Pendant des siècles, l’idée de progrès nous a fait aimer le temps long, accepter des sacrifices au présent au nom d’un futur collectif. Pour Étienne Klein, cette époque est révolue. Nous avons perdu tout rapport au temps long, le présent a perdu toute profondeur, tout récit, toute de filiation. En somme, le futur a quitté le présent. L’auteur de cette note prend un événement d’apparence anodine, le retournement des poussettes de nos enfants, pour illustrer le nouveau rapport à soi qui s’est développé dans nos sociétés. Désormais, il faut s’inventer seul, à partir de ses propres forces, dans un monde qui nous fait peur, où nous sommes orphelins des philosophies de l’histoire et piégés dans un flux continu qui nous submerge. Quand il existe, l’avenir se fait sombre.
Pour à nouveau voir loin comme pour lire dans le présent, il nous faut nous poser collectivement les bonnes questions. Qu’est-ce que le futur ? Existe-t-il déjà quelque part, demandant à être découvert, ou n’est-il encore que néant ? Qu’est-ce que le progrès ? Nos sociétés se sont-elles égarées en confondant cette idée avec celle d’innovation ? Autant d’interrogations essentielles pour mieux vivre avec l’incertitude inhérente au monde.
L’idée de l’avenir est plus féconde que l’avenir lui-même.
Henri Bergson
On attribue souvent à Emmanuel Kant cette sentence : « L’intelligence d’un individu se mesure à la quantité d’incertitudes qu’il est capable de supporter ». Je ne sais pas si ce qu’énonce cette phrase est exact. Je ne puis même pas garantir que l’inventeur de « l’idéalisme transcendantal » en est bien l’auteur, n’étant pas parvenu à trouver la référence exacte de cette citation. La voici donc doublement teintée d’incertitude : d’une part à propos de sa valeur de vérité, d’autre part à propos de sa source. Or, pour autant que je puisse en juger, ces deux incertitudes me semblent tout à fait « supportables ». Est-ce à dire que ce constat, si notre sentence dit bel et bien vrai, pourrait commencer d’étayer l’idée que je ne suis pas complètement stupide ?
Quoi qu’il en soit – et pour être enfin sérieux –, cette phrase m’apparaît comme un prétexte à parler d’incertitude, notamment de celle qui se porte sur l’avenir, sur notre avenir. Je me permettrai d’aborder cette question en tant que scientifique, car, nous le savons désormais, la connaissance scientifique a ceci de paradoxal qu’elle ouvre des options tout en produisant de l’incertitude, une incertitude d’un type très spécial : nous ne pouvons pas savoir grâce à nos seules connaissances scientifiques ce que nous devons faire d’elles. Par exemple, nos connaissances en biologie nous permettent de savoir comment produire des OGM, mais elles ne nous disent pas si nous devons le faire ou non. Depuis que l’idée de progrès s’est problématisée, cela devient affaire de valeurs qui s’affrontent et non plus de principes, que ceux-ci soient éthiques ou normatifs. Or, les valeurs sont en général moins universelles que les principes (la valeur d’une valeur n’est pas un absolu puisqu’elle dépend de ses évaluateurs), de sorte que plus les principes reculent, plus les valeurs tendent à s’exhiber et à se combattre, ce qui engendre à la fois une certaine confusion et une certaine indétermination.
C’est pourquoi les décisions en matière de technosciences sont devenues si difficiles à prendre. Elles le sont d’autant plus que nous avons compris de surcroît que nous ne pouvons pas connaître à l’avance toutes les conséquences de nos actes : « L’homme sait assez souvent ce qu’il fait », avertissait Paul Valéry, « mais il ne sait jamais ce que fait ce qu’il fait. » D’où une sorte de réflexe collectif qui nous conduit désormais à valoriser l’incertitude comme défiance à l’égard de ce que l’on sait, et aussi de ce que l’on fait.
