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Les marchés financiers face au dilemme des banquiers centraux

Les investisseurs s’interrogent : est-ce que 2024 va réellement amorcer la baisse des taux d’intérêt ? Alors que le contexte géopolitique pourrait peser sur la bonne marche des économies occidentales, Jean-Paul Pollin explique la difficulté pour les banques centrales de trancher dans les prochains mois.

epuis quelques mois les marchés financiers semblent avant tout soucieux du rythme auquel les banques centrales assoupliront leurs politiques pour revenir peut-être à cette période de taux d’intérêt très bas qui a précédé le retour de l’inflation. On sait que cette « ère de taux bas » a donné lieu à diverses thèses dont la plus marquante a consisté à expliquer qu’elle était le produit d’un excès d’épargne mondiale du fait de flux de capitaux provenant en particulier de pays émergents (tout spécialement de Chine), mais aussi d’un affaissement des investissements productifs dans les pays avancés (surtout à partir de 2008).

Quoi qu’il en soit, durant cette période,  la faiblesse de la croissance et de l’inflation a accompagné celle des taux d’intérêt.  Notamment parce que le niveau anormal de ces taux a conduit à des choix d’investissements inefficients et qu’il a maintenu en vie des entreprises improductives. En revanche, il a incité à des politiques budgétaires laxistes du fait du faible coût de l’endettement public et parce que les politiques monétaires se sont trouvées désarmées car leurs taux directeurs sont venus buter sur la contrainte de leur limite inférieure. En ce sens la sortie de cette « ère » de quasi-stagnation et d’instabilité doit être considérée comme une bonne nouvelle.

L’excédent d’épargne risque bien de disparaître

Il n’empêche que l’anomalie des taux a entrainé une inflation des prix des actifs financiers et immobiliers qui a constitué pour les marchés concernés une aubaine dont on comprend que leurs acteurs en espèrent le retour. Mais il se pourrait bien que ce retour n’ait pas lieu dans les proportions et dans le délai que l’on imagine. D’abord parce que les dysfonctionnements dans l’ère des taux bas, que l’on vient d’évoquer, sont suffisamment graves pour que l’on prenne garde à ne pas retomber dans ce piège. Ensuite parce que la recomposition de la mondialisation, ainsi que les nécessités de la transition écologique, devraient susciter des investissements publics et privés massifs au plan mondial et en particulier dans les pays avancés ; dans le même temps les transferts internationaux d’épargne devraient se tarir, par exemple si les pays exportateurs décidaient d’opter pour une croissance tirée par la demande intérieure. De sorte que le « trop fameux » excédent d’épargne risque bien de disparaître ; à tout le moins il se contractera entrainant une augmentation du taux d’intérêt réel d’équilibre de long terme.

Un choix entre deux orientations tout aussi dangereuses

Reste alors à voir comment les banques centrales sont susceptibles de répondre à cette nouvelle situation puisqu’elles gardent le pouvoir de maitrise d’ une bonne partie de la gamme des taux d’intérêt nominaux. Elles ont ainsi à choisir entre deux orientations a priori tout aussi dangereuses. Car, si elles suivent l’évolution du taux d’équilibre, c’est-à-dire maintiennent des taux élevés voire les accroissent, elles aggraveront le problème de soutenabilité des dettes publiques (mais aussi privées) d’un bon nombre de pays. Une augmentation des taux alors que les prévisions de croissance sont pessimistes, spécialement en Europe, obligerait les politiques budgétaires à se montrer très restrictives : la situation se renverserait par rapport à celle qui prévalait (taux d’intérêt < taux de croissance) et qui autorisait un déficit sans augmentation du taux d’endettement. Tandis que si les banques centrales choisissent d’ignorer l’augmentation du taux d’équilibre, c’est-à-dire reviennent à des taux nominaux trop faibles, elles génèreront fatalement de l’inflation, comme l’expérience récente l’a démontré.

Pour les marchés comme pour l’ensemble de l’économie le problème semble donc n’avoir pas de solution satisfaisante. Mais cela tient au fait que l’on a considéré un taux d’intérêt d’équilibre supérieur au taux de croissance. Changer cette hypothèse permet de dresser un tableau plus optimiste des futurs envisageables. Ainsi le scenario d’un regain de croissance porté par un rebond des investissements devrait permettre d’alléger la contrainte des endettements passés, tout en écartant l’hypothèse inflationniste et en préservant la valeur des actifs. Mais la réalisation de cette conjecture est loin d’être acquise et son incertitude continuera probablement à entretenir longtemps encore la volatilité des marchés.

 


 

Jean Paul POLLIN, membre du Cercle des économistes, Professeur émérite à l’Université d’Orléans

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