" Osons un débat éclairé "

Le réveil des consciences écologiques


Coordination : Claudia Senik, membre du Cercle des économistes

Contributions : Immaculate Atuhamize, Rise Up Movement, Laurent Germain, Egis, Jacques Le Pape, Caisse Centrale de Réassurance, Liziwe McDaid, The Green Connection

Modération : Isabelle Gounin-Levy, LCI


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Propos introductif de Claudia Senik, membre du Cercle des économistes

L’être humain a l’habitude de vivre sans un horizon très long, avec une sorte de voile qui obscurcit ou opacifie l’avenir. Nous sommes donc assez court-termistes en général. Cela est peut-être lié à la condition humaine : nous n’avons pas envie de penser tous les jours aux choses désagréables qui nous attendent, à notre finitude. Nous avons donc l’habitude de faire ainsi, y compris pour les évolutions à long terme de notre vie et du monde, mais là, en ce qui concerne le dérèglement climatique et tous les problèmes liés à la planète, le voile a fini par se déchirer. Lorsque l’on regarde les enquêtes sur les préoccupations des gens, par exemple la grande enquête internationale conduite par Gallup[1] tous les ans, on voit qu’en 2018, avant même la Covid-19, la préoccupation qui devient la plus importante est celle liée au dérèglement climatique. En France, une enquête au long cours conduite par l’Institut de Radioprotection et de Sûreté Nucléaire (IRSN)[2] montre qu’en 2018, les Français ne sont plus majoritairement préoccupés par leur pouvoir d’achat ou le chômage, mais en premier lieu par le dérèglement climatique, et que c’est cette notion, plus que celle de réchauffement, ou de disparition des espèces, qui traduit l’idée de risque et d’incertitude.

Cette conscience du dérèglement climatique et cette vision d’un avenir inquiétant créent des émotions, la solastalgie ou l’éco-anxiété, surtout chez les jeunes parce qu’ils en seront les premières victimes et parce que cela les atteint à un moment de leur développement psychologique. Cette sensation d’être anxieux face à quelque chose qui nous menace, et par rapport auquel on ne peut rien faire parce que l’échelle nous dépasse, crée énormément de troubles, de dérèglements, de dépressions, d’anxiété qui sont bien documentés par les psychologues.

Face à cette éco-anxiété, les psychologues eux-mêmes recommandent d’essayer de passer à autre chose via une étape qui est désagréable pour eux et pour les autres : l’éco-colère. La colère est une réaction face à cette anxiété qui nous enjoint de nous mobiliser et de nous mettre à agir pour essayer de préserver l’environnement, de lutter contre le réchauffement climatique. La majorité des gens, des jeunes et des Français (deux tiers d’entre eux) disent maintenant dans les enquêtes qu’ils ont commencé à adopter des actions de préservation de l’environnement, des pratiques concernant l’alimentation, le transport ou l’utilisation des ressources. Évidemment, on sait bien que le problème doit être pris plus haut, par la politique de recherche ou d’investissement dans les infrastructures. Face à ces bouleversements psychologiques, l’individu ne peut pas rester passif, s’inscrivant dès lors dans une dynamique d’action, utile ou pas, pour lutter contre quelque chose qui nous inquiète. Je pense que c’est aussi utile que l’action se fasse à tous les niveaux, aussi bien au niveau macro et gouvernemental qu’au niveau micro et individuel.

Synthèse

Le changement climatique a un impact énorme sur les femmes alors qu’elles sont laissées de côté dans la plupart des pays d’Afrique, déplore Immaculate Atuhamize. Elles dépendent pourtant des ressources naturelles pour assurer la survie de leurs familles, et ce sont elles qui ont la meilleure connaissance des écosystèmes ou de la gestion des ressources naturelles. Leur expertise pourrait être utilisée pour améliorer la prise de conscience environnementale. L’East African Crude Oil Pipeline (EACOP) est un pipeline qui va s’étendre sur 1 450 km, de l’ouest de l’Ouganda jusqu’en Tanzanie. Ses 500 puits seront creusés pour la plupart dans un parc naturel. Un tiers de ce pipeline sera construit dans le bassin du lac Victoria, dont près de 40 millions de personnes dépendent pour l’eau potable et la production alimentaire. Ce pipeline va affecter le climat, la biodiversité, et les populations, 178 villages ougandais et 331 villages tanzaniens ont déjà été déplacés. Un certain degré de responsabilisation est nécessaire de la part des pays, des entreprises et des individus, surtout lorsque les profits priment sur les personnes. Au vu de ces injustices, les militants de l’environnement sont le seul phare pour les populations affectées. Ils créent de l’espoir et doivent continuer à s’exprimer.

