" Osons un débat éclairé "

Le commerce peut-il encore pacifier les relations internationales ?

Depuis Montesquieu, s’est développée l’idée que le commerce, en adoucissant les mœurs, serait vecteur de paix entre les peuples. Pourtant, de la Première Guerre mondiale aux menaces d’un conflit sino-américain autour de Taïwan, en passant par la guerre en Ukraine, nombreux sont les exemples ayant démontré l’invalidité de cette théorie.

Comme l’observe dans cette note Sylvie Matelly, directrice adjointe de l’IRIS, il faut en fait revenir à la vision originelle du penseur : ce n’est pas le commerce qui assure la paix, c’est le refus de la guerre qui permet le commerce. S’il est vrai que l’intensification des échanges commerciaux a pu correspondre à un développement de la paix, cela fut surtout le cas entre pays développés, l’Europe en étant le meilleur exemple. Ceux-ci, bénéficiant de termes de l’échange avantageux sur les pays moins développés, y délocalisèrent leurs usines après y avoir délocalisé leurs guerres. C’est parce que les grandes puissances ont décidé que le commerce était une alternative à la guerre plus profitable qu’elles l’ont développé et établi des institutions pour le régir.

La guerre en Ukraine, première guerre entre deux pays membres de l’OMC, sonne la fin d’un certain ordre mondial. Pour Sylvie Matelly, nous n’avons désormais d’autre choix que de sortir de cette vision naïve selon laquelle nouer des relations commerciales intenses permettrait d’éviter la guerre. Pour préserver la paix, il nous faut désormais inventer un nouveau commerce international, plus inclusif, porteur de développement et de sécurité humaine.

Introduction

Quel point commun y a-t-il entre la Première Guerre mondiale, la guerre en Ukraine et la perspective que la Chine envahisse Taïwan dans les années qui viennent ? Entre la première guerre mondiale et l’Ukraine, beaucoup citeraient la violence de ces deux guerres et l’intensité des combats sur le front conduisant souvent à comparer la bataille de Bakhmout à celle de Verdun en 1916. Pourtant, si l’on inclut Taïwan dans la comparaison, le point commun relève plus de l’illusion que nous avons depuis longtemps que le commerce et les interdépendances économiques entre pays rivaux pouvaient empêcher la guerre.

Dans un ouvrage paru en 1909, Norman Angell expliquait en effet cela pour l’Allemagne, la France et le Royaume-Uni quelques mois à peine avant le déclenchement de la Première Guerre mondiale. Il développait l’idée qu’entre deux économies qui commercent le coût de la guerre est si désastreux qu’elles n’ont que le choix de la paix. Norman Angel prédit ainsi qu’une guerre en Europe est impossible et que si elle a lieu, elle ne durera pas. Pour autant, si l’ouvrage a reçu un tel succès à sa sortie et qu’il fut traduit quasi simultanément en 11 langues, c’est peut-être aussi parce qu’en réalité, l’idée qu’il puisse exister un moyen d’éviter les guerres rassure. Cette illusion dénoncée par Paul Krugman dans un récent article du New York Times renvoie aussi à l’histoire tout aussi illusoire d’une mondialisation heureuse. Certes, le développement inédit des liens économiques, commerciaux et financiers ces 30 dernières années a permis à beaucoup de sortir de la très grande pauvreté et même d’accéder à la consommation. La mondialisation a toutefois aussi mis en danger certaines populations face aux aléas liés aux changements climatiques ou au risque de déclassement sans pour autant véritablement permettre une pacification irréversible des relations internationales.

Il est certain par contre que le protectionnisme ou le mercantilisme sont des facteurs de tensions donc de conflits et à l’heure des replis sur soi, d’une certaine forme de fragmentation des relations internationales, voire d’un risque de démondialisation, cet article interroge le lien entre commerce et paix.

Un commerce qui adoucit les mœurs ?

« C’est presque une règle générale, que partout où il y a des mœurs douces, il y a du commerce, et que partout où il y a du commerce, il y a des mœurs douces » – Montesquieu.

Un commerce porteur de liberté…

Albert Hirschman, cité par l’historienne Catherine Larrère, démontre dans son ouvrage « Les passions et les intérêts » que c’est la croyance d’un effet pacificateur du commerce qui justifiât la recherche du gain et des profits et par conséquent, accompagna l’émergence du capitalisme en Europe. Le marché devient ainsi un moyen de pacifier les relations internationales par l’appât du gain. Cette analyse rejoint la vision libérale de l’économie portée par l’économiste Milton Friedman à la fin des années 1960 et qui a inspiré les politiques libérales dans les années 1980 et après. L’État est le problème et le libre-échange, une solution au sens où il réduit l’intervention publique donc sa capacité de nuisance.

