" Osons un débat éclairé "

Le travail est-il en crise ?

La crise Covid, en bouleversant le quotidien de nombreux travailleurs, a mis sur le devant de la scène les questions de l’importance du travail dans nos vies, des aspirations qu’il fait naître et de l’épanouissement qu’il peut nous apporter, amenant de nombreux commentateurs à parler d’une « crise du travail ». Qu’en est-il vraiment ? Nous avons posé la question à Olivier Galland et à Sylvie Jéhanno.


Cet article est extrait du premier numéro de la revue Mermoz, « Travail : rebattre les cartes ».


« Les études montrent une grande stabilité des attitudes à l’égard du travail » : le point de vue d’Olivier Galland, sociologue et directeur de recherche émérite au CNRS

D epuis quelques temps on voit émerger chez certains étudiants, surtout parmi des élèves des Grandes écoles, des comportements qui, souvent au nom de convictions environnementales, semblent remettre en cause les orientations professionnelles auxquelles leur formation semblait jusqu’à présent les destiner. Ces comportements ne sont-ils qu’un épiphénomène circonscrit à une élite scolaire, nettement plus radicalisée que la moyenne des jeunes ( comme l’a montré la récente étude sur les étudiants de Science Po ) ou sont-ils annonciateurs d’une grande mutation du rapport au travail à l’œuvre dans les jeunes générations ?

Il est évidemment difficile de trancher cette question de manière catégorique, mais il est prudent de se reporter aux études disponibles pour apprécier à quel degré cette mutation serait d’ores et déjà engagée. On dispose pour ce faire d’enquêtes internationales répétées dans le temps, les European Values Surveys ( EVS ) et les World Values Surveys ( WVS ) si on veut élargir l’analyse à des pays non européens. Que montrent-elles ?

Elles montrent en réalité une grande stabilité des attitudes à l’égard du travail. Une question classique de cette enquête sur l’importance du travail dans la vie est posée depuis 1990 ( jusqu’en 2018, date la dernière vague ). Les résultats sont clairs : le pourcentage d’Européens trouvant le travail « très important dans leur vie » est extraordinairement stable. C’était le cas, par exemple, pour 62 % des Français en 2018 ( 94 % le trouvant très important ou assez important ) et de 61 % d’entre eux en 1990.

Bien sûr, répondre ainsi à cette question générale ne signifie pas que tous les aspects du travail sont jugés importants ; cela ne signifie pas non plus forcément qu’on apprécie son propre travail. Mais cela montre que la valeur du travail en tant que telle n’est pas rejetée, bien au contraire. Pour autant, on peut plutôt valoriser tel ou tel aspect du travail : plutôt ses caractéristiques extrinsèques ( la rémunération notamment ) ou plutôt ses caractéristiques intrinsèques ( la possibilité de se réaliser dans le travail par exemple ). Et ces qualités du travail plus ou moins valorisées peuvent évoluer.

Il est clair, par exemple, que les jeunes ne sont plus prêts à sacrifier leur vie personnelle au travail. Mais ce n’est pas pour autant qu’ils ont renoncé, la plupart d’entre eux en tout cas, à trouver dans le travail un facteur d’épanouissement personnel. Dans la grande enquête auprès des 18-24 ans réalisée en 2021 pour l’Institut Montaigne , l’item le plus cité pour déterminer le type d’emploi qu’ils choisiraient, était un travail « dans un domaine qui me passionne » ( bien avant la question du salaire ).

La crise sanitaire et le développement du télétravail qui l’a accompagnée, ont-ils changé la donne ? Ont-ils conduit beaucoup d’individus qui ont vu leur activité de travail s’interrompre ou prendre de nouvelles formes, à entreprendre un retour réflexif sur leur vie et la place qu’y tient le travail ? L’hypothèse ne peut être écartée mais on n’a pas assez de recul aujourd’hui pour trancher la question. L’enquête conduite en 2023 par Bertrand Martinot sur le rapport au travail montre effectivement que les télétravailleurs ont un rapport nettement plus distancié au travail que les autres salariés. Mais quel est le sens de la causalité ? Le télétravail a-t-il engendré une prise de distance ( dans tous les sens du terme ) avec le travail, ou celle-ci lui était-elle préalable chez une partie des travailleurs et a-t-elle simplement trouvé un vecteur dans le télétravail pour s’exprimer ? La question reste ouverte.

