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Innovation : quel rôle pour l’état ?

Au fil des trois derniers siècles, le rôle de l’État dans les dynamiques d’innovation s’est très largement renforcé pour accompagner les secteurs économiques vers plus d’efficacité. Qu’en est-il au 21e siècle et à quels enjeux la puissance publique doit-elle faire face ? Nous avons posé la question à Kristina Kallas, ministre de l’Enseignement Supérieur et de la Recherche (ESR) d’Estonie, et à Geneviève Fioraso, ancienne ministre française de l’ESR.

L’innovation pour répondre aux enjeux stratégiques de notre pays, dans un cadre européen et contribuer aux enjeux vitaux pour la planète

Les innovations, qu’elles soient incrémentales ou disruptives, résultent le plus souvent de l’appropriation par l’industrie de travaux de recherche menés en amont. Or ce transfert ne se fait pas naturellement tant les cultures, les méthodes et les rythmes de travail pour atteindre les objectifs diffèrent. Pourtant, ces liens entre formation, recherche, industrie et services doivent être plus que jamais renforcés pour faire face aux enjeux vitaux du réchauffement climatique, de la sécurité des États et des citoyens, de l’accès à la santé, à l’alimentation pour tous dans un monde en pleine turbulence. Sans la science, sans la technologie, sans une réindustrialisation durable dans les secteurs de souveraineté, ces enjeux ne pourront pas être atteints, d’où les investissements publics majeurs dans la technologie consentis par les États-Unis (IRA) et la Chine. Le rôle de l’État, dans un pays comme la France, est donc de définir une stratégie claire de recherche et d’innovation avec des priorités affirmées courageusement, en évitant le trop facile saupoudrage des fonds publics et en favorisant les organismes de recherche qui favorisent le passage de la recherche à l’industrialisation, comme le fait avec succès le département de la recherche technologique du CEA, premier organisme européen pour les brevets, la création de start-ups et les partenariats avec l’industrie. Pour favoriser les innovations les plus disruptives, issues de la deep tech, un équilibre reste toutefois à rétablir en France, à l’image de l’Allemagne, des États-Unis ou de la Chine, pour valoriser et soutenir davantage la recherche technologique. Celle-ci requiert des équipements coûteux dont le montant peut d’ailleurs être partagé grâce aux projets partenariaux menés avec l’industrie. Enfin, si l’État a beaucoup soutenu les start-ups de services au cours de ces dernières années, le financement de start-ups industrielles ou issues de la deep tech reste insuffisant. Pour ces niveaux d’investissements, préalables à la mise en production et aux premières ventes, un relais européen s’avère indispensable, comme le permet par exemple le Chips Act pour les semi-conducteurs ou les grands programmes européens sur la santé ou le spatial. Cette dimension européenne, incluant la correction des distorsions de marché liées aux subventions massives dans certains pays concurrents, est la seule voie pour peser dans le futur face aux géants américains et asiatiques.

« L’État comme stratège
et levier des écosystèmes d’innovation »

Geneviève Fioraso

L’innovation est favorisée
par des écosystèmes décentralisés

En me basant sur mon expérience et ma contribution d’élue locale à Grenoble, identifiée par le magazine Time comme « the secret capital of Europe for innovation », je crois beaucoup à la force des écosystèmes d’innovation que j’ai encouragés ensuite dans ma mission ministérielle, en soutenant toutes les initiatives rapprochant la recherche et la formation du monde économique. La mise en place de campus d’innovation suppose une conception moins technocratique de l’innovation, la fin des « silos » tellement présents dans notre pays, avec une approche beaucoup plus transversale fondée sur des projets partenariaux. J’avais, comme ministre, développé en région des plates-formes de recherche technologiques ainsi que les laboratoires communs regroupant PMI, ETI et laboratoires de recherche dans des projets coopératifs. Et les résultats parlent d’eux-mêmes : une usine commune avec Schlumberger à Béziers pour les électrolyseurs nécessaires à la production d’hydrogène propre, une nouvelle usine pour Soitec fournissant des substrats innovants pour les puces électroniques, une nouvelle unité de conception et de fabrication pour STMicroelectronics, des écrans MicroLED en préparation dans la start-up Aledia, l’énergie décarbonée promise par les batteries et panneaux solaires et ce n’est pas exhaustif. C’est bien cet esprit décentralisateur et partenarial qui devrait prévaloir aujourd’hui dans les initiatives comme France 2030. Cela suppose aussi une confiance dans les initiatives locales et des évaluations a posteriori plutôt qu’a priori par les administrations pour stimuler la dynamique du passage de la recherche à l’innovation au lieu de le ralentir. La formation de nos élites et de nos experts devrait aussi l’encourager bien davantage. Si nous voulons que notre excellence scientifique en matière d’IA, de quantique se transforme en applications au service de la société, il est indispensable de croiser les plans nationaux avec les dynamiques et expertises des écosystèmes, au plus près des activités économiques et dynamiques territoriales. Ce sont ces pôles d’innovation puissants qui permettent ensuite une mise en réseau européenne et internationale.