Ce n’est donc pas totalement un hasard si le commerce a été un moyen de construire la paix comme au sortir de la Seconde Guerre mondiale en 1945 ou à la fin de la guerre froide, au début des années 1990. En effet, dans les années 1940, partant du constat que la crise de 1929 et les replis sur soi protectionnistes qu’elle avait occasionnés expliquaient la guerre, les États-Unis sont convaincus que seul le commerce international peut assurer une paix durable. Ils proposent donc d’organiser les relations internationales afin qu’elles permettent ce développement des liens commerciaux. La Pax Americana se construit, autour d’un ordre économique international structuré à Bretton Woods en 1944, par des organisations internationales dont le principal objectif est de permettre le développement des relations commerciales entre les vainqueurs et vaincus de la guerre : Le Fonds monétaire international (FMI), la Banque internationale pour la reconstruction et le développement (BIRD) qui devient la Banque mondiale au tournant des années 1960 et l’Organisation internationale du Commerce qui ne verra jamais le jour bloquée par le Congrès des États-Unis.

Pour autant, dans un contexte d’opposition de deux blocs caractérisés par deux systèmes politiques et économiques différents, ce monde pacifié et prospère n’a concerné que des pays déjà développés, alliés et alignés sur les intérêts des États-Unis. Guerres de décolonisation, de Corée, du Vietnam, etc. avant l’industrie dans les années 1990, ce sont les guerres qui sont délocalisées à cette époque-là. Le commerce n’est donc parvenu à pacifier les relations qu’entre les pays de l’OCDE. Notons par ailleurs que le commerce mondial était dominé par des pays comparables en termes de niveaux de développement et de vie, pratiquant un commerce intra-branches porté par l’abaissement des barrières tarifaires et non-tarifaires dans un contexte de croissance économique donc d’opportunités importantes. Et qu’en parallèle, se déployait également un commerce Nord-Sud bien plus asymétrique et déséquilibré, marqué par une dégradation des termes de l’échange pour la plupart des pays du sud et traduisant par conséquent, l’état des rapports de forces qui, malgré les décolonisations, caractérisaient les relations internationales.

Des relations internationales d’abord fondées sur les rapports de force

Les relations internationales s’inscrivent dans une logique de rapports de force, c’est un fait. Celui qui domine cette relation impose sa loi et défend au mieux ses intérêts. Et de ce fait, l’histoire de ces relations internationales est une histoire d’allocations et de réallocations constantes de ces rapports de forces au travers de la captation ou des tentatives de captations d’avantages par rapport aux autres pays. Ces avantages ou facteurs de puissance, de pouvoir et/ou d’influence ont pu être en fonction des lieux et des périodes, des territoires, des peuples, des richesses, des technologies ou même des armées. Cette course au rapport de force assure, quel que soit le régime politique d’un pays, la légitimité de ses dirigeants.
Ainsi, le commerce est en fait non pas une condition à la paix mais bien une alternative à la guerre. Un État décide donc de la guerre ou du commerce en fonction de l’évaluation qu’il fait du meilleur moyen pour établir un rapport de force en sa faveur, préserver sa légitimité auprès de son peuple et par conséquent, la pérennité de son pouvoir. Les exemples de la Chine et de la Russie, ces 30 dernières années, illustrent parfaitement cela, en développant deux stratégies très différentes, l’une plus belliqueuse et l’autre plus commerciale. Nous avons tous été incrédules le 24 février 2022 quand la Russie a envahi l’Ukraine tant cette guerre paraissait ne relever d’aucune rationalité. On peut pourtant questionner ce qu’il resterait de la puissance de la Russie sans toutes les guerres engagées depuis 30 ans depuis les conflits gelés en Transnistrie, Ossétie, Abkhazie ou au Donbass en passant par la Géorgie, le Tchétchénie, la Syrie ou l’Ukraine. La guerre en Ukraine est peut-être la guerre de trop mais en même temps, l’opposition à l’Occident qui la justifie dans la bouche des dirigeants russes assure certaines sympathies à la Russie dont les BRICS, l’Iran et certains pays africains.