Les vacillements de l’idée de progrès
Il est devenu banal de dire que notre rapport au progrès a changé. On en parle désormais comme on parle du Tour de France : on dit que « le progrès, c’était mieux avant », comme on dit que « le Tour de France, c’était mieux avant », sauf que s’agissant du progrès, la phrase est auto-contradictoire : car si progrès il y a eu, cela ne devrait pas pouvoir avoir été mieux avant…
L’idée de progrès est une idée qui faisait aimer le temps historique. Elle était « doublement consolante et sacrificielle », comme l’a écrit Kant (cette fois, je suis sûr que la phrase est bien de lui). Consolante parce qu’en fondant l’espoir d’une amélioration future des conditions de vie, elle rendait l’histoire humainement supportable (même si ce n’est qu’une heureuse coïncidence, l’idée de progrès a pour anagramme le degré d’espoir…). En faisant miroiter loin sur la ligne du temps une utopie crédible et attractive, elle faisait qu’on retroussait les manches et, surtout, elle donnait l’envie d’avancer ensemble. Et consolante aussi par le fait qu’elle donnait un sens aux sacrifices qu’elle imposait : au nom d’une certaine idée de l’avenir, le genre humain était sommé de travailler à un progrès dont l’individu ne ferait pas lui-même l’expérience puisqu’il n’était qu’un petit maillon de l’interminable lignée des générations. En somme, croire au progrès, c’était accepter de sacrifier du présent personnel pour fabriquer du futur collectif.
En sommes-nous encore là ?
Pour accepter de sacrifier du présent personnel au nom d’un futur collectif, il faut un rattachement symbolique au monde, à son histoire, à son avenir. Ce rattachement fut longtemps perspectiviste. Il ne l’est plus. Nous avons perdu en profondeur temporelle. Le présent est désormais « sans épaisseur ». Nos rattachements sont plus horizontaux, plus fluides, plus réversibles. C’est d’ailleurs le réseau des télécommunications qui incarne le mieux ce nouveau rapport au temps : les nœuds qui le constituent ne sont que des nœuds de passage qui ne nécessitent aucune direction, ni aucune finalité. Se trouvent ainsi abolies toute idée de récit, et même toute idée de filiation qui, jusqu’à présent, étaient seules capables de donner du sens au collectif et au politique. En fait, le récit parvenait à vaincre l’aporie du temps en « inventant une histoire ». Le temps mondial, lui, veut la vaincre en arasant le temps historique. Du coup, le futur s’absente progressivement du présent, comme si l’urgence et « la Crise », la Crise avec un grand C, la crise transcendantale, avaient partout répudié l’avenir comme promesse. Nous entrons dans le règne d’un « présent omniprésent », d’un présent limité à lui-même, qui absorbe en quelque sorte le passé aussi bien qu’il annule les perspectives d’avenir.
Il y a donc urgence à reconstruire un horizon. Un horizon pour 2050, par exemple, ce serait un bon début. Mais comment faire ? Comment est-ce que cela se reconstruit, un horizon ? Avec quel genre de truelle ?
Le retournement des poussettes
Pour commencer, je voudrais apporter au débat un élément de réflexion, en apparence prosaïque, qui n’en constitue pas moins un événement historique en général passé sous silence, presque comme s’il n’avait jamais eu lieu. Heureusement, il a fini par être finement analysé par le mathématicien Olivier Rey dans son ouvrage Une Folle Solitude. Le fantasme de l’homme auto-construit (2006).
Il y a quelques décennies, s’est produit un événement très important : le retournement des poussettes. Avant, l’enfant était transporté dans un face-à-face rassurant, qui le plaçait dans un rapport affectif permettant sourires, grimaces, gestes de tendresses ou de menaces, échange de paroles avec la personne qui le poussait, en général sa mère. Désormais, l’enfant est face au vide, son regard ne rencontre que des passants anonymes, il est laissé à sa solitude, « ouvert sur le monde », disent ceux qui veulent louer cette pratique, et non plus prisonnier du cercle familial, mais en réalité livré à l’inconnu, qui, comme chacun sait, est source potentielle d’angoisse.