L’innovation, une culture
à développer dès la formation

Enfin, l’innovation, c’est d’abord un état d’esprit, fondé sur la prise de risques, la créativité, le croisement des compétences et des cultures, la reconnaissance de l’échec comme une expérience porteuse pour l’avenir. Il n’est pas innocent que le venture capital se traduise en France par le capital-risque, en oubliant l’attractivité pour les jeunes du mot « aventure ». Et la culture de l’innovation s’apprend dès le plus jeune âge. C’est la raison pour laquelle j’avais mis en place un statut d’étudiant-entrepreneur, généralisé depuis au niveau européen, au sein de « Pépites » installées dans les universités et les écoles le souhaitant, dotées d’un budget propre. Cette initiative, très appréciée des étudiants et des enseignants qui l’ont adoptée, a permis de développer une culture pluridisciplinaire, en s’appuyant sur des espaces de coworking, une pédagogie inversée, un tutorat des étudiants partagé avec un mentor venant du secteur privé ou associatif pour accompagner les projets entrepreneuriaux. Enfin, pour que cette culture de l’innovation soit appropriée par le plus grand nombre, j’avais mis en place une plate-forme numérique, FUN (France Université Numérique, donnant accès à tous à des MOOC* conçus par des universités et organismes de recherche, permettant ainsi de s’informer et se former aux derniers développements de la recherche dans tous les domaines. Plus de 3 millions de personnes s’y sont rapidement inscrites, gratuitement, dont de nombreux participants des DOM-TOM et d’Afrique subsaharienne. Fait révélateur : les deux MOOC les plus suivis concernaient le management et la philosophie : preuve s’il en est que l’innovation doit aussi être portée par le sens donné à ses applications pour qu’elle soit appropriée par les citoyens. Le rôle de l’État est d’y veiller, sachant qu’une présentation de l’impact sociétal, environnemental de l’innovation permettra, j’en suis convaincue, d’attirer davantage de jeunes filles dans les filières d’avenir du numérique par exemple où leur trop faible présence actuelle a un impact y compris sur la pertinence des algorithmes développés, dans un monde constitué pour la moitié de femmes.

Geneviève Fioraso


Quel rôle l’État doit-il jouer dans la dynamique de l’innovation ?

Cette question a fait l’objet d’une recherche approfondie dans différents pays et sociétés. Dans les sociétés libérales occidentales, le modèle d’innovation de la triple hélice, qui englobe le monde universitaire, l’industrie et les pouvoirs publics, est considéré comme l’approche la plus efficace. Les interactions dynamiques de ce modèle favorisent l’esprit d’entreprise, l’innovation, la croissance économique et une économie fondée sur la connaissance. L’Estonie s’est imposée comme un acteur majeur de l’innovation en Europe grâce à son infrastructure numérique de pointe et à ses orientations progressistes. Les statistiques de l’OCDE
mettent en évidence les atouts du pays en matière de transformation numérique, d’entrepreneuriat et d’innovation dans le secteur public.1,2

Moteurs de l’innovation

« Le projet de trans-
formation économique de l’Estonie est profondément
ancré dans l’éducation »

kristina kallas

Le modèle de la triple hélice est un facteur clé dans le renforcement de la capacité d’innovation de l’Estonie.
Les universités y excellent dans la R&D, en particulier dans le domaine des TIC et de la biotechnologie, mais doivent collaborer davantage avec l’industrie pour commercialiser la recherche. Le gouvernement peut soutenir cette démarche par le biais de projets communs, de pôles d’innovation et de centres de transfert de technologie. Malgré un soutien aux startups et aux PME via des initiatives comme Startup Estonia, les investissements en R&D du secteur privé restent faibles. Il est possible d’y remédier en créant des partenariats public-privé, en augmentant le financement de la R&D collaborative et en accordant des subventions aux PME. Dans le cadre de la Stratégie pour l’éducation 2035 3, le gouvernement prévoit d’intégrer les compétences numériques à tous les niveaux d’enseignement, d’augmenter le financement de la recherche de pointe, de promouvoir l’apprentissage tout au long de la vie et d’élaborer des politiques pour un apprentissage flexible et un renouvellement continu des compétences.