« Non [le travail n’est pas en crise], même si notre modèle bouge » : le point de vue de Sylvie Jéhanno, PDG de Dalkia et co-présidente de la Communauté Les Entreprises s’engagent

N  ous traversons une période où le travail n’a jamais suscité autant de débats. Employabilité des séniors, partage de la valeur, télétravail, qualité de vie et temps de travail… autant de discussions qui témoignent d’un questionnement profond dans le rapport qu’entretient chacun de nous au monde du travail et à son travail en particulier. Ces sujets impactent notre modèle et le fragmentent progressivement.

À la question « y a-t-il une crise du travail ? » ma réponse est non, même si notre modèle bouge et que des mutations se font sentir dans le quotidien de nos entreprises. Elles nous invitent à repenser nos modes de management et nos pratiques RH, pour redonner au travail une dimension aspirationnelle, et pour que chacun se sente appartenir à un monde du travail qui lui correspond, source d’épanouissement et d’ascenseur social.

Pour réussir, dans un contexte international de forte exigence en matière de productivité et de compétitivité, les réflexions à conduire me semblent s’articuler autour de quatre axes.

Le premier, c’est la formation tout au long de son parcours. Cela commence dès le collège et, si l’on souhaite démontrer aux jeunes que leur choix d’orientation ne conduit pas à l’échec mais à un métier porteur de sens, il est urgent de rapprocher les mondes, celui de l’éducation nationale et celui de l’entreprise. Le succès de la réforme de l’apprentissage y contribue, il faut maintenant que la réforme des lycées professionnels porte ses fruits. Les entreprises doivent en saisir l’opportunité et s’y impliquer comme elles s’investissent dans la formation continue pour que les compétences d’aujourd’hui évoluent vers les compétences de demain.

Le deuxième, c’est la reconnaissance du travail à travers un système de rémunération juste et équilibré. C’est un levier incontournable de la motivation et de la fidélisation des salariés. Les réflexions en cours sur le partage de la valeur en sont un levier puissant.

Le troisième, c’est la flexibilité du travail. Il nous faut innover car la mise en place des accords « télétravail » crée des différences entre ceux qui peuvent télétravailler et ceux qui opèrent sur le terrain. Par exemple, chez Dalkia, nous venons de déployer un accord sur le temps de travail qui permet à nos techniciens de choisir leur nombre de RTT parmi 3 formules, avec en contrepartie une rémunération adaptée et proportionnée. Cet accord permet, grâce à sa réversibilité, de choisir en fonction de ses temps de vie : avoir plus de temps lorsque j’ai de jeunes enfants et moins quand je débute dans la vie active. Cet équilibre entre les temps professionnel et personnel est en effet au cœur des préoccupations des salariés.

Le quatrième, c’est le sens donné par la mission et la stratégie de l’entreprise. Il devient en effet de plus en plus évident que le choix des jeunes générations à rejoindre une structure dépend aussi de la politique de cette dernière en matière de responsabilité sociétale. À l’heure où de nombreux métiers sont en tension de recrutement, il est stratégique pour l’entreprise d’apporter des réponses claires en matière d’impacts positifs sur les plans sociétaux et environnementaux : trajectoire bas carbone, biodiversité, politique de recrutement ( diversité, inclusion, handicap… ). In fine, ce sont tous les collaborateurs de l’entreprise qui y adhèrent et y trouvent une source de motivation.

Enfin, pour réussir, et parce que je suis convaincue que c’est facteur de performance et de cohésion, les entreprises auront à s’engager pour contribuer à façonner une société plus inclusive. S’engager aussi pour accélérer dans leur lutte contre le dérèglement climatique. S’engager enfin pour recréer le lien, celui qui définit le rapport que chacun d’entre nous entretenons avec le travail et que je souhaite le plus aspirationnel et le plus harmonieux possible !

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