Ce renversement spatial est typique d’un nouveau rapport au temps, à soi, aux autres. L’enfant n’a plus d’autre horizon qu’un présent informe et donc troublant. Olivier Rey défend l’idée que ce sont la démocratie et la science qui ont contribué à ce retournement des poussettes, l’une et l’autre privilégiant un sujet libéré du poids du passé, des entraves traditionnelles, un sujet regardant d’emblée vers l’avant. Il retrace au passage la longue histoire de l’émancipation de l’individu, partant du présent pour remonter vers l’élan de l’idéal démocratique et du projet scientifique et technique, avant d’en revenir à l’apogée de la technoscience où nous sommes aujourd’hui : celle de l’individu condamné à s’inventer à partir de ses propres forces, et par là même plombé de solitude et tourmenté d’angoisse.
Georges Clémenceau fit un jour remarquer qu’un discours de Jaurès se reconnaissait à ce que tous ses verbes étaient au futur. Mais Jaurès est mort, assassiné, et peut-être avec lui une certaine façon de conjuguer les verbes. Aujourd’hui, lorsque nous lisons les journaux, les pages web ou que nous regardons la télévision, nous constatons qu’on ne nous parle que du présent, comme si le futur s’était absenté de nos représentations, comme si l’urgence avait partout répudié l’avenir comme promesse. Déconnecté de ce présent devenu omniprésent, de ce présent limité à lui-même, le monde de demain est laissé en jachère intellectuelle, en déshérence libidinale dans une sorte de trou symbolique. Or, ainsi qu’on avait pu le dire de la nature elle-même, le futur a horreur du vide. Il se laisse donc investir par toutes sortes de hantises. Victime de notre vacuité projective autant que de notre sevrage prophétique, il est devenu très difficile à envisager, à dévisager.
L’an 2000 était configuré à l’avance. 2050 ne l’est pas. Nous nous retrouvons donc comme enfermés : nul d’entre nous ne rêve de retourner dans le passé, et nul n’est pressé d’aller dans le futur…
Outre le retournement des poussettes, on peut trouver au moins deux causes profondes à cette situation. La première est que nous sommes orphelins des philosophies de l’histoire, ainsi que Régis Debray est parvenu à le dire en une phrase : « Les prémodernes regardaient par-dessus leur épaule un âge d’or inventé mais perdu. Les modernes regardaient devant eux, vers un soleil en souffrance. Nous, post-modernes, nous courons sur un tapis roulant les yeux bandés, après le scoop du jour »1.
Le scoop du jour… Ce qui amène tout droit à la seconde cause : nous sommes piégés dans un flux qui nous submerge, ensevelis sous des informations auxquelles les médias accordent une consistance parfois artificielle, fatigués par leur rythme effréné. Paul Valéry, en son temps, déjà, parlait d’une « intoxication par la hâte ». En conséquence, nous ne parvenons plus à lire l’avenir dans le présent, à penser ce qui va survenir en prolongement de ce qui est. Enfermés dans l’absorption du hic et nunc, nous avons perdu les moyens de discerner quel paysage général est aujourd’hui en train d’émerger.
Qu’est-ce qui se construit ? Qu’est-ce qui se détruit ? Nous l’ignorons pour une grande part, mais c’est paradoxalement parce que nous avons compris quelque chose. Par des boucles nouvelles et inattendues, nous allons de plus en plus dépendre de choses qui dépendent de nous. Or, comment savoir ce qui va se passer si ce qui va se passer dépend en partie de ce que nous allons faire ? Nous sommes désormais conscients que nous grignotons de plus en plus avidement le fruit terrestre qui nous porte, mais nous ne savons pas comment enrayer cette mauvaise tendance. Alors, nous pressentons que cet avenir-même que nous sommes en train d’anticiper par nos actions et nos choix pourrait se révéler radicalement autre, et au fond de nous-mêmes, nous le craignons.
Et il y a de bonnes raisons à cela. Depuis quelques décennies, nous savons que l’humanité consomme davantage de ressources renouvelables qu’il ne s’en régénère. Dès lors, sauf à jouer avec les mots, comment son développement pourrait-il devenir « durable » ? Diminution des espaces de vie, effondrement de la biodiversité, pollution des sols, de l’eau et de l’air, déforestation rapide : tous les indicateurs sont alarmants et toutes les projections sont inquiétantes. Quand il se dit, l’avenir se dit désormais fort sombrement, comme si nous étions en route et même en déroute pour l’abîme. Du moins si l’on en croit les « collapsologues ».