Transformation Économique et Compétences Numériques

Le projet de transformation économique de l’Estonie est profondément ancré dans l’éducation. La Stratégie pour l’éducation 2021-2035 s’est récemment étoffée avec l’adoption complète de l’intelligence artificielle (IA) pratique. L’apprentissage tout au long de la vie est une pierre angulaire de ce plan, capital pour le maintien de la compétitivité de l’Estonie sur le marché mondial.

Le ministère de l’Économie et des Communications renforce cette orientation éducative avec l’Agenda numérique 2030 4. Ce programme vise à renforcer l’efficacité de l’administration en ligne, à améliorer la connectivité et à garantir une cybersécurité solide. En augmentant la disponibilité des services numériques et en réduisant la bureaucratie, l’Estonie cherche à stimuler la productivité globale et l’innovation.

La nécessité de la transformation numérique est accentuée par le déclin économique relativement prolongé des secteurs économiques traditionnels de l’Estonie, contrasté par la croissance des entreprises du secteur numérique. Avec l’essor des modèles de langage génératifs, l’Estonie est confrontée à trois défis qui sont autant d’opportunités :

Sur le plan économique tout d’abord. Selon une étude récente du ministère de l’Économie et des Communications, 61 % des emplois nécessiteront une assistance générative de l’IA au cours de la prochaine décennie et seulement 5 % d’entre eux verront plus de la moitié de leurs tâches automatisées 5. Bien que certains emplois soient amenés à disparaître, d’autres verront le jour. L’Estonie veut rester compétitive en maîtrisant la technologie de l’IA et en l’utilisant efficacement plutôt que de chercher à tout prix la première place dans les classements de R&D. Le succès de la nation en matière de développement numérique est dû en grande partie à la sensibilisation de sa population à l’utilisation de la technologie.

Deuxièmement, les progrès de l’IA entraînent des avantages considérables et des risques éthiques, notamment en ce qui concerne l’authenticité des sources. Pour limiter les abus, comprendre et utiliser la technologie peut aider les citoyens à identifier et à éviter ses aspects négatifs. L’intérêt des universitaires pour l’IA et le plan d’action en matière d’éducation aux médias mis en place par le ministère de l’éducation et de la recherche visent à relever ces défis, en se concentrant sur les stratégies de gestion de la charge d’information croissante due à l’IA générative, qui implique des avancées majeures et des risques éthiques, avec de nombreux exemples actuels mettant en évidence ces questions.

Troisièmement, la course aux champions de l’IA s’intensifie. Bien que nous ayons partagé nos succès en matière de gouvernance numérique, de nombreux pays dotés de systèmes existants peinent à reproduire nos réalisations. Nous avons construit d’importantes infrastructures numériques et veillé à leur sécurité, et nous avons l’intention d’aborder l’IA avec la même détermination. Notre rôle dans l’UE et au-delà consistera à partager notre réussite numérique, en montrant comment exploiter la technologie en toute sécurité. Au même titre que les avancées technologiques passées ont été confrontées au scepticisme, nous restons ouverts mais vigilants à l’égard de l’IA.

Innovation sociale

Le modèle de la quadruple hélice élargit celui de la triple hélice en y incluant la société civile (Carayannis & Campbell, 2009). Cette approche, qui s’attaque à des problèmes sociaux complexes (Head & Alford, 2015), est mise en œuvre en Estonie, comme en témoigne le développement de l’écosystème EdTech. Un nouveau protocole d’accord (MoU 2.0) est en cours de création avec le ministère de l’Éducation et de la Recherche, les ministères des Affaires économique et des Communications, les universités, les startups EdTech Estonia afin de stimuler le développement et l’adoption d’applications d’IA. L’objectif est de transformer la concurrence en matière de ressources et d’attention des utilisateurs en une collaboration gagnant-gagnant, grâce à l’innovation sociale et à des solutions collectives. Les négociations du pacte éducatif entre le secteur public, les enseignants, les chefs d’établissement, le secteur privé et les autorités locales en Estonie mettent en évidence cette approche collaborative.

Kristina Kallas

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