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La crise sanitaire et la question du temps de travail

Les circonstances dramatiques de la crise de la Covid-19 ont conduit à deux épisodes exceptionnels de confinement qui se sont traduits temporairement par une réduction du temps de travail. Cette diminution s’est-elle prolongée au-delà de la crise du fait d’une augmentation de la préférence individuelle pour le loisir ? La question de la place du travail dans notre vie et dans la société est de nouveau posée, et cette fois de façon fondamentale au regard de la place laissée au(x) loisir(s).


Cet article est extrait du premier numéro de la revue Mermoz, « Travail : rebattre les cartes ».


La crise sanitaire et ses confinements : une politique publique de réduction du temps de travail

Un choc d’offre de travail porteur de décroissance

En France, la crise sanitaire de 2020 a provoqué une réduction massive de 7,8 % par rapport à 2019 des heures travaillées en raison de la baisse du nombre moyen d’heures effectuées par employé (-7,3 %) (1). La chute de 7,9 % de la production a été d’une ampleur inégalée dans l’histoire économique contemporaine, comme la preuve que, malgré l’utilisation de machines de plus en plus efficaces, le travail reste au centre de la création de richesse.

… qui se compare aux précédents chocs d’offre de travail en France

Si la conscience collective des effets négatifs sur la production d’une politique de réduction des heures travaillées était au cœur de l’épisode de la Covid-19, cette situation contraste avec les autres épisodes de réduction du temps de travail volontairement mis en œuvre en France dans les années 1980 et 1990, avec la mise à la retraite et en pré-retraite des seniors et le passage aux 35 heures et mesures générales de RTT, certainement parce que, au-delà de modalités très différentes, l’objectif était présenté en termes de partage du travail et de baisse du chômage. Pourtant, la France, en baissant à la fois le temps annuel du travail et le nombre d’années passées à travailler, a additionné comme aucun autre pays européen les baisses des heures travaillées et a diminué ainsi son potentiel de production car il n’y a pas eu d’effets durables sur le chômage structurel.

Comme le chiffre une étude récente du Trésor (2), l’essentiel de la chute dans la hiérarchie mondiale du PIB par habitant de la France tient au cumul de ces chocs d’offre de travail négatifs. Décrétée pour gagner du temps de loisir, cette stratégie aurait reposé sur un véritable arbitrage. Décidée pour lutter contre le chômage de masse, elle a constitué une erreur de diagnostic qui a limité la croissance en France.

La transition environnementale : le nouveau dividende de la réduction du temps de travail

La baisse du temps de travail, au-delà de donner davantage de temps de loisir, a dorénavant une autre vertu, celle de diminuer par la décroissance de la production les émissions de CO2 fossile dans l’atmosphère. L’année 2020 a enregistré selon le bilan annuel du Global Carbon Project (3) une baisse de 7 % des émissions au niveau mondial, tout particulièrement grâce à la réduction dans le secteur des transports. Une telle baisse enregistrée des émissions de CO2 est sans précédent historique ! Ce phénomène est naturellement encore plus accentué dans les pays ayant le plus confiné comme aux États-Unis (-12 %) et dans l’Union européenne (-11 %), et au plus fort du confinement la réduction des émissions a même atteint 50 % dans ces pays, ce qui est l’ordre de grandeur de l’objectif final de l’Accord de Paris à l’horizon 2030.

Cette expérience grandeur nature permet de mesurer a contrario, s’il en était besoin, l’importance d’inventer des modes de production et de consommation verts pour réaliser la transition environnementale en ne payant pas le prix exorbitant de la décroissance. Toutefois, il faut dorénavant ajouter au temps de loisir les gains environnementaux pour apprécier tous les atouts de la réduction du temps de travail… à condition de ne pas développer des activités de loisir trop coûteuses en termes climatiques.

Crise sanitaire : une augmentation de la préférence individuelle pour le loisir ?

La première période de confinement décrétée le 17 mars 2020 a été une expérience très radicale, un choc de loisir forcé pour 29 % de travailleurs mis en chômage partiel, tandis qu’un tiers des travailleurs a appris à télétravailler, changeant son organisation du travail, et plus largement son mode de vie (4). Si cette politique publique ne s’est pas prolongée au-delà de l’année 2020, on peut se demander si elle n’a pas laissé des stigmates sur les préférences individuelles. Car la crise Covid, comme toute grande crise pandémique, a mis à nu la fragilité de la vie. Chacun a pu s’interroger sur ses priorités, et peut-être relativiser la valeur du travail au regard de celle du loisir, catégorie hétéroclite incluant le temps passé pour soi et pour les autres, la famille et les amis.

