" Osons un débat éclairé "

L’école, moteur de l’ascenseur social


Coordination : Pascale Brandt-Pomares, membre invitée du Cercle des économistes

Contributions : Marguerite Bérard, BNP Paribas, Ouided Bouchamaoui, prix Nobel de la paix 2015, Jean-François Copé, maire de Meaux, Léon Laulusa, ESCP Business School, Benoît Teste, Fédération syndicale unitaire

Modération : Bruno Jeudy, La Tribune


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Propos introductif de Pascale Brandt-Pomares, membre invitée du Cercle des économistes

« L’école : moteur de l’ascenseur social », l’ascenseur social est une métaphore qui résonne avec les valeurs républicaines de l’école française. Si on file cette métaphore, on peut se demander si l’ascenseur ne serait pas en panne, ou plutôt s’il ne fonctionnerait pas pareil pour tout le monde, en particulier pour les enfants issus des milieux défavorisés.

L’enjeu de cette table ronde, dans la veine d’une éducation de qualité des objectifs de développement durable de l’Unesco, est de se poser la question d’une éducation pour tous et pas seulement pour sélectionner les élites. Bien entendu, l’école ne peut pas tout et n’est pas responsable à elle seule de tous les maux. On pourrait parfois avoir tendance à trop lui en demander. Elle incarne cependant encore aujourd’hui, en particulier dans des quartiers et dans les banlieues, l’accès à une culture commune. Mais cette culture est-elle suffisante ? Est-elle suffisamment partagée ? Ce sont des questions dont l’école doit se préoccuper. Elle doit se préoccuper de ceux qui en ont le plus besoin et préparer l’avenir en donnant une réelle formation à tous.

Les classements internationaux en attestent : la France lutte moins bien que d’autres pays contre les inégalités de naissance en matière d’éducation. La France est mal positionnée sur les savoirs fondamentaux et la reproduction des inégalités sociales, obtient des scores très élevés.

D’autres pays s’en sortent beaucoup mieux. Alors qu’ils consacrent parfois moins de temps à l’enseignement ils ont pourtant de meilleurs résultats. On pourrait peut-être parler de meilleur rendement. Avec une approche des mathématiques qui y associe les sciences, la technologie, l’ingénierie. Une approche qui donne de meilleurs résultats en mathématiques, justement parce qu’elle rassemble plusieurs disciplines en montrant la force de la démarche scientifique.

En France, les mesures politiques s’appuient peu sur la recherche, laquelle est assez peu développée en matière d’éducation. Dans d’autres pays, on parle d’evidence-based education[1]. Ces mesures politiques en France peuvent parfois être contournées. Nous avons des exemples. Elles peuvent aussi s’empiler sans s’attaquer de manière holistique à l’ensemble du système. Par exemple, la revalorisation et la formation des enseignants ne sont pas suffisamment prises au sérieux, alors que les enseignants font un travail difficile, de plus en plus difficile : le monde a changé avec le numérique et ils n’ont plus la position sociale qu’ils avaient par le passé. Leur métier ne repose plus sur la détention et la transmission du savoir, mais bien davantage sur le fait que tous les élèves soient en capacité de s’approprier ce savoir.

L’enjeu de cette table ronde porte sur un défi immense qui concerne toute la société. Comment aider l’école à produire plus de réussite, plus d’émancipation individuelle pour former les citoyens de demain, plus de vivre ensemble pour partager un idéal de société ? Je pense que nous allons débattre de ces questions et avoir des visions intéressantes sur les attentes de la société vis-à-vis de l’école, ainsi que des solutions, des propositions d’initiatives tout à fait à même d’y répondre.

Synthèse

Léon Laulusa préfère parler d’escalier social. Gravi marche par marche, il renvoie à la notion d’effort et permet, malgré les erreurs, d’atteindre l’excellence. Des dispositifs existent pour corriger les biais sociaux. L’ESCP Business School a mis en place un programme appelé « Chances Augmentées » à destination des élèves boursiers, notamment pour travailler la confiance en soi. Une expérimentation élargie sera mise en place pour des lycéens recrutés en zones prioritaires, qui seront suivis de la seconde à la terminale. La ressource rare d’un pays, ce sont les femmes et les hommes. Il faut faire en sorte que ces ressources deviennent extraordinaires en introduisant des mesures positives.

