" Osons un débat éclairé "

Les nouveaux enjeux de la mobilité


Coordination : Hippolyte d’Albis, membre du Cercle des économistes

Contributions : Clément Beaune, ministre délégué, chargé des Transports, Thierry Derez, Covéa, Anne-Marie Idrac, France Logistique, Yann Leriche, Getlink SE

Modération : Sophie Fay, Le Monde


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Propos introductif de Hippolyte d’Albis, membre du Cercle des économistes

La mobilité, c’est d’abord le quotidien. L’INSEE recense 200 millions de trajets quotidiens en France, soit trois trajets par jour et par personne. Les politiques sur la mobilité affectent ainsi tous les jours les comportements de tous. La mobilité est source de frustrations, voire d’énervements compte tenu des retards, des embouteillages. Mais pendant la période du Covid, la privation de cette mobilité a été difficile et vécue comme une privation de liberté. Un tiers de l’aphorisme métro-boulot-dodo concerne la mobilité. Cela montre que la mobilité est dans nos vies.

Le secteur des transports et de la mobilité est responsable de nombreuses émissions de gaz à effet de serre et d’atteintes à l’environnement. Je pense qu’il faut prendre le problème différemment, en se disant que c’est dans ce secteur qu’il existe des opportunités de décarboner et d’améliorer l’empreinte humaine sur l’environnement.

Il est intéressant de relever que les trois domaines d’intervention – pas forcément concurrents – pour la décarbonation se retrouvent dans le secteur de la mobilité. Le premier est la loi et la norme, pour restreindre la mobilité, en interdisant les voyages en avion sur une courte distance lorsqu’il existe une alternative ferroviaire ou en interdisant la vente de voitures thermiques. Ce n’est pas forcément facile, mais il s’agit d’une possibilité. Le deuxième domaine concerne les incitations économiques et tarifaires. Certains ont mauvaise presse, comme la taxe carbone, dont l’augmentation s’est arrêtée en 2018. On peut aussi mentionner la Taxe intérieure sur les produits pétroliers (TIPP) flottante, que j’apprécie, mais qui a été arrêtée et dont nous n’avons presque plus entendu parler. Il est aussi possible de proposer des prix moins élevés pour inciter à utiliser des transports non polluants. Le troisième domaine est le changement technologique et l’innovation, qui demandent beaucoup d’engagements et de financements.

Pour terminer, puisqu’il est question du quotidien, il faut rappeler qu’il ne s’agit pas juste d’un problème d’experts ou d’ingénieurs, mais d’un problème politique. Nous nous souvenons du mouvement des gilets jaunes, qui est la révolte des gens qui ont une voiture. La semaine dernière, nous avons vu son opposé, à savoir la révolte des gens qui n’ont pas de voiture. Le drame a été déclenché par un contrôle routier, ayant provoqué de grandes émeutes en France, conduisant la puissance publique à arrêter la circulation des transports en commun. Ce problème politique ne veut pas dire que c’est compliqué, mais passionnant et intéressant.

 

 

Synthèse

Les transports sont la seule politique publique qui concerne tout le monde au moins une fois par jour et la dimension de la mobilité figure dans toutes les crises, puisque cela touche la vie quotidienne, indique Clément Beaune. Un des enjeux consiste à décarboner ce secteur qui représente un tiers des émissions. Il s’agit d’activer de manière cohérente tous les leviers à la fois, du report modal à la décarbonation des modes de transport eux-mêmes, en particulier routier et aérien, via la taxation, mais aussi des subventions en recherche et développement pour investir dans les carburants durables et les moteurs moins polluants. S’il n’est pas question de réduire ou bloquer la mobilité, qui reste un besoin humain essentiel, des mesures de sobriété sont à envisager. Des changements culturels sont attendus en réfléchissant également aux usages, tels que le covoiturage.

L’enjeu est de concilier le devoir de décarbonation et le droit à la mobilité, explique Anne-Marie Idrac. Tout le monde ne peut pas télétravailler et n’habite pas dans une grande agglomération bien desservie par les transports. Concernant le fret, qui représente un tiers des émissions, il s’agit plus d’un besoin d’approvisionnement, les principales masses étant les travaux et les déchets, l’agriculture et l’agroalimentaire, puis la distribution et le commerce. La solution en termes de logistique pourrait passer par le développement de l’économie circulaire et de l’industrie. Il s’agit en outre de cibler les modes de transport en fonction du nombre de voyageurs ou de la quantité de marchandises visée. Du point de vue organisationnel, dans le domaine du fret, il s’agit de massifier et mutualiser, de mailler les infrastructures et les entrepôts, et de développer des moteurs électriques, les actions devant viser en priorité la route qui restera le mode de transport principal.

La décarbonation de la mobilité, la lutte contre l’étalement urbain, le transfert modal massif vers les transports collectifs, la réduction des émissions par les voitures et l’organisation du covoiturage, qui ont commencé il y a quarante ans, restent globalement un échec, constate Yann Leriche. Cette situation s’explique par le fait que la mobilité concerne les transports, mais aussi les lieux d’habitation, de travail, de loisirs et de commerce. Or les politiques de transports, d’urbanisme et de logements, qui sont interdépendantes, sont assurées par des autorités différentes, ce qui empêche de traiter la mobilité dans son ensemble. Il est nécessaire d’aborder le sujet de la mobilité par l’économie en assurant une visibilité sur les coûts au carbone partout en France et en Europe pour tous les modes de transport. Il est aussi proposé aux entreprises du secteur de la mobilité de publier leur marge décarbonée, obtenue en soustrayant à la marge financière classique ce qui devrait être payé si le carbone était payant, afin d’évaluer la viabilité de leurs affaires dans le contexte de transition énergétique et écologique. Les collectivités doivent en outre réaliser les infrastructures vertes nécessaires pour assurer tous les transports envisagés.