Et ce constat peut aussi expliquer pourquoi la Chine se radicalise dans sa relation au monde occidental au moment où ce dernier se raidit contestant à la fois l’essor chinois et sa volonté de peser sur les relations internationales, un essor, certes fondé sur des pratiques critiquables ou un refus de la réciprocité de la relation. On ne peut pas dire toutefois que la guerre commerciale initiée par Donald Trump, lorsqu’il était président des États-Unis en 2018, ait été une attitude des plus constructives. Les tensions croissantes entre les deux grandes puissances que sont la Chine et les États-Unis, pourtant si étroitement liées par des liens commerciaux et des intérêts économiques, auraient dû nous alerter. Elles traduisaient en fait cette réalité qui conduit des pays estimant qu’ils ne parviendront pas à défendre leurs intérêts nationaux par le commerce à s’engager dans une voie de plus grande rivalité au risque de l’affrontement. Face au déclin réel, perçu ou anticipé de leur pays en effet, les décideurs politiques choisissent plus souvent la guerre que le commerce quand bien même les liens commerciaux sont étroits. Cette situation a prévalu avant la Première Guerre mondiale. Elle caractérise aussi la décision russe d’envahir l’Ukraine.

La guerre en Ukraine ou la fin de l’illusion d’un doux commerce

Dans une allocution sur le commerce pour la Paix, l’ancien ambassadeur Alan Wolff, aujourd’hui Visiting Fellow au Peterson Institute for International Economics (PIIE), explique que la guerre entre l’Ukraine et la Russie est la première guerre entre deux pays membres de l’OMC, soulignant que le commerce n’a pas entraîné la guerre, mais qu’il ne l’a pas non plus empêché. Et de fait, cette guerre en Ukraine traduit le rejet brutal et violent par la Russie d’un ordre politique et économique international dominée par l’Occident et au sein duquel ce pays ne parvient pas à juguler son déclin depuis la chute de l’Union soviétique, convaincu que cet échec a été voulu et prémédité par ces pays occidentaux. Elle est donc aussi un refus de la mondialisation telle qu’elle se décline depuis 30 ans, donc de fait, de l’idée même que le commerce est un facteur de paix. Le risque majeur de cette vision des choses est qu’elle soit partagée par d’autres pays, Chine en tête, qui à l’instar de la Russie choisiraient le conflit pour défendre leur intérêt national.

Au début des années 1990, la fin de la guerre froide signe aussi la fin d’un siècle maudit pour les Européens de l’Est puisque marqué par deux guerres mondiales, des crises économiques majeures et des décennies de domination soviétique et de totalitarisme. Pour les pays occidentaux, cet évènement marque à la fois la victoire du capitalisme sur le système d’économie planifiée et l’opportunité de construire enfin un marché mondial fondé sur un commerce sans entrave. C’est la « fin de l’histoire » et le début d’une nouvelle étape de la mondialisation. C’est aussi une période où, pour la première fois dans l’histoire de notre humanité, une part plus importante que jamais de la population partout dans le monde va accéder à la consommation et voir son niveau de vie s’élever. C’est aussi une période qui voit émerger du sous-développement un certain nombre de pays en Asie par exemple. Pourtant, si beaucoup ont voulu croire que cette période avait été pacifique et pacifiée, il suffit de regarder du côté des nombreux conflits qui s’y sont déroulés et dans lesquels les prospères pays occidentaux sont intervenus, à commencer par la première guerre du Golfe en 1990.

Parallèlement, on entend souvent que les sanctions occidentales imposées à la Russie en 2014 et renforcées au moment de l’invasion de l’Ukraine sont un palliatif au fait que nous ne pouvions nous engager dans un conflit avec un pays détenant l’arme nucléaire. Mais c’est peut-être plus compliqué que cela. Et si la période ressemble à la guerre froide, c’est aussi parce qu’elle oppose deux visions du monde : ceux qui défendent l’idée que le commerce et la mondialisation sont des facteurs de paix et ceux qui contestent un ordre mondial au service des plus riches et des plus puissants, où certaines valeurs ne sont défendues que parce qu’elles servent ses intérêts. Ces griefs résonnent aussi dans de nombreux pays occidentaux. Ils sont portés par des populations qui se sentent lésées par la mondialisation, peu ou pas entendues dans leur démocratie, qui craignent le déclassement etc. Ils expliquent aussi le relatif isolement des Occidentaux dans leur position face à la guerre en Ukraine. Pour de nombreux pays dont les pays africains, l’intégrité du territoire est pourtant une valeur primordiale. Leur attitude face à l’invasion ukrainienne est donc surprenante sans cette grille d’analyse. Est-ce à dire alors que le commerce, facteur de paix, est une vision révolue du monde ? Cela signifierait que la guerre est inéluctable, puisque la tendance est au repli sur soi, voire à la démondialisation. Certainement pas, mais il faut intégrer l’idée qu’en réalité et comme évoqué dans la première partie de cet article, le commerce n’est pas un facteur de paix mais une alternative à la guerre, à condition qu’il soit perçu comme un moyen plus efficace de promouvoir les intérêts des nations que ne l’est la guerre. Construire la paix par le commerce suppose ainsi d’intégrer cette idée.