Une situation paradoxale permet probablement d’expliquer le réveil des consciences écologiques affirme Laurent Germain. La construction de nouveaux bâtiments et infrastructures sera nécessaire pour répondre à l’augmentation de la population mondiale d’ici à 2050, entraînant par là même une hausse des émissions de gaz à effet de serre (dont elle est aujourd’hui responsable à plus de 50 %) ; pourtant, les gouvernements, les collectivités territoriales ou les entreprises prennent des engagements de réduction de ces émissions. Comment résoudre ce paradoxe ? Grâce aux ingénieurs qui peuvent concevoir des infrastructures respectueuses de l’environnement. Au sein d’Egis, 70 % des projets sont éco-conçus : les ingénieurs se demandent à tout moment quelle solution technique peut minimiser l’impact sur l’environnement, et ce, avec de réels impacts : la rénovation du plus grand lycée de France a permis de réduire sa consommation énergétique de 60 %. Il faut faire confiance aux entreprises d’ingénierie et de construction pour trouver les solutions techniques permettant d’être beaucoup plus respectueux de l’environnement à l’avenir.

La Caisse Centrale de Réassurance est l’organisme d’État qui aide les compagnies d’assurances à indemniser les assurés français quand ils subissent les conséquences d’une catastrophe naturelle, explique Jacques Le Pape. Qu’il s’agisse d’inondations ou de sécheresse, la population est déjà victime des conséquences du changement climatique. Celui-ci entraînant des catastrophes naturelles de plus en plus fréquentes et de plus en plus graves, le coût des indemnisations devrait augmenter d’environ 50 % d’ici à 2050. Plusieurs options sont envisageables : augmenter les primes pour mieux indemniser, ou répartir les primes existantes sans améliorer l’indemnisation. Une commission a été mise en place par le ministre de l’Économie, Bruno Le Maire, afin d’adresser cette problématique. Par rapport à l’Ouganda, les assurés français ont la chance d’être indemnisés par leur compagnie d’assurance face aux conséquences du changement climatique. Pour tirer les conséquences pratiques du changement climatique, il faut de grandes politiques macroéconomiques, mais aussi analyser les moyens d’indemniser mieux pour répondre à la demande des assurés français.

« Souviens-toi que l’espoir est une arme formidable même quand tout le reste est perdu », rappelle Liziwe McDaid en citant Nelson Mandela. Pour la 28ème année, la Conférence des Parties sur le Climat (COP) va avoir lieu ; 636 lobbyistes ont participé à la COP 27 ; soit une hausse de 25 % par rapport à la COP 26. Cela montre bien ce que sont les COP : il ne s’agit pas de régler les problèmes liés au changement climatique, mais de défendre à court terme les intérêts de certaines organisations. L’espoir réside dans le fait que maintenant, nous le savons et que nous attendons des actions de terrain. L’autre source d’espoir est le militantisme. Les gens ont abandonné l’idée de démocratie parce que les gouvernements ne représentent plus les populations, ils représentent d’autres intérêts. Au cours des dix dernières années, un défenseur de l’environnement a été assassiné tous les deux jours. Il semblerait que cela ne compte pas. Il y a un déséquilibre des pouvoirs. Total est en France mais prend des décisions qui impactent l’Afrique du Sud. Qui en tire les bénéfices ? En Afrique du Sud, les organisations locales et les communautés vont devant les tribunaux et gagnent : les tribunaux vont dans leur sens, contre les grandes entreprises. Pour changer de système, il faut savoir comment mesurer la réussite ? Le PIB constate une valeur, il convertit tout en argent mais ne renvoie ni à la justice ni à l’égalité. Qu’est-ce que la prospérité ? La richesse financière ? Et si quelqu’un risque sa vie ou meurt pour que vous ayez une vie plus confortable ? Il faut penser à des solutions en gardant toujours à l’esprit la justice et l’égalité.

Interrogée sur les solutions à apporter, Claudia Senik mentionne la recherche, la technologie. On ne peut pas se contenter de consommer moins. En revanche, il est possible de réorienter les types de consommation. La consommation rapide, la fast fashion par exemple, épuise la planète, nous lasse vite et génère une utilisation intensive, répétée, récursive des ressources. Dans d’autres types de consommation, le temps joue pour nous : même si un investissement initial est nécessaire pour apprendre à apprécier la musique ou l’art par exemple, on en profite plus longtemps. Pratiquer davantage le recyclage, l’économie circulaire participe également à ce mouvement.