Interrogée sur l’expérience tunisienne, Ouided Bouchamaoui salue l’action du président Bourguiba. Aujourd’hui, l’ascenseur social est en panne en Tunisie. La massification de l’éducation ne s’est pas accompagnée d’une réforme qui est pourtant aujourd’hui nécessaire. Les chefs d’entreprise ont une grande responsabilité par rapport à l’alternance entre université et entreprise, à l’ouverture de centres de formation professionnelle ou à l’attribution de bourses aux plus démunis. Parmi les chômeurs, 25 à 30 % sont aujourd’hui titulaires d’un diplôme supérieur et les enfants des régions les plus défavorisées n’ont pas accès aux écoles pilotes. Il est temps de revoir le parcours scolaire, de s’adapter au marché et de prendre en compte les nouvelles technologies.

L’école française a permis de former une main-d’œuvre très qualifiée et productive, mais ne corrige pas suffisamment les inégalités socio-spatiales, souligne Benoît Teste. Le but n’est pas de mettre en place des filières de relégation pour les enfants pauvres et des filières prestigieuses pour les autres, mais de faire en sorte que toutes les formations amènent à un niveau qualifiant permettant de s’insérer socialement. La notion de passerelle existe très peu dans le système éducatif français. Dans une optique utilitariste, d’aucuns déplorent que les étudiants soient nombreux dans des filières où il y a peu de débouchés, mais une personne sur deux exerce un métier qui n’est pas en rapport avec son cursus. Si l’école a un objectif d’insertion professionnelle, celui-ci ne doit pas constituer le seul critère de pertinence des formations. La démocratisation et le partage de savoirs émancipateurs de manière quasiment désintéressée sont bénéfiques à long terme, y compris économiquement. Il ne faut donc pas se limiter aux indicateurs à court terme. Par ailleurs, tout le monde n’a pas la volonté de devenir milliardaire. La nouvelle génération recherche du sens et de l’utilité sociale plutôt qu’une élévation économique, ce qui est très intéressant du point de vue de l’intérêt général.

Trois questions sont soulevées par Marguerite Bérard. Premièrement, qu’est-ce qu’une entreprise attend de l’école ? Pas nécessairement des compétences techniques, mais qu’elle forme des citoyens capables de vivre en société et de penser par eux-mêmes. Deuxièmement, qu’est-ce qu’une entreprise peut apporter à l’école ? Les entreprises sont une fenêtre sur le monde et prolongent souvent la formation à travers l’alternance. BNP Paribas a créé son propre centre de formation, accueille chaque année beaucoup d’élèves de troisième et se rend dans les écoles avec des associations comme 100 000 entrepreneurs. Troisièmement, l’école peut-elle s’inspirer de l’entreprise ? Un chef d’établissement pourrait choisir ses collègues et construire un projet pédagogique correspondant au bassin de vie. L’école gère-t-elle bien ses talents ? Les entreprises recrutant massivement des profils scientifiques, comment s’assurer les services d’enseignants de mathématiques de qualité pour les former ? Comment penser les carrières des enseignants ? Enseigner peut être usant. Comment s’assurer qu’un enseignant, s’il le souhaite, puisse avoir une deuxième vie, comme banquier par exemple ? Et inversement, qu’un professionnel devienne enseignant ? Ces passerelles seraient très utiles.

Les mauvais classements et le découragement des enseignants sont réels, mais quelques principes fondamentaux permettent de lutter contre le sentiment d’échec, assure Jean-François Copé. L’établissement doit être la clé de voûte du système. Le chef d’établissement doit pouvoir organiser un projet adapté au public auquel il s’adresse. Il faut également repenser complètement la carrière des enseignants et la consolider. Livrés à eux-mêmes dans des conditions très difficiles, ils sont vulnérables. L’égalitarisme est le plus grand ennemi de la réduction des inégalités : on ne peut pas avoir le même projet, les mêmes équipes enseignantes, le même chef d’établissement dans un collège de centre-ville, de banlieue difficile ou de zone rurale. Il faut, pour chacun, des volontaires qui soient engagés et évalués. Repenser le modèle éducatif de ce XXIe siècle implique de se donner trois objectifs : acquérir un sens critique méthodique, mettre en place des parcours individuels et développer l’enseignement collectif. Le dernier pilier du système, ce sont les parents : personne ne leur rappelle leurs droits et devoirs, sachant que des parents très modestes peuvent réussir l’éducation de leurs enfants. Ces sujets essentiels appellent des réformes méthodiques. Il n’est nul besoin d’un grand soir, mais de mettre en place des mesures sur lesquelles le diagnostic est posé depuis des années, et ce avec en tête une idée simple : chaque enfant est unique et nécessite un parcours personnalisé au sein d’un établissement adapté au quartier.

