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L’Ukraine, baptême du feu des GAFAM

La guerre en Ukraine a mis les GAFAM sur le devant de la scène, soulignant leur rôle essentiel dans l’espoir d’une résolution du conflit. Mais, comme le rappelle Hippolyte d’Albis, leur puissance indissociable de celle des Etats-Unis met l’Europe face à un choix cornélien.

Le conflit en Ukraine marque un spectaculaire renversement d’attitude vis-à-vis des géants de la tech américaine. Ceux que l’on voulait hier démanteler, réguler et taxer, sont aujourd’hui les précieux alliés du soutien occidental au gouvernement ukrainien.

La Silicon Valley a en effet très vite choisi son camp, enterrant définitivement le mythe de sa neutralité politique. Dès le 24 février 2022, le gouvernement ukrainien était informé des premières cyberattaques grâce à l’alerte donnée par Microsoft à la Maison Blanche, et son ambassadeur à Londres rencontrait les managers d’Amazon pour identifier les données essentielles à sauvegarder.

Indispensables GAFAM

Ce sont les clouds de Microsoft et Amazon qui, désormais, abritent les registres de population, les dossiers fiscaux, etc. Le 26 février, Elon Musk assurait un accès internet grâce à sa constellation Starlink, permettant notamment aux forces ukrainiennes d’utiliser leurs systèmes numériques de combat, d’exploiter du renseignement ou de coordonner des frappes d’artillerie.

Très vite, la tech américaine s’est installée au cœur des outils numériques civils, militaires et hybrides de l’Ukraine. Google et d’autres jouent un rôle clé en matière de géolocalisation, Palantir permet à l’armée de disposer d’une situation tactique en temps quasi réel, tandis que YouTube, Facebook, Twitter et d’autres sont investis dans la lutte contre la désinformation.

Un soutien si unanime et si rapide ne peut s’expliquer que par les liens qui préexistaient entre la tech américaine et l’Ukraine. Il y a, bien sûr, les nationaux qui ont réussi outre-Atlantique, tels que Jan Koum ou Max Levchin. Mais pas seulement, car l’Ukraine ambitionne depuis plusieurs années d’être une « nation numérique », pour reprendre l’expression du président Zelenski.

Des liens étroits unissent la tech américaine et l’Ukraine

En 2019, un plan de numérisation totale des services publics, de l’économie et de la société, notamment avec le système d’applications Diia, avait été mis en place. L’ambition du président est portée par Mykhailo Fedorov, vice Premier ministre et ministre de la transformation numérique. Plus jeune membre du gouvernement, Fedorov est reconnu pour ses compétences techs et s’est révélé un stratège hors pair dans l’usage des nouvelles technologies pour la conduite de la guerre. Et c’est assez naturellement avec les géants de la tech qu’il a établi son « blocus numérique » contre la Russie.

En juillet 2022, Fedorov a présenté à Lugano l’initiative Digital4Freedom, dont l’objectif est de développer le secteur tech ukrainien à hauteur de 10 % du PIB dès 2025. Cinq mois plus tard, une tournée américaine cimente ces liens et se projette dans la reconstruction. Un protocole d’accord est notamment signé par le gouvernement avec Amazon Web Services, qui est déjà le prestataire de la première banque commerciale, PrivatBank.

L’heure du choix pour l’Europe

Il faut saluer l’engagement crucial de la tech américaine au côté du gouvernement ukrainien. Son action a démultiplié ses capacités de résistance face à l’envahisseur, a sauvé des vies, et – on l’espère – participera à la victoire de l’Ukraine. Cependant, la puissance économique, culturelle et politique de la tech américaine est indissociable de celle des Etats-Unis, et la collaboration entre Washington et la Silicon Valley est intense depuis le début du conflit. Le choix pour l’Union Européenne risque d’être cornélien : soit elle accueillera en son sein un hub technologique américain, soit elle se dédiera de sa promesse à l’Ukraine.

 


 

Hippolyte d’Albis est professeur à l’Ecole d’économie de Paris et vice-président du Cercle des économistes.

Emmanuel Saliot est haut fonctionnaire et enseignant à Sciences Po.

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