Quel est le statut du futur ?
Mais, quel est le statut physique du futur ? Existe-t-il déjà quelque part à attendre de devenir présent ou n’est-il encore qu’un néant absolu ?
Nous avons l’habitude de représenter le temps par une ligne formée de points analogues à ceux qui se trouvent dans l’espace. Ce faisant, nous effectuons une étrange opération qui consiste à faire coexister – exister ensemble dans un même présent – des instants successifs qui, par définition, ne peuvent pas être tous présents… en même temps !
Baroque par essence, cette représentation du temps masque un problème redoutable : lorsqu’un instant est présent, où se trouvent les autres instants, notamment ceux du futur ? Existent-ils ailleurs, depuis la nuit des temps, attendant seulement de devenir présents l’espace d’un instant, au moment où le temps passera par eux ? Ou gisent-ils encore dans le néant, hors de toute réalité, pour ne devenir fugitivement réels qu’au moment où ils seront présents ?
La question est en somme de savoir si le futur existe ou non déjà quelque part. Parce qu’elle interroge le temps en usant de termes relatifs à l’espace, elle déclenche en notre esprit un gigantesque embarras et nous n’y répondons d’ailleurs que de façon bancale, en accordant au futur une ontologie vacillante. Dans Le Don (1938), Vladimir Nabokov faisait dire à son héros Fiodor : « Notre sentiment erroné que le temps est une sorte de croissance est une conséquence de notre état limité qui, étant toujours au niveau du présent, implique sa constante remontée entre l’abîme aqueux du passé et l’abîme aérien de l’avenir. »
Abîme aqueux d’un côté, aérien de l’autre… Le temps semble coupé en deux, par deux sortes de pondérations que le présent démarque, sépare, oppose. Mais se pourrait-il qu’il s’agisse là, non d’une authentique réalité, mais d’un simple effet de perspective ? Qu’à rebours de nos perceptions et de ce qu’indique notre mémoire, le futur existât ni plus ni moins que le passé ?
Des physiciens ont proposé une lecture de la théorie de la relativité d’Einstein allant dans ce sens. C’est la thèse dite de « l’univers-bloc », qui invite à considérer l’espace-temps comme une structure intégralement déployée au sein de laquelle tous les événements, qu’ils soient passés, présents ou futurs, coexisteraient . Ils y auraient exactement la même réalité, de la même manière que les différentes villes de France coexistent en même temps dans l’espace, tout en étant situées en des lieux différents : tandis que je suis à Paris, Chamonix et Aix-en-Provence existent tout autant que la capitale, la seule différence entre ces trois villes étant que Paris accueille ma présence, alors que ce n’est le cas ni de Chamonix ni d’Aix-en-Provence, du moins au moment où j’écris ces lignes. L’espace-temps contiendrait en somme l’intégralité de l’histoire de la réalité, chaque événement passé, présent ou futur y occupant, depuis toujours et pour toujours, une place bien déterminée. L’avenir existerait donc déjà, tout comme le passé, mais ailleurs que là où nous sommes.
Cette thèse est bien sûr discutée et même controversée. On peut notamment lui opposer le « présentisme », qui considère au contraire que seuls les événements présents sont réels : ceux-ci apparaissent et disparaissent en étant remplacés par d’autres, de sorte que la réalité est toujours inédite et indécise. Il n’y aurait en somme pas d’autre réalité que l’ensemble de ce qui, présentement, a lieu : en son amont comme en son aval, le présent serait ceinturé par du néant, par du rien…
Mais, en attendant que cette question du statut du futur soit tranchée, il faut bien vivre. Or, vivre implique d’accorder à l’avenir un certain statut, ce qui suppose de l’investir avec des idées, des projets, des représentations, des désirs. Alors, le mieux est de concevoir une habile synthèse entre le présentisme et l’univers-bloc, de les mélanger pour donner corps à l’idée que l’avenir constitue une authentique réalité mais qu’il n’est pas complètement configuré, pas intégralement déterminé, qu’il y a encore place pour du jeu, des espaces pour la volonté et l’invention. Bref, plutôt que de faire joujou avec le spectre de la fin du monde ou de se disloquer en une sorte d’immobilité trépidante, ne serait-il pas plus vivifiant de redynamiser le temps en force historique ? De se donner « l’occasion de creuser un nouveau trou dans le mur, pour respirer » ? Au lieu d’attendre Godot, faisons le pari que l’an 2050 finira bien par atterrir dans le présent et tentons de construire, entre lui et nous, une filiation intellectuelle et aussi affective que possible.