Notre rapport au travail ne s’est pas radicalement modifié suite à la crise sanitaire

La Fondation Jean Jaurès dans une note (5) récente au titre provocateur, « Grosse fatigue et épidémie de flemme : quand une partie des Français a mis les pouces », alerte sur les conséquences de la crise sanitaire : en se basant sur un sondage IFOP, il apparaît que 30 % des Français seraient moins motivés par leur travail qu’avant la crise, tandis que seulement 12 % le seraient davantage. Dans la même étude, la proportion de Français considérant le travail comme « très important dans leur vie » baisse également à 21 %.

Des premiers indicateurs (6), lorsque beaucoup de travailleurs ont démissionné de leur entreprise au sortir de la crise fin 2021 et en 2022, d’abord venus des États-Unis, puis de nombreux pays dont la France, ont semblé accréditer le fait que les comportements sur le marché du travail étaient effectivement modifiés en profondeur. La thèse de la « grande démission » s’est développée comme la preuve immédiate et tangible de la perte de valeur du travail.

Mais cette thèse a fait long feu : d’abord parce que rapportées au nombre total des emplois, ces démissions restaient en fait marginales, autour de 3 %, mais surtout c’était oublier qu’il est régulier d’observer de tels taux de démissions dans les reprises économiques, comme lors de l’année 2009. Les travailleurs profitent en effet des nouvelles opportunités, en particulier en termes de salaires, offertes par les nombreuses créations d’emplois pour quitter leur poste et profiter d’un meilleur pouvoir de négociation. C’est pourquoi il est plus approprié de parler de « grande renégociation » que de « grande démission ». La très forte demande de travail après l’arrêt total de ces activités a réduit le pouvoir de   monopsone*  des employeurs, et s’est traduite par des rémunérations plus équitables entre employeurs et employés.

L’observation de l’ensemble des flux sur le marché du travail a donc montré très rapidement que la quasi-totalité des démissions se traduisait par un retour rapide dans un autre emploi, sans passer par une inactivité prolongée.

À l’encontre de la thèse de la « grande démission », la proportion de la population en emploi a même dépassé très vite en 2022 son niveau d’avant-crise. Seuls certains seniors pendant et au sortir de la crise sanitaire ont précipité leur départ à la retraite aux États-Unis et en Grande-Bretagne (7).

Mais une baisse des heures individuelles commence à être observée aux États-Unis

Si notre rapport au travail ne s’est pas radicalement modifié suite à la crise Covid, cette dernière pourrait avoir provoqué un rééquilibrage du temps de vie vers le loisir. La perte de centralité du travail, qui apparaissait uniquement comme opinion dans les enquêtes sur les nouvelles générations (8), deviendrait réalité sous l’effet catalyseur de la crise sanitaire.

À l’appui de cette thèse, la montée de la préférence pour le loisir commence à apparaître dans les décisions effectives, aux dépens de la rémunération. Aux États-Unis, une étude récente (9) documente ainsi la baisse en moyenne des heures travaillées par les employés. Si les effectifs en emploi ont progressé, il y a à l’inverse une réduction du temps de travail, en particulier des plus jeunes et des plus qualifiés. Le deuxième effet l’emporte sur le premier pour expliquer la baisse des heures totales dans l’économie américaine. Il n’y a point de grande démission au sens littéral (par la marge extensive), mais un retrait partiel par une réduction du temps de travail (par la marge intensive), comme le premier élément objectif de la démission silencieuse ou quiet quitting popularisée sur le réseau social Tik Tok.

Dans le même esprit, 61 % des salariés français disent désormais préférer gagner moins d’argent, mais avoir plus de temps libre (10). Actuellement en France, il n’existe cependant pas de preuves empiriques d’une baisse des heures supplémentaires en moyenne ; au contraire une récente publication de la Dares indique une très légère hausse (11).

Malgré des premiers résultats sur données américaines, et pour ne pas alimenter les (sur-)interprétations médiatiques, il est urgent d’attendre d’autres faits, dans plusieurs pays, pour conclure à un véritable changement dans les préférences qui se traduirait par des choix significatifs en défaveur du travail.

