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L’immigration : un paradoxe français

La France possède une longue histoire d’accueil des immigrés, qui ont grandement contribué à l’essor de son économie. À rebours des idées reçues, Ekrame Boubtane démontre que le travail fourni par les immigrés répond à des besoins permanents du marché du travail, ce qui explique l’échec des politiques visant à décourager l’immigration ou encourager au retour.


Cet article est extrait du premier numéro de la revue Mermoz, « Travail : rebattre les cartes ».


La France est un pays d’immigration qui accueille de longue date des personnes à la recherche d’un travail et/ou fuyant les persécutions. L’essor de son économie repose en partie sur les immigrés qui ont depuis longtemps suppléé les Français, notamment dans les tâches que ceux-ci ne voulaient pas/plus remplir. Contrairement à l’idée ancrée depuis longtemps dans le débat public en France, le travail fourni par les immigrés est complémentaire et non pas substituable à celui fourni par les non immigrés. Il répond à des besoins permanents du marché du travail, ce qui explique que les immigrés s’installent durablement en France, en dépit d’une politique d’immigration qui a eu tendance à les maintenir dans un statut temporaire. Plutôt qu’inciter les immigrés à repartir dans leur pays d’origine, le durcissement de la politique d’immigration a contribué à leur décision de s’établir en France de manière durable et avec leurs familles.

Une immigration qui répond à des besoins durables du marché du travail

Les besoins du marché du travail en France ont motivé, jusqu’à la fin des Trente Glorieuses, le recours massif aux recrutements des travailleurs immigrés, notamment à l’étranger par des employeurs ou leurs représentants et des services administratifs. Ils s’expliquent par l’essor économique de la France qui s’est traduit par l’élévation du niveau de vie moyen et la stabilisation de l’accroissement naturel de la population. Les Français de mieux en mieux formés et peu nombreux au regard des besoins de main-d’œuvre de l’industrie et de l’agriculture, ont pu occuper les postes les moins pénibles et les mieux rémunérés et se sont tournés progressivement vers des emplois plus durables notamment dans le secteur des services.

Si ces besoins étaient particulièrement importants avant le premier choc pétrolier, ils n’ont pas disparu suite au ralentissement économique des années 1980 et 1990. Les tensions sur le marché du travail moins visibles à l’échelle macroéconomique sont de nature différente selon les métiers. Au cours de la dernière décennie, ils ont augmenté dans la majorité des métiers et atteignent aujourd’hui leur plus haut niveau (1). Ce sont ainsi les emplois potentiels que l’économie serait en capacité de créer qui rendent la France attractive pour une installation durable des immigrés.

La politique d’immigration en France face au défi des réalités

Le recours important aux recrutements des travailleurs immigrés fait l’objet des débats politiques en France depuis la fin du XIXe siècle. Plusieurs mesures ont été prises pour contrôler l’entrée et le séjour des étrangers en France (2). C’est dans un contexte de crise que les premiers textes limitant l’accès des étrangers au marché du travail ont été adoptés dans les années trente (3).

Outre des dispositifs réduisant l’introduction de travailleurs étrangers, qui s’expliquent par la forte diminution de la demande de travail des entreprises, plusieurs mesures avaient pour objectif d’encourager les immigrés déjà installés à rentrer dans leurs pays d’origine et/ou de décourager les entrées d’immigrés pour un autre motif que le travail. Néanmoins, la plupart des immigrés n’ont pas envisagé de rentrer dans leur pays d’origine où la situation qui prévalait était encore plus défavorable. Ils redoutaient également de ne plus être autorisés en cas de retour à revenir en France. Par ailleurs, les mesures de plus en plus restrictives n’ont pas découragé les personnes en quête de protection et d’une vie meilleure qui fuient les conflits ou les risques de persécution à solliciter la protection internationale de la France (4).

La situation peut paraître paradoxale. Les immigrés que les entreprises ont fait venir pour les emplois industriels, ne sont pas rentrés dans leur pays d’origine en période de récession. Le durcissement de la politique d’immigration a contribué à les installer plutôt qu’à les inciter à repartir dans leur pays d’origine. Les immigrés se sont réorientés vers des emplois dans d’autres secteurs ou ils se sont mis à leur compte. Ils se sont installés durablement en France avec leurs familles. Ainsi, l’emploi étranger s’est presque maintenu entre 1980 et 1990 malgré les licenciements massifs dans l’industrie et dans le bâtiment (5). La présence des étrangers dans les services marchands s’est renforcée, la part de l’emploi non-salarié a augmenté et la population active, très majoritairement masculine à la fin des années soixante-dix, s’est féminisée progressivement avec le développement de l’activité des femmes arrivées dans le cadre du regroupement familial. Malgré les difficultés d’intégration, l’impact macroéconomique de l’immigration entre 1975 et 1994, notamment celle dans le cadre familial de ressortissants de pays hors Communauté économique européenne est positif (6). Par ailleurs, les conflits régionaux et les changements politiques ont entraîné d’importants déplacements de population et les demandes d’asile ont augmenté. Ainsi, la population immigrée en France n’a pas cessé d’augmenter depuis la fin des Trente Glorieuses, malgré la multiplication de lois relatives à la « maîtrise de l’immigration » ou pour la « contrôler ».

Il est peut-être temps de se rendre à l’évidence que l’objectif de réduire l’immigration n’est pas réaliste dans un contexte de mondialisation. L’immigration sera amenée à augmenter, que ce soit pour répondre aux besoins du marché du travail français en emplois qualifiés comme non qualifiés, ou avec l’accueil d’une partie des personnes déplacées de force, estimés à 108,4 millions par le Haut-Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés, dont 75 % sont accueillies aujourd’hui dans des pays en développement.

 


 

1) Cf. Les tensions sur le marché du travail. Dares Résultats n°59, novembre 2023.
2) e.g. Loi du 8 août 1893 relative au séjour des étrangers en France et à la protection du travail national ; loi du 11 août 1926 qui instaure l’obligation de détenir une carte d’identité portant la mention « travailleur » pour les étrangers.
3) e.g. Loi du 10 août 1932 sur le contingentement de la main-d’œuvre étrangère ; décret-loi du 9 août 1935 qui impose aux artisans étrangers la détention d’une carte d’identité spéciale.
4) Malgré les restrictions migratoires après les crises des années 1930 et 1970, la France a accueilli plus de 500 000 espagnoles qui ont fui la guerre d’Espagne, ainsi que les ressortissants de l’ancienne Indochine, les  « boat people », principalement vietnamiens à partir de 1975.
5) Marchand, O. (1991) « Autant d’actifs étrangers en 1990 qu’en 1980 » Economie et statistique 242, pp31-38.
6) Gross, D. M. (2002) “Three million foreigners, three million unemployed? Immigration flows and the labour market in France”, Applied Economics, 34(16), pp.1969-83.

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