Il faut renforcer la participation active des femmes dans les sphères sociales, politiques, économiques, affirme Immaculate Atuhamize. Il faut renforcer la coopération et investir davantage dans les énergies renouvelables. À l’approche de la 28ème COP, on voit que les promesses sont vaines et que les personnes qui sont responsables de la crise climatique au Nord pèsent sur les pays du Sud. Les pays du Nord doivent payer pour les dégâts. Cela ne doit pas rester des promesses formulées lors des conférences internationales. Nous avons besoin d’actions.

La solution ne peut pas venir de la décroissance estime Laurent Germain, pour une raison mathématique : il va falloir investir massivement dans les énergies renouvelables pour réduire les émissions. Le dernier rapport de Jean Pisani-Ferry[3], estime que les investissements nécessaires représentent 2 % du PIB par an à l’horizon 2023. En France, il faudrait multiplier par sept le parc éolien et par deux le parc solaire d’ici à 2030 pour produire 40 % d’électricité supplémentaires à horizon 2040 et atteindre la neutralité carbone. Pour générer assez de valeur, nous devons croître. La solution consiste à faire confiance aux entreprises et aux pouvoirs publics pour trouver les financements, publics ou privés, et construire les infrastructures nécessaires à la décarbonation.

Une des solutions est l’investissement dans la prévention estime Jacques Le Pape : construire des digues ou des barrages dans les communes où il y a des inondations ; éviter d’y construire des habitations ; équiper de bacs à eau les maisons pour limiter les effets de la sécheresse. Avec quelques règles concrètes, on limite beaucoup la facture à venir. Il s’agit de bon sens pratique.

Croissance ou décroissance, tel n’est pas le bon enjeu explique Liziwe McDaid. Il faut se pencher sur nos besoins, renforcer l’utilisation des énergies renouvelables et mieux gérer les ressources naturelles. Le défi est le suivant : comment les décisions sont-elles prises ? Y a-t-il un conseiller qui vous dit comment votre entreprise affecte l’environnement ? C’est une question de pouvoir des personnes : il faut impliquer toutes les personnes qui participent à la décision d’entreprise.

Les conseils d’administration des entreprises prennent déjà en compte les enjeux liés au changement climatique, souligne Laurent Germain, et ce, pour trois raisons : pour attirer les meilleurs talents (sachant qu’aujourd’hui 63 % des jeunes peuvent renoncer à une offre d’emploi si l’entreprise n’est pas exemplaire en matière de transition énergétique[4]) ; parce que les banques orientent les financements vers les entreprises qui contribuent à la lutte contre le changement climatique à travers les indicateurs clés de performance ; enfin pour augmenter leur valorisation sur le marché. Les entreprises doivent être en capacité de démontrer factuellement leur engagement en matière de changement climatique : les discours ne suffisent pas, leurs actions sont sur la place publique et si une entreprise n’est pas exemplaire, cela se voit.

Une enquête menée par Claudia Senik dans une Grande École de commerce française montre que les étudiants en master sont prêts à renoncer en moyenne à 15 % de leur salaire pour intégrer une entreprise activement engagée dans la réduction de ses émissions de CO2. Parmi les différentes aménités proposées (temps, flexibilité, style de management), l’action environnementale des entreprises est le critère qui compte le plus. Cela reflète une exigence fondamentale, intrinsèque et personnelle.

En matière d’assurance, une des questions est de savoir si les primes doivent être modulées dans les endroits où il y a plus de catastrophes naturelles, explique Jacques Le Pape. Il s’agit d’un choix entre la solidarité ou le chacun pour soi. Plus généralement, il importe de dire la vérité aux gens. Il y a un risque que le régime de catastrophe naturelle dont bénéficient les Français coûte plus cher à l’avenir. Si nous souhaitons le conserver, il faut augmenter les primes, faire des efforts financiers ou normatifs. C’est en disant les choses, avec un exposé factuel de ce qui est devant nous, que nous arriverons à créer un processus de décision

Interrogée sur le coût de la transition écologique, Liziwe McDaid répond que c’est une question d’équilibre des pouvoirs et qu’il faut impliquer tous ceux qui sont touchés par ces décisions. Des décisions impactant l’Afrique ne peuvent pas être prises en France sans que les populations concernées soient invitées à la table des discussions. Tout cela porte sur la prise de décision et n’est pas qu’une question d’argent : l’économie, c’est aussi de l’éthique, de la moralité, de la justice. La crise climatique accroît les inégalités. Il faut changer les choses, mettre en place des solutions beaucoup plus radicales et nous n’avons plus le temps d’y réfléchir.

Il faut écouter les personnes qui sont les plus affectées, et notamment les peuples autochtones, affirme Immaculate Atuhamize. La crise climatique nous vole le présent, il faut agir de façon impérieuse. La résistance s’organise et commence à toucher les entreprises qui ne pensent qu’à l’argent. Ce mouvement va se poursuivre. Nous avons besoin d’innovation et de travailler de concert avec le monde industriel en nous penchant sur les 50 années à venir.