Le télétravail pour éviter d’avoir à choisir

Le succès du télétravail doit d’abord se comprendre comme une façon de dépasser l’arbitrage du temps de travail contre le temps de loisir en récupérant le temps « perdu » dans la transition entre l’un et l’autre, en particulier le temps de transport. Le télétravail augmente alors principalement le temps disponible pour les loisirs, sans diminuer le temps de travail, et donc la rémunération associée. Cet objectif l’emporte largement dans les motivations du passage au télétravail, l’amélioration des conditions de travail étant plus indéterminée entre davantage d’autonomie et la dégradation de la socialisation (12).

On mesure ici pleinement les gains en bien-être procurés par le progrès technique et la numérisation des économies qui permet le télétravail sans baisse de la production et des revenus. Les premières études montrent que la productivité du travail semble même plutôt renforcée par cette évolution à condition que le management, la formation et les équipements numériques s’adaptent en conséquence (13).

La demande de télétravail préexistait au choc de la Covid-19, mais, en créant une expérimentation à grande échelle, la crise sanitaire a permis de faire sauter les préventions tant techniques que sociales des employeurs mais également des employés. Le télétravail fait dorénavant partie des exigences des salariés dans la négociation avec les employeurs, comme un élément du package revalorisé demandé en échange du temps de travail. Un tiers des salariés dorénavant le pratique contre 4 % en 2019 (14). Cette proportion est la même que celle des tâches qui peuvent être effectués en télétravail (15), ce qui marque le haut degré d’adoption de cette nouvelle forme d’organisation du travail. De ce point de vue, il y a bien un avant et un après crise sanitaire dans le monde du travail, et un nouvel équilibre devra être trouvé à l’intérieur même du temps de travail, entre le présentiel et le télétravail, pour garantir le bien-être au travail.

Au final, la crise sanitaire a manifestement amplifié la conscience que le travail n’est pas tout : elle a augmenté l’aspiration à davantage de temps (de loisir) disponible pour les autres et pour soi. Cependant, il n’y a pas aujourd’hui la preuve empirique d’une évolution prononcée et générale dans les comportements qui irait jusqu’à réduire le temps de travail. La crise sanitaire n’a pas conduit l’immense majorité des salariés à choisir la décroissance de leur revenu, voire une moindre croissance. C’est peut-être en partie parce que le télétravail pour un tiers d’entre eux a permis de récupérer du temps perdu pour satisfaire leur plus grande aspiration pour le temps des loisirs. De ce point de vue, la crise sanitaire marque le moment décisif où le télétravail s’est développé sur une grande échelle, le début d’une réorganisation sociétale dont on ne fait que pressentir tous les bouleversements à venir.

 


 

  1. Insee. France Portrait Social. 2021.
  2. Direction générale du Trésor. La durée du travail en France tout au long de la vie. Trésor Eco n°239, 2019.
  3. Global Carbon Project. Briefing sur les résultats de l’analyse du Global Carbon Budget 2020.
  4. Insee. France Portrait Social. 2021.
  5. Fourquet J et Peltier J. Grosse fatigue et épidémie de flemme : quand une partie des Français a mis les pouces. Fondation Jean Jaurès, 2022.
  6. Lagouge A, Ramajo I et Barry V. La France vit-elle une « Grande démission » ? DARES, 2022.
  7. Carrillo-Tudela C, Clymo A, Zentler-Munro D. The truth about the ‘great resignation’ – who changed jobs, where they went and why. The Conversation, mars 2022.
  8. Bendavid R. « Plus rien ne sera jamais comme avant » dans sa vie au travail, Fondation Jean Jaurès, juillet 2022.
  9. Lee D, Park J, Shin Y. Where Are the Workers? From Great Resignation to Quiet Quitting. NBER, 2023.
  10. « Grande démission » : mythe ou réalité ? Pôle emploi, mai 2023.
  11. DARES. Les heures supplémentaires – Données trimestrielles. DARES, octobre 2023
  12. Schwellnus C et al. Teleworking is here to stay and may raise productivity if implemented appropriately. CEPR, Février 2022
  13. Pora P. Télétravail et productivité trois ans après les débuts de la pandémie. Économie et statistique n°539. INSEE, 2023.
  14. Erb L et al. Télétravail durant la crise sanitaire. DARES, février 2022.
  15. Dingel J, Neiman B. How Many Jobs Can be Done at Home? NBER, 2020.

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