" Osons un débat éclairé "

« La comptabilité est devenue obsolescente »

Faut-il faire confiance à la comptabilité des entreprises ? Question posée alors que les secteurs d’activité évoluent rapidement, notamment à l’heure de la digitalisation de l’économie. Bertrand Jacquillat explique pourquoi il convient de revoir les bases et les codes d’une comptabilité aujourd’hui dépassée.

 Quand on évoque la désindustrialisation de la France, c’est à la disparition de ses usines et autres actifs tangibles que l’on se réfère. Mais les actifs intangibles, tels que le software informatique, le cloud stocké dans des serveurs, la R&D, la création artistique, les marques et brevets, etc. ont pris une importance croissante, et le mix entre les deux s’est complétement inversé en moins de deux générations.

Pour autant, la doctrine comptable continue à les traiter distinctement. Les investissements en actifs tangibles sont des investissements, et vont donc au bilan ; les investissements en actifs intangibles, considérés comme des dépenses de fonctionnement, constituent des charges affectées au compte de résultat. C’est ainsi que les chiffres des bénéfices sont devenus impurs ; ils constituent un mélange de bénéfice et d’investissement. Les démêler constitue un exercice délicat qui, appliqué à Amazon, suffit à souligner le poids des actifs intangibles dans l’économie digitale.

Pour un chiffre d’affaires en 2019 de 280 milliards de dollars, la seule R&D représente 36 milliards, soit 13% du chiffre d’affaires, et les autres charges figurant au compte de résultat – et qui peuvent être considérées comme des investissements en actifs intangibles – : 14 milliards de dollars. Le total des investissements en actifs intangibles (hors autres investissements) s’élève donc à 50 milliards, représentant près de 20% du chiffre d’affaires, et près de 45% du résultat brut d’Amazon.

Comme dans la fable de la peste de La Fontaine où tous les animaux sont infestés, tous les secteurs de l’économie sont peu ou prou concernés par ce phénomène. Ces biais affectent les méthodes d’évaluation codifiées dans les années 1930 par Benjamin Graham, pendant longtemps le pape de l’analyse financière, et dont l’idée fondamentale était la distinction qu’il convenait d’opérer entre la valeur fondamentale d’une action et son cours. Le cours est la résultante de sentiments versatiles de cupidité et de peur de la part des investisseurs.  La valeur fondamentale en revanche dépend de la capacité bénéficiaire, laquelle ressort des comptes de la société. La valeur d’une société est ainsi le produit de ses bénéfices par un multiple raisonnable, et la valeur comptable de celle-ci constitue un complément de référence.

Les principes de l’investissement « value » ainsi établis, il convient d’être prudent et d’acheter les actions dont le ratio cours /bénéfices ou cours/valeur comptable par action est faible. Cette « doctrine » perdura longtemps grâce à son illustre propagandiste, Warren Buffett qui, élève de Graham sur les bancs de l’université Columbia, appliqua les préceptes du maître avec un incontestable succès jusqu’au début des années 2000.

C’est que cette approche « value » a du plomb dans l’aile, car elle s’appuie sur une comptabilité à la dérive, ce qui a fait perdre leur boussole aux investisseurs. Depuis l’annonce de l’arrivée prochaine de plusieurs vaccins contre la Covid 19, d’aucuns ont cru percevoir un phénomène de rotation des portefeuilles, allant des valeurs technologiques de croissance vers les sociétés plus classiques et plus cycliques du secteur industriel. L’approche « value » serait-elle de retour ? Rien n’est moins sûr, pas celle en tout cas qui ressort d’une comptabilité devenue obsolescente et donc inadaptée, qu’il convient de disrupter.

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