Ce discours a sa pertinence, mais cela fait trente ans qu’on l’entend, note Benoît Teste. L’autonomie des établissements a été développée, mais n’a pas résolu la situation. La dimension nationale n’est pas synonyme de lourdeur, mais traduit la volonté de fabriquer du commun. Il s’agit effectivement d’une idée forte en France : l’Éducation nationale a aussi construit la République. Il est vrai que le système manque d’air en matière d’autonomie professionnelle. Il est difficile de mener des projets, mais il n’est pas nécessaire de casser le cadre pour y parvenir. Mieux rémunérer les enseignants motivés induit une concurrence qui n’est bonne ni pour eux ni pour les élèves. Il est au contraire nécessaire de fabriquer du commun : faire la même chose partout avec le même objectif partout ne relève pas de l’égalitarisme. Les zones d’éducation prioritaire (ZEP) par exemple consistent à donner plus à ceux qui ont moins pour arriver au même objectif. Le discours libéral revoit l’objectif lui-même à la baisse dans certains endroits et il n’y a plus d’objectif d’égalité.

Il ne faut pas mettre les mêmes moyens partout : chaque quartier, chaque population nécessite une stratégie différente, souligne Jean-François Copé. Sans mettre les établissements en concurrence, il faut que chacun d’entre eux adapte son projet à la population qu’il accueille, sans tabous. Le but du jeu est de donner aux enfants ne jouissant pas d’un encadrement familial ce « plus » qui n’est pas nécessaire dans d’autres quartiers ou milieux. Cet objectif est profondément républicain.

La généralisation du dédoublement de classes plaide en ce sens, relève Bruno Jeudy.

En outre, il s’agit d’une politique uniforme avec des critères nationaux et transparents, signale Benoît Teste.

Le dédoublement des classes de CP en réseau d’éducation prioritaire est une bonne chose mais d’autres dispositifs avaient introduit de la souplesse en permettant aux enseignants de sortir du tabou voulant qu’un enseignant soit seul dans sa classe réagit Pascale Brandt-Pomares pour qui l’isolement ne favorise pas la coopération. Toutes ces mesures doivent être inscrites dans la durée pour éviter un empilement qui ne permet pas d’avancer.

Dans le cadre du programme « Chances Augmentées », l’ESCP travaille beaucoup sur la confiance ou l’autocensure, répond Léon Laulusa à la question de la place donnée aux compétences comportementales en France. Un passeport numérique, permettant de valoriser les compétences mais aussi les attitudes, a été mis en place. Il appartient aux établissements d’enseignement de mettre en place des soft skills.

Il faut surtout faire en sorte que l’utilisation des impôts soit optimisée, répond Jean-François Copé à la question de savoir si l’augmentation des impôts pour financer l’école de demain est envisageable. Les ZEP sont un atout, ainsi que tout ce qui apporte un « plus » dans ces quartiers, à la condition sine qua non que leurs résultats soient évalués.

Les enfants passent plus de temps à l’école qu’à la maison en Tunisie, observe Ouided Bouchamaoui. Elle souligne la nécessaire implication des parents et des élèves dans l’élaboration des programmes et des activités parascolaires afin de construire un projet commun de citoyenneté dans et en dehors du temps scolaire. À l’image des pays scandinaves, l’école doit être ouverte sur la société.

Cette nécessaire ouverture sur la société conduit Pascale Brandt-Pomares à se demander comment la société permet aussi à l’école de remplir sa fonction. L’éducation populaire, la parentalité ont un rôle à jouer dans une co-éducation. Le projet de société n’est pas réductible à celui de l’école ou à celui des entreprises. Davantage d’interpénétrations permettraient de développer des initiatives, notamment en matière d’accès à la culture. Pour ce faire, il faut allouer des moyens à ceux qui en ont le plus besoin : des enfants qui n’ont pas l’occasion d’aller au Louvre avec leur famille ont besoin d’y aller avec l’école, telle est la difficulté pour créer de la culture commune.

L’importance du lien au quotidien entre l’école et l’entreprise est rappelée par Marguerite Bérard. Le mentorat joue un rôle déterminant dans l’apprentissage des codes liés au monde du travail et l’appétit des collaborateurs est énorme pour ce type d’action, lesquelles aident à lutter contre les stéréotypes de part et d’autre.