Restaurer un commerce inclusif, porteur de développement et de sécurité humaine

L’adage populaire, remontant à l’Antiquité, et qui prétend que si l’on veut la paix, il faut préparer la guerre est de ce fait des plus contestable. Certes, renoncer à construire une défense nationale garante de sécurité est un choix des plus dangereux mais construire une « économie de guerre » c’est-à-dire une économie au service de la guerre est a minima tout aussi risqué. C’est ce que mettait en évidence l’économiste John Kenneth Galbraith en 1967 dans son ouvrage intitulé la paix indésirable. Il y décrivait le rôle des dépenses militaires, du complexe militaro-industriel et de la guerre dans le fonctionnement politique et économique et la puissance des États-Unis. La métaphore du ballon chinois abattu par un avion de chasse américain est intéressante de ce point de vue.

Dans un article publié le 11 avril 2022 dans le New York Times, Paul Krugman rappelle qu’au début de la guerre de Sécession aux États-Unis, les confédérés sudistes étaient persuadés que les Anglais se rallieraient à leur cause et viendraient les aider face aux unionistes car ils avaient des intérêts commerciaux très importants dans le coton du sud des États-Unis. Ils sont en réalité restés neutres ne pouvant soutenir les valeurs portées par les confédérés. On retrouve la même logique et la même erreur que celle faite pas les confédérés dans l’analyse faite par Vladimir Poutine lorsqu’il décide d’envahir l’Ukraine mais aussi de l’autre côté, dans la cécité des Européens face à une telle éventualité. Autour de la croyance un peu naïve développée par l’Ostpolitik allemande, qu’en renouant des relations commerciales avec l’Union soviétique dans les années 60 on se protégerait de la guerre.

Ce n’est donc pas le commerce qui assure le maintien de la paix mais bien le refus de la guerre donc le choix de la paix qui permet le développement du commerce. En réalité, Montesquieu, ne disait pas le contraire. Il est intéressant de noter à ce stade que Norman Angel a fini par obtenir le prix Nobel de la paix en 1933 en prônant la mise en place d’une communauté de défense des démocraties d’Europe de l’Ouest et pour contrer la menace soviétique. D’ailleurs, protégés par l’article 5 du Traité de l’Atlantique Nord, les Européens avaient oublié que le projet européen était un projet de paix, certes fondé sur le commerce mais pas que ! L’Union européenne ne se contente pas d’être une union douanière, on y partage aussi des intérêts politiques. Et, même si on peut légitimement critiquer la faiblesse de sa politique étrangère (SEAE), les errements de sa politique de défense ou l’utopique idée d’une armée européenne, le projet européen a survécu à la guerre froide ou aux guerres en ex-Yougoslavie parce qu’il a su profiter de l’opportunité que le commerce offrait de travailler ensemble pour relever des défis politiques, voire plus globaux, afin de parer au risque de différends et de conflits.

Le lien entre commerce et paix n’est réel que lorsque le commerce est inclusif des intérêts de chacun, qu’il permet d’augmenter le niveau de vie des populations. Ce n’est que dans ces conditions que le désir de guerre diminue. Se pose alors la question de l’inclusion dans la mondialisation, entre les pays mais aussi à l’intérieur des pays. La mondialisation a permis la réduction de la très grande pauvreté, mais pas des inégalités entre les pays et au sein même des pays. Ce constat n’est pas nouveau puisque dès la fin de la Seconde Guerre mondiale, l’article 55 de la Charte des Nations Unies explique que la détermination des Nations Unies est de créer les conditions de stabilité et de bien-être nécessaire à la paix et à des relations amicales entre les pays à travers la recherche de hauts niveaux de vie, du plein emploi, du progrès social et économique, de la santé et de l’éducation.


Bibliographie

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