Les trois quarts des déplacements sont effectués par des voitures, principalement des véhicules diesel de onze ans avec une seule personne à bord, note Thierry Derez. La proportion de jeunes titulaires d’un permis de conduire est bien plus importante dans les zones rurales que dans les grandes agglomérations urbaines, l’écart se creusant de plus en plus, ce qui ne va pas dans le sens d’une diminution de la place de la voiture dans les campagnes. Les ventes de véhicules d’occasion sont beaucoup plus nombreuses que celles de véhicules neufs, l’écart étant encore plus grand concernant les particuliers, ce qui montre que le paysage est très contrasté. Il s’agit de bien connaître les leviers pour éviter de généraliser et pour proposer des solutions non déceptives répondant aux besoins des citoyens. Il est en outre nécessaire de chercher des solutions en ayant conscience que l’automobile, objet qui a le plus structuré la société, est un outil de liberté.

La planification stratégique et écologique menée par secteur par le gouvernement est un exercice exigeant compte tenu du nombre d’hypothèses envisagées, affirme Clément Beaune. Dans les transports, il s’agit par exemple de prendre des mesures en supposant une certaine place du télétravail en 2030, alors que la perspective est inconnue. Par ailleurs, même doubler la part du ferroviaire laisserait encore la part de la route largement majoritaire à horizon de dix ou vingt ans. L’attractivité des transports publics est par ailleurs liée aux infrastructures, mais aussi aux tarifs et à la sécurité. La planification dans le secteur des transports ne pourra pas faire l’économie de la décarbonation des modes de transport et du report modal. Le maximum d’actions permettra de faire le maximum en termes de décarbonation. Si l’horizon reste incertain, les marches à franchir sont connues, telles que les 35 millions de tonnes de CO2 à économiser dans les transports pour respecter les engagements des émissions de gaz à effet de serre et la neutralité carbone en 2050. Le travail consiste pour le gouvernement à élaborer des feuilles de route de décarbonation par secteur et à demander aux acteurs économiques d’en faire de même, en formulant des hypothèses qui évoluent très rapidement, explique Clément Beaune. Dans le fret par exemple, si la technologie privilégiée était le gaz, il s’agit désormais de l’électricité, alors que cela était impensable deux ou trois ans plus tôt. Dans l’aviation, les carburants durables n’ont été considérés comme solution sérieuse que depuis quelques années pour avancer dans la décarbonation, ce qui nécessite un effort de politique publique et l’établissement de règles. Concernant la visibilité en termes d’investissements, de subventions publiques et d’incitations fiscales, une trajectoire à horizon de trente ans est nécessaire, ce qui pose un problème de crédibilité puisqu’il est difficile de se projeter au-delà de dix ans. Nul ne sait si le mandat d’incorporation de carburants durables dans l’aviation qui a été fixé, indispensable pour l’investissement initial, sera le même cinq ou dix ans plus tard, en fonction des pressions sociales, politiques et environnementales, de l’évolution de la technologie et du prix de ces carburants. Le monde d’incertitudes actuel doit ainsi être assumé.

Anne-Marie Idrac salue la méthode de planification consistant à demander aux acteurs économiques d’établir une feuille de route pour positionner leurs capacités et volontés d’investissement dans l’espace et dans le temps, en tenant compte des compétences et des questions sociales. Cela concerne les énergéticiens, les fabricants ainsi que les utilisateurs, en tenant compte des difficultés d’ajustement et de l’incertitude de l’évolution du prix de l’électricité. La plupart des métiers liés aux transports sont en tension et sont en train d’être profondément transformés, comme le montre la multiplication des métiers de services et de pointe utilisant l’intelligence artificielle.

L’objectif est d’abord de résoudre les questions stratégiques propres à Getlink, en sachant que des questions plus profondes se poseront par la suite, indique Yann Leriche. Concernant les retours sur investissement, le coût du capital est inconnu dans un monde qui se décarbone, où règne la théorie du portefeuille et où il existe désormais deux sources d’argent pour les investissements, rendant obsolète le modèle d’évaluation des actifs financiers actuel, qu’il s’agit de repenser.

Si les voitures de demain, pour être moins chères, deviennent plus légères, la sinistralité corporelle pourra être plus importante compte tenu de la résistance du véhicule, au contraire de la sinistralité matérielle, compte tenu du plus faible coût de la réparation, explique Thierry Derez. Le coût de réparation moyen des véhicules électriques s’est avéré plus élevé que celui des véhicules thermiques, puisqu’il est possible de récupérer quelques pièces dans ces dernières en cas d’incendie.

 

Propositions

  • Réduire les émissions via le report modal, la décarbonation des modes de transport et l’évolution des usages (Clément Beaune).
  • Développer l’économie circulaire et l’industrie pour améliorer la logistique (Anne-Marie Idrac).
  • Cibler les modes de transport en fonction du nombre de voyageurs ou de la quantité de marchandises visée (Anne-Marie Idrac).
  • Dans le domaine du fret, massifier, mailler et développer des moteurs électriques (Anne-Marie Idrac).
  • Assurer une visibilité sur les coûts au carbone, publier la marge décarbonée pour chaque entreprise du secteur et assurer les infrastructures vertes nécessaires (Yann Leriche).
  • Proposer des solutions en répondant aux besoins des citoyens et en ayant conscience que l’automobile est un outil de liberté (Thierry Derez).
  • Faire évoluer le modèle concernant les retours sur investissement pour faire les bons arbitrages (Yann Leriche).

 

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