Il existe cependant encore des a priori quant au rapport entre école et entreprise, regrette Jean-François Copé. À l’image de l’enseignement professionnel, il doit exister une fluidité totale entre le monde économique et l’école. Il faudrait que l’enseignement général parle de manière plus spontanée et décomplexée de la relation avec les entreprises. Celles-ci y sont prêtes. On ne valorise pas suffisamment auprès des élèves cette idée toute simple : si vous avez un rêve, le rôle de l’école est de vous aider à commencer à le réaliser. Aux États-Unis, en Grande-Bretagne et dans d’autres pays, la tendance est à moins d’enseignements mais à plus de projets. Valoriser l’élève dans ce qu’il sait faire est un élément de confiance en soi absolument essentiel. S’applaudir en classe est une autre manière d’avoir un rapport au collectif.

Le système éducatif fait en effet peu de place à la confiance en soi, reconnaît Benoît Teste. S’agissant de la place de l’entreprise, l’école n’a pas vocation à fournir une main-d’œuvre directement utilisable. Quant au point de savoir ce qui coince, la dépense intérieure d’éducation a baissé ces dernières années et il n’a pas été consacré suffisamment de moyens à l’éducation. Créer des passerelles, avoir une ambition pour le lycée professionnel et toutes les filières sous-investies permettrait de desserrer l’étau. En ce qui concerne l’éducation prioritaire, un rapport[2] de la Cour des comptes de 2018 mentionne qu’elle constitue un amortisseur. Elle a donc été évaluée.

Le constat aujourd’hui partagé ne semble pas suffisant pour identifier des solutions transpartisanes, indique Pascale Brandt-Pomares. Les compétences sociales, l’envie ou la possibilité pour les jeunes des quartiers de se réaliser impliquent de s’appuyer sur les talents existants et de permettre à chacun d’aller le plus loin possible. Les mesures prises en ce sens bloquent sur des verrous. En voici deux : par rapport à la confiance en soi, dans d’autres pays, on note à partir du moment où l’on réussit alors qu’en France, la note allant de 0 à 20 demeure un tabou ; par rapport au métier d’enseignant, le passage obligé par la mutation souvent en banlieue parisienne après le recrutement par concours génère un manque d’attractivité total. Il faudrait parvenir à s’ajuster aux aspirations des élèves comme des citoyens. Cela rejoint l’idée de projet de société.

 

Propositions

  • Introduire des mesures positives pour lutter contre les biais sociaux (Léon Laulusa).
  • Revoir le parcours scolaire tunisien, s’adapter au marché et prendre en compte les nouvelles technologies (Ouided Bouchamaoui).
  • Faire en sorte que toutes les formations amènent à un niveau qualifiant permettant de s’insérer socialement (Benoît Teste).
  • Donner de l’autonomie au chef d’établissement (Marguerite Bérard, Jean-François Copé).
  • Repenser la carrière des enseignants (Marguerite Bérard, Jean-François Copé).
  • Repenser le modèle éducatif selon trois objectifs : acquérir un sens critique méthodique, mettre en place des parcours individuels et développer l’enseignement collectif (Jean-François Copé).
  • Fabriquer du commun en donnant plus à ceux qui ont moins pour parvenir au même objectif (Benoît Teste).
  • Inscrire les mesures dans la durée pour éviter un phénomène d’empilement (Pascale Brandt-Pomares).
  • Impliquer parents et élèves dans l’élaboration des programmes et des activités parascolaires (Ouided Bouchamaoui).
  • Parler de manière décomplexée de la relation avec les entreprises dans l’enseignement général (Jean-François Copé).
  • Valoriser la confiance en soi et l’idée selon laquelle le rôle de l’école est d’aider les élèves à commencer à réaliser leur rêve (Jean-François Copé).
  • Créer des passerelles, avoir une ambition pour le lycée professionnel et les filières sous-investies pour desserrer l’étau (Benoît Teste).
  • Créer l’envie d’apprendre en proposant à un groupe d’élèves de troisième de suivre les problématiques d’une entreprise pendant une année (Léon Laulusa).

 


 

[1] L’éducation fondée sur des preuves.

[2] https://www.ccomptes.fr/system/files/2018-10/20181017-rapport-education-prioritaire.pdf

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