 milliards d’euros , soit environ 8% du PIB. À la suite de l’expérimentation « territoires zéro chômeurs », quels choix préconisez-vous ? Faut-il augmenter ce budget ? Le réallouer, vers quelles politiques ?

Je ne connais pas la composition des 185 milliards que vous évoquez. Je constate la diminution significative du chômage global. C’est à l’évidence une bonne nouvelle qui doit certainement au moins pour partie aux milliards que vous évoquez. Mais elle s’accompagne d’une moins bonne nouvelle, la stagnation préoccupante de la productivité dont la progression conditionne la croissance économique à long terme. Si l’on se concentre sur le chômage de longue durée et plus particulièrement sur le chômage d’exclusion, les progrès sont beaucoup plus lents et limités. L’expérimentation Zéro Chômeur peut donner des indications utiles sur les politiques à mener. Cela a un coût qui peut paraître élevé. À nous de démontrer que les bénéfices pour les finances publiques et surtout pour la société sont supérieurs à ce coût. Je crois sincèrement que c’est le cas. Le droit effectif à l’emploi pour tous, associé, comme dans le préambule de la constitution, au devoir de travailler peut être une des grandes conquêtes sociales des prochaines décennies. Il nous appartient de le construire.

La création de France Travail vise à mieux coordonner les différents interlocuteurs qui font la politique de l’emploi en France. Cette réforme va-t-elle dans le bon sens ?

France Travail propose effectivement une coordination renforcée des acteurs de l’emploi au niveau régional, départemental et dans les bassins d’emploi. Cela va dans le très bon sens et rejoint tout à fait nos propres préoccupations et surtout notre propre expérience dans les territoires pour les personnes privées durablement d’emploi. Pour ces dernières, l’échelon départemental est particulièrement important, car les Départements sont en situation de responsabilité pour les titulaires du RSA, pour l’insertion par l’activité économique et l’emploi adapté. Ils sont devenus dans la deuxième loi des contributeurs importants de l’expérimentation Zéro Chômeur. C’est donc à ce niveau et au niveau local que la spécificité du chômage de longue durée et du chômage d’exclusion peut être la mieux prise en compte et que les différents acteurs peuvent travailler ensemble de manière utile comme ils le font au niveau local dans les CLE.

Si l’on regarde vers un futur proche, quels sont les différents choix qui s’offrent aux dirigeants politiques en matière d’emploi ? Quelle place y prennent les entreprises et les individus ?

Je crois que la question de l’emploi va devenir également la question du travail. Pour assurer les équilibres économiques et soutenir la croissance, il faut certainement que la quantité de travail augmente, d’autant plus que la productivité horaire stagne. Cette quantité est globalement plus faible en France que chez nos partenaires européens. Mais on n’augmentera pas la quantité de travail si on n’aborde pas la question de la qualité du travail, de sa rémunération et de son sens. Il est évident que c’est une question qui est posée aux entreprises et aux partenaires sociaux. Il y a là, un champ qui s’ouvre plus largement pour le dialogue social. Il est essentiel que ce dialogue s’engage pour redonner toute sa place à la valeur travail.

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