« Progrès » et « innovation » ne sont pas synonymes
Voir loin suppose toutefois que nous nous posions collectivement les bonnes questions : où sont les véritables déterminismes ? Quelles seront les conséquences de nos erreurs, caprices et aveuglements ? Y a-t-il des marges de manœuvre, et pour qui ?
Un fait ne nous aide guère à faire l’effort de répondre à ces questions : le mot « progrès » est de moins en moins fréquemment utilisé. Il a même quasiment disparu des discours publics, où il se trouve remplacé par le mot « innovation ». On pourrait se dire que ce remplacement n’a rien changé, au motif que ces deux mots seraient liés et, en un sens, quasi synonymes. Mais à l’examen, il apparaît que nos discours sur l’innovation se détournent radicalement de la rhétorique du progrès.
Croire au progrès, nous l’avons dit, c’était accepter de sacrifier du présent personnel au nom d’une certaine idée, crédible et désirable, du futur collectif. Mais pour qu’un tel sacrifice ait un sens, il fallait un rattachement symbolique au monde et à son avenir. Est-ce parce qu’un tel rattachement fait aujourd’hui défaut que le mot progrès disparaît ou se recroqueville derrière le seul concept d’innovation, désormais à l’agenda de toutes les politiques de recherche ?
En 2010, la Commission européenne s’est fixé l’objectif de développer une « Union de l’innovation » à l’horizon 2020. Le document de référence commence par ces lignes : « La compétitivité, l’emploi et le niveau de vie du continent européen dépendent essentiellement de sa capacité à promouvoir l’innovation, qui est également le meilleur moyen dont nous disposions pour résoudre les principaux problèmes auxquels nous sommes confrontés et qui, chaque jour, se posent de manière plus aiguë, qu’il s’agisse du changement climatique, de la pénurie d’énergie et de la raréfaction des ressources, de la santé ou du vieillissement de la population ».
En somme, il faudrait innover non pour inventer un autre monde, mais pour empêcher le délitement du nôtre. C’est l’état critique du présent qui est invoqué et non une certaine configuration du futur, comme si nous n’étions plus capables d’expliciter un dessein commun qui soit à la fois crédible et attractif (quand il est l’un, il n’est pas l’autre, et réciproquement). L’argumentation s’appuie en effet sur l’idée d’un temps corrupteur, d’un temps qui abîme les êtres et les situations. Or, une telle conception tourne le dos à l’esprit des Lumières, pour qui le temps est au contraire constructeur et complice de notre liberté, à la condition, bien sûr, qu’on fasse l’effort d’investir dans une certaine représentation du futur.
En 1987, le philosophe Georges Canguilhem publiait un article intitulé « La décadence de l’idée de progrès ». Il y présentait la notion de progrès selon deux phases différentes. La première phase, formalisée par les philosophes français du XVIIIe siècle, s’attache à décrire un principe constant de progression potentiellement infinie. Son modèle est la linéarité et la stabilité, et son symbole est la lumière. La seconde phase apparaît lors de l’établissement au XIXe siècle d’une nouvelle science, la thermodynamique, associée aux phénomènes irréversibles, faisant apparaître une dégradation de l’énergie. Un principe d’épuisement vient alors remplacer le principe de conservation qui était mis en avant lors de la première phase. Son symbole devient la chaleur, d’où l’idée d’une décadence thermodynamique de la notion de progrès : la lumière se dégrade en agitation thermique.
Or, croire au progrès implique en toute logique qu’on lui applique l’idée qu’il incarne. Mais alors, grâce à quel nouveau symbole pourrions-nous faire progresser l’idée de progrès et redonner sens à l’histoire ?