Adopter une certaine sobriété dans ses comportements est un levier très puissant pour Laurent Germain. L’hiver dernier, en conseillant aux Français de ne pas chauffer à plus de 19 °C, la consommation d’électricité a baissé de 10 %. Toutefois, il ne faut pas confondre sobriété et décroissance. De tout temps, l’économie a suivi un principe schumpétérien : des entreprises ne répondant plus à la demande du marché disparaissent et d’autres se créent. C’est ce qui va se passer avec le changement climatique.

Pour connaître l’impact des comportements individuels, il est nécessaire de disposer d’éléments concrets, juge Jacques Le Pape. La population sur Terre étant de plus en plus nombreuse, en période de croissance, les comportements marginaux de certains consommateurs ne provoqueront pas de suppression d’emploi, dès lors que les autres continuent à consommer.

Réduire la consommation des produits ayant un cycle extrêmement rapide comme les vêtements ne signifie pas consommer moins de tout, explique Claudia Senik. Il faut investir dans les énergies, les innovations, les bâtiments, etc. Sans forcément produire ou consommer moins, il s’agit de réduire la consommation de tout ce qui gaspille inutilement la planète. Le changement de comportement emporte un principe de réciprocité : je fais un effort si je vois que les autres en font. Même si ces efforts sont minoritaires, il faut les faire parce qu’ils ont une valeur démonstrative.

Si nous ne reconvertissons pas une très large part du parc automobile, nous ne parviendrons pas à décarboner, indique Laurent Germain. Les gens ne vont pas abandonner leur voiture du jour au lendemain, en particulier dans les pays en développement où elle est synonyme d’accession à la classe moyenne. La consommation d’énergie décarbonée doit augmenter. Pour permettre aux entreprises de produire beaucoup plus d’énergie décarbonée (au moins 40 % en France), il faut de la croissance, et non de la décroissance.

L’économie circulaire permet de redéployer localement des emplois, explique Liziwe McDaid. Nos consommations personnelles peuvent changer. Il ne s’agit pas de limiter l’impact, mais de restaurer la planète. Les choses peuvent être différentes si l’on change d’état d’esprit.

Le bon sens pratique est le plus efficace, affirme Jacques le Pape. En matière d’assurance et de prévention, le choix est le suivant : dépenser de l’argent après une catastrophe naturelle pour indemniser ou avant pour éviter les dégâts. C’est ce genre de décision économique qu’il faut prendre tôt et avec un certain consensus sur leur impact pour progresser.

Savoir dans quoi l’on investit est central, estime Immaculate Atuhamize. Chaque dollar investi dans les énergies renouvelables correspond à 60 ou 70 % des créations d’emplois. On peut consommer moins, mais tout dépend de ce que l’on consomme réellement.

Les entreprises doivent être jugées en fonction de leur capacité à produire des biens durables et recyclables afin que les déchets deviennent une matière première pour une autre industrie, indique Liziwe McDaid.

Pour évaluer le coût d’une production, il faut penser le processus dans son ensemble, de la conception aux déchets, et prendre en compte ses conséquences, conclut Claudia Senik. Tel est le sens du réveil des consciences écologiques : voir beaucoup plus loin, jusqu’à la fin, jusqu’aux conséquences ultimes de ce que l’on fait.

Propositions

  • Réorienter les types de consommation (Claudia Senik).
  • Faire confiance aux entreprises et aux pouvoirs publics pour construire les infrastructures nécessaires à la décarbonation (Laurent Germain).
  • Renforcer la participation active des femmes (Immaculate Atuhamize).
  • Dédommager les pays du Sud pour les conséquences du changement climatique, causées par les pays du Nord (Immaculate Atuhamize).
  • Investir dans la prévention des catastrophes naturelles liées au changement climatique (Jacques Le Pape).
  • Travailler sur la composition des conseils d’administration pour mieux prendre en compte les enjeux liés au changement climatique (Liziwe McDaid).

 


 

[1] https://news.gallup.com/poll/1615/environment.aspx

[2] https://www.irsn.fr/sites/default/files/documents/irsn/publications/barometre/IRSN_Barometre2018-essentiels.pdf

[3] https://www.strategie.gouv.fr/sites/strategie.gouv.fr/files/atoms/files/2023-incidences-economiques-rapport-pisani-5juin.pdf

[4] https://harris-interactive.fr/opinion_polls/les-jeunes-et-la-prise-en-compte-des-enjeux-environnementaux-dans-le-monde